Au fin fond du désert californien, les héritiers d’un ranch font face à une découverte terrifiante. A partir de cette formule rodée, Jordan Peele offre un récit d’une richesse sémantique inouïe et d’une inventivité rare.
« Je jetterai sur toi des impuretés, je t’avilirai. Et je te donnerai en spectacle ». La citation initiale de NOPE assortie d’un plan où un singe achève de détruire un plateau de télévision donne le ton. Si dans Us et Get Out, la dimension méta du récit restait implicite, Peele envisage son nouvel opus comme un film-somme, à l’audace démesurée. NOPE est un véritable pamphlet traitant de l’image et de son contenu, image devenue objet transitoire, témoignage d’un lieu et de personnages mis à mal. C’est en tout cas ce qui ressort des premières séquences : évincé d’une émission de télévision où il prête ses chevaux dressés, OJ s’adonne à la quête de l’image impossible, celle d’un ovni survolant son ranch, bien aidé par sa sœur, Emerald. Détonnant, le motif de cette chasse tient en une revendication, et pas des moindres : OJ et Emerald sont les héritiers du premier acteur / cascadeur afro-américain de l’histoire du cinéma. NOPE traduit ainsi l’ambition qui anime le duo, celle de faire valoir ses droits au sein de la fiction, une revendication louable, au moment où Hollywood tourne explicitement le dos au duo.
On aurait pu craindre un surplus de symbolisme, qui avait d’ailleurs perturbé une grande partie du public lors de l’épilogue de Us. Il n’en est rien ici, tant Peele simplifie les ramifications de ses multiples flux narratifs. Pour la première fois, le réalisateur opte à bon escient pour un découpage segmenté, selon le nom des chevaux vus à l’écran. Ce surlignage des situations permet une caractérisation profonde du personnage d’OJ, qui ne sait d’abord quelle posture adopter face au paranormal. Esseulé et égaré, le néo cow-boy se nourrit des figures plurielles gravitant autour de lui, à commencer par son père. Ce dernier signe son arrêt de mort lorsqu’il l’avertit de ne pas regarder les nuages, induisant ainsi une opposition entre son fils et le ciel.
Cette question du regard trouve une continuité singulière lorsqu’on impose à Lucky, cheval d’OJ, de « fixer » un accessoire semblable à l’ovni planant au-dessus du ranch. Gêné, l’animal frappe de plein fouet l’actrice de la publicité (véritable pastiche à la manière de la famille « blanche » dans Us), et laisse entendre une volonté de fuir, de se protéger de cet univers où l’acteur afro-américain n’a plus sa place et ne peut faire valoir ses droits, malgré l’héritage à porter. Une analogie détonante, quand on sait que le film a depuis sa sortie souvent été rapproché de Signes de Shyamalan, à tort. Alors que Mel Gibson partait au combat sans rien connaître des intentions de son antagoniste, Peele renseigne et singularise la nature du danger, avec brio, sans perdre son destinataire de vue.
Daniel Kaluyah joue brillamment cet homme détaché du monde, ne jurant que par son travail mais qui se retrouve forcé de participer à cette lutte. Sa prise de conscience du danger, celui d’être évincé de la fiction dont il est le héros, finit par l’animer lorsque, face à l’adversité monstrueuse, il refuse de disparaître : « Nope ». Énoncé avec le plus grand des pragmatismes, ce simple mot devient riche de sens puisqu’il transpose la détermination d’OJ à lutter, à reprendre sa place sur le cheval devant la caméra. Peele façonne brillamment le dire et le faire : le discours devient immédiatement un geste de cinéma lorsque le héros monte son destrier et affronte l’ovni au terme d’une course-poursuite foudroyante, rythmée par une musique typique des westerns, un pied-de-nez assumé à l’histoire du genre.
L’énergie dégagée par le personnage de Em est contagieuse, le personnage est progressivement amené à comprendre quelle est sa place au sein du récit aux multiples facettes. Obsédée par l’idée de participer à un show-télé, elle aussi finit par dire « Nope » en refusant la fuite et en participant de son plein gré à cette étrange quête de l’image. Une prise de conscience qui entre en résonance avec le visionnage d’une vieille VHS, où elle observe avec nostalgie son aïeul devenir le premier cascadeur de l’histoire du cinéma. L’épilogue se veut optimiste puisque l’image fixe de l’ancêtre entrevue se matérialise à l’écran, devant le regard ébloui de Em, au terme d’un fabuleux contre-champ. OJ finit par comprendre que « l’image impossible » tant recherchée est en réalité celle qu’il incarne lui-même à l’écran, plus que celle qu’il cherche à capturer.
Mais Peele développe également en filigrane du récit initial, un fil narratif hypnotisant qui se révèle être une parfaite antithèse à la quête de la fratrie. Ainsi le personnage de Ricky Jupe Park interprète le spectacle offert par le phénomène surnaturel d’une toute autre manière que Em et OJ : contaminé par le culte de la sitcom (et ce par l’intermédiaire de ce qui apparaît comme le premier « check » de l’histoire), ce propriétaire d’un parc sur le thème du Far West s’approprie l’ovni à des fins mercantiles. A rebours d’OJ et sa sœur qui échappent aux « impuretés » de la citation initiale, lui finit littéralement par se « donner en spectacle » et accepte d’être aspiré par l’engrenage du divertissement, victime de ses propres velléités. Une parabole saisissante et jouissive, oxymore des intentions de Peele, qui refuse de donner au spectateur le divertissement estival attendu. Le point final d’un film unique en son genre, un acte de courage salvateur et ingénieux, admirable aussi dans sa volonté de rendre justice. Un réceptacle de toutes les obsessions d’un metteur en scène qui a le vent en poupe, formidable reflet de nos mœurs. Déjà culte.
Emeric
• Réalisation : Jordan Peele
• Scénario : Jordan Peele
• Acteurs principaux : Daniel Kaluuyah, Keke Palmer, Brandon Perea, Steven Yeun
• Date de sortie : 10 août 2022
• Durée : 2h10min