Avec GHOSTLIGHT, Kelly O’Sullivan et Alex Thompson signent un drame intimiste centré sur Dan (Keith Kupferer), un ouvrier du Midwest usé par la routine. Son travail est purement alimentaire et sa vie familiale, minée par les tensions, semble figée dans une forme de lassitude. Sa fille Daisy (Katherine Mallen Kupferer) accumule les difficultés à l’école, et son couple avec Sharon (Tara Mallen) s’étiole.
C’est presque par hasard que Dan rejoint une troupe de théâtre amateur qui répète Roméo et Juliette. Au fil des répétitions, au contact de ces nouvelles figures, le personnage s’ouvre, se redresse, retrouve une direction. Le film, à mille lieues du clinquant hollywoodien, déploie une rare délicatesse : ici, le simple fait de jouer devient un geste de réparation.
Ce postulat, d’apparence convenue, révèle une œuvre bien plus subtile qu’elle n’y paraît. GHOSTLIGHT impressionne par sa capacité à émouvoir avec une économie de moyens remarquable. La progression est lente, mais le spectateur se retrouve pleinement investi dans la trajectoire de cet homme discret qui, peu à peu, se remet à vivre.
Théâtre de la vie : entre abnégation ouvrière et expérience artistique
Dan incarne une figure typique : celle du père américain taciturne, nourri à l’abnégation. Il aime profondément sa famille, mais a cessé d’essayer, comme vidé de toute impulsion. Le foyer est marqué par une douleur muette, jamais tout à fait nommée. Ce choix de ne pas expliciter le trauma central apporte une tension aux échanges. Il incite aussi le spectateur à s’impliquer émotionnellement : on veut comprendre ces personnages, les accompagner, et espérer avec eux un chemin de guérison.
Cette économie narrative est renforcée par une photographie naturaliste et une musique discrète mais toujours à propos. Elle donne au film une texture particulière : à la fois rugueux et fragile.
Au-delà de la sphère intime, GHOSTLIGHT esquisse une opposition plus vaste entre deux mondes : celui du travail manuel, silencieux, presque invisible, et celle de la performance artistique, expressive, collective. Dans le contexte politique ultra polarisé des États-Unis, difficile de ne pas y lire un écho plus large. À travers ce père de famille qui tente, un peu maladroitement, de rejoindre un autre monde – celui du jeu, de l’émotion, de la parole –, se dessine en creux une tension entre deux visions de ce que signifie « être américain ».
Dans ce cadre, le théâtre devient un outil de transformation. Et comme dans les tragédies antiques, il prend une dimension cathartique : Dan se réinvente en interprétant un autre que lui. Roméo et Juliette, loin d’être un simple décor, devient un catalyseur. Le texte de Shakespeare agit comme un miroir émotionnel. Ce n’est pas tant ce qu’il dit que ce qu’il provoque. En jouant, Dan apprend à ressentir. En devenant un autre, il retrouve un accès à lui-même.
Une dramaturgie de la retenue : blessures intimes, émotions franches
La plus grande réussite du film tient dans cette montée émotionnelle lente mais puissante. Si l’issue se devine très tôt, le chemin qui y mène n’en est pas moins bouleversant. La douleur du personnage, contenue presque tout du long, surgit par éclats – des fragments rares, d’autant plus marquants qu’ils ne sont jamais surjoués. GHOSTLIGHT évite toute démonstration appuyée, préférant la justesse au pathos.
Keith Kupferer incarne Dan avec une retenue admirable. Son jeu tout en fragilité, parfois même en effacement, rend son évolution d’autant plus touchante. À ses côtés, Katherine Mallen Kupferer et Tara Mallen – qui forment réellement sa fille et sa femme – apportent une densité émotionnelle sincère, en parfaite harmonie avec le ton du film.
La mise en scène épouse le rythme intérieur du personnage : plans fixes, silences prolongés, regards évités. Et lorsque quelque chose perce enfin, c’est toute l’architecture émotionnelle du film qui se déploie. GHOSTLIGHT touche parce qu’il montre un homme qui essaie — pas pour lui-même, mais pour ceux qu’il aime. Cet effort discret, sans éclat, devient un geste profondément humain, presque héroïque.
S’il semble très simple dans son approche et les thèmes qu’il explore, GHOSTLIGHT parvient à toucher avec une justesse rare. Sa progression narrative, dépourvue de fioritures comme de rebondissements, repose sur une conviction : l’intime peut émouvoir sans effet de manche. O’Sullivan et Thompson le prouvent avec une sensibilité précieuse.
Certes, l’évolution des personnages reste prévisible, et le récit ne cherche jamais la complexité dramaturgique. Cela pourra décevoir les amateurs de récits à surprises. Mais pour qui croit à la puissance du jeu, à la transformation par l’incarnation, ou simplement à ces figures silencieuses qui se battent pour mieux aimer, GHOSTLIGHT s’impose comme une œuvre touchante et profondément honnête.
Nathan DALLEAU