Sherlock Junior

SHERLOCK JUNIOR, First Action Hero – Critique

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Accessibles, universels, éternels, les films de Buster Keaton enchantent autant qu’ils bouleversent, impressionnent autant qu’ils nous charment. SHERLOCK JUNIOR ne déroge pas à la règle : il est un bijou de burlesque, de chutes et de traversées, où le rêve s’immisce dans les pensées d’un projectionniste. Disponible dans le domaine public, SHERLOCK JUNIOR ressort aussi prochainement dans une nouvelle copie restaurée. Confinement oblige, aucune raison de ne pas (re)plonger dans cet incroyable vertige de cinéma.

« Le cinéma substitue à notre regard une réalité qui s’accorde à nos désirs » affirmait André Bazin. Peut-il y avoir meilleure affirmation pour qualifier le SHERLOCK JUNIOR de Buster Keaton ? Réalisé en 1924, SHERLOCK, JR. introduit le concept surréaliste du « film dans le film », là où l’œuvre méta-cinématographique sert une réflexion sur son medium et l’incroyable pouvoir du montage. Car SHERLOCK, JR. est un film sur un rectangle, le plus beau des rectangles, celui que nous contemplons à la recherche d’une évasion, d’une passion, d’une émotion. Plus qu’une affaire en quête de résolution, « l’homme-qui-ne-rit-jamais » joue ici sur les espaces de réalités, en créant des parallèles et des passerelles de montage, entre le monde réel et celui de fiction. Un rêve éveillé ? On n’en est pas loin.

De SHERLOCK, JR. à L’Opérateur, Keaton a toujours cherché à se faire homme de pellicule. Dans cette optique, il a toujours mis en scène le dépassement de soi dans un cadre où l’extraordinaire devient possible. Puisque chez Keaton, rien n’est insurmontable, pas même l’invraisemblable. Dans SHERLOCK, JR., les réalités s’emboîtent, telles des poupées russes de cinéma où la représentation n’offre rien d’autre qu’une illusion. Ou une porte sur de nouvelles dimensions. Ici, simplement l’histoire d’un jeune projectionniste qui cherche à échapper à la réalité en devenant matière de projection. Comme Chaplin traversant le ventre de la machine productiviste, Keaton pénètre celle de la machine à rêves – la sienne – disséquant l’image et les séquences à la recherche du bonheur. Son objectif : réinventer le cinéma en traversant l’écran et réinventer le réel avec un peu de rêves de cinéma.

Sherlock Junior

SHERLOCK, JR. s’ouvre sur un intertitre d’avertissement où le proverbe « Don’t try to do two things at once and expect to do justice to both » résonne comme un appel à la transgression des interdits, à la possibilité d’évoluer à la fois dans un monde réel et un autre de fiction. L’(in)justice, elle-aussi, sera le moteur des deux mondes. Toute la narration à double facette établie par Keaton s’enclenche alors dès les premières secondes. Le prologue joue ainsi habilement sur cette capacité à nous tromper : une fausse moustache que l’on retire, un guide d’apprenti détective et quelques fantasmes de double vie. Puis hop, le quotidien vient rappeler Keaton à l’ordre. Dans la réalité, ni travestissement ni costume ; quand bien même nous œuvrons tous à faire passer de beaux mensonges pour de l’illusion : d’une boîte de friandises sur laquelle on redessine le prix à un diamant grossissant à la faveur d’une loupe, tous les moyens sont bons pour enjoliver les choses, pour ensorceler le réel et y insuffler un peu de magie. Jusqu’à ce que la mécanique ne prenne Keaton à son propre piège, aspiré par une illusion.

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D’une intrigue construite autour d’une fausse accusation de vol de montre, Keaton en élargit les horizons, entre billard explosif et « moto folle », entre écrans et dédoublement. SHERLOCK JR. conte l’artifice au cœur du cinéma : à force de contempler les produits de la machine à rêves, le projectionniste en vient à intégrer ce rêve. Nous n’irons pas contredire Freud en affirmant qu’au fond « un film est un long rêve et un rêve un film très court. » L’analogie n’a rien d’anodine ; puisque le monde du film – comme celui du rêve – est dominé par la pure possibilité : tout peut s’y passer, le probable comme l’improbable, le vraisemblable comme l’invraisemblable ; l’impossibilité, le cinéma la rend ainsi possible. Du moins, Keaton semble y croire fermement.

Son objectif : réinventer le cinéma en traversant l’écran et réinventer le réel avec un peu de rêves de cinéma.

Avec Keaton, l’inventivité ne trouve aucune limite ; elle est la limite à dépasser : à chaque nouveau film, à chaque nouveau gag, à chaque nouvelle tentative de créer du spectacle et de l’émotion, Buster repousse la limite des possibles et nous ménage par sa faculté à créer de la surprise. A l’instar de cette voiture perdant son armature pour devenir un bateau ; là où Keaton s’amuse du détournement d’objets, avant de couler, ou plutôt de se réveiller, innocenté par sa dulcinée. Tout paraît alors si simple, si facile, si évident, si enfantin. La pureté dans la monumentalité, la simplicité dans la difficulté. Jusqu’à ce que la limite devienne le moteur de l’image.

Ainsi, coincé sur un train en mouvement, Buster n’a qu’une seule échappatoire : rompre sa dynamique, son mouvement de gauche à droite, sa progression à la surface de l’écran. Par ce refus de la planéité, il est sans doute l’un des premiers à utiliser l’espace cinématographique dans sa totalité : en prenant conscience de l’illusion du plan – de sa bi-dimensionnalité apparente – où évoluent les personnages, Keaton disparaît dans la profondeur de champ, dans la limite pour ainsi dire, comme s’il avait découvert une autre porte, une autre faculté ; celle d’aller ailleurs qu’à gauche, à droite, en haut ou en bas. Keaton pénètre ainsi une troisième dimension où son personnage, enfermé dans le cadre, s’échappe en trouvant une nouvelle direction en dehors du film. Dans le monde improbable de Keaton, presque tous les problèmes peuvent être ainsi résolus par cette duperie du regard ; là où la mise en scène exploite la géométrie du cadre (et de l’espace) à la perfection.

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Et il suffit d’une seule séquence, devenue culte, pour confirmer le génie avant-gardiste de Buster Keaton : la séquence du « Hearts and Pearls » et cette entrée magistrale dans l’écran. Puisqu’au fond toute la filmographie de Keaton aborde cette notion de traversée. Comme dans Cadet d’eau douce (ou La Maison Démontable en 1920) où il traversera le cadre tombant de sa propre maison, SHERLOCK, JR. le voit traverser des écrans, des cadres, des portes et même le ventre d’un indien. Disparaître à travers des corps, des cadres, des illusions, c’est là tout l’art de Keaton d’éblouir avant d’en révéler le trucage. Un cinéma du trompe l’œil, surréaliste et absurde, où les coffres sont littéralement des portes sur le monde : le cadre n’enferme pas, bien au contraire, il est à découvrir, à exploiter, à employer comme un moyen d’évasion.

Une surimpression, et voilà, Buster quitte Keaton : évoluant dans un corps astral de cinéma, le rêve insuffle le vécu du personnage à la projection de ce « Hearts and Pearls », comme pour interroger le lien étroit entre l’écran et le spectateur : faire que la fiction nous devienne personnelle, intime, et se lie à nous par la seule identification à un personnage. Outre ce phénomène de projection-identification, la figure du double est là pour nous dire que les apparences sont parfois, voire souvent, trompeuses, dans ce monde de manipulation, des images et des êtres. La salle de cinéma apparaît alors comme une ouverture vers un autre espace projeté à l’écran ; et nous invite à passer de l’autre côté du miroir (comme Alice passe au pays des Merveilles) et à ouvrir une dimension autre.

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Dans cette séquence « d’entrée dans l’écran », le paysage se fait ainsi changeant, alors même que le personnage semble dépassé par les événements. Peut-être est-ce pour prouver la supériorité de la fiction sur la réalité ? Toute l’action est ainsi contenue dans les limites du cadre, dans ce rectangle de tous les possibles. L’image n’a rien de concrète, de logique ; elle n’est qu’un objet visuel d’apparences cherchant à expulser le réel de son cadre : en tentant d’entrer dans l’écran pour la première fois, il en est rejeté par un autre personnage ; une manière d’insister sur la frontière que constitue l’écran de cinéma et son hostilité vis-à-vis de toute intrusion du réel. Triste quand on se dit que Keaton fût abandonné par l’écran lui-même, rejeté de celui-ci à l’arrivée du parlant ; là où ses prouesses acrobatiques comptaient moins qu’une phrase de dialogue. Ne digressons plus, revenons à notre écran. Là où l’écran nous accueille autant qu’il nous exclue (une hétérotopie ?), il serait aussi un espace de rencontre, un entre-deux qui permettrait à ce phénomène de transfert de se réaliser. Et la séquence que met en scène Buster Keaton rend parfaitement compte de cette dynamique ; tout en mettant en évidence ces rapports d’imagination où la causalité n’a pas lieu d’être.

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Dans sa traversée de l’écran, Keaton joue sur le découpage et les ellipses pour créer un gag méta-cinématographique ; un saut temporel et spatial où son personnage évolue dans un entre-deux entre rêve et réalité : du jardin à la rue, de la montagne à la jungle, du précipice à la gueule du lion, du désert à la neige, chaque perturbation de l’environnement de fiction se produit ainsi dans l’espace d’une coupe, et sert à garder le projectionniste piégé à l’intérieur de la boîte, celle de la caméra : il adopte alors une position de prisonnier du cinéma (en particulier du cadre) et de tous ces « trucs » dont dispose un cinéaste pour créer ses artifices. Vouloir plonger dans la mer pour se retrouver la tête dans la neige ; c’est bien le film (et le monteur) qui se joue de ce corps étranger qui subit cet univers. Seule l’adaptation à ce monde d’illusions et de coupes permettra alors à Keaton de s’évader.

Fermer les yeux, c’est permettre au rêve de se projeter sur nos paupières closes. Chez Keaton, c’est les yeux grands ouverts que nous contemplons ce spectacle.

La séquence est filmée tout du long du point de vue du spectateur et jamais en plein-cadre. Peut-être questionne-t-il aussi la distanciation entre le réel et la fiction ? Car SHERLOCK, JR. interroge le spectateur sur sa capacité à « rentrer dans le film », littéralement : du passage d’une dimension à une autre, via la connexion d’espaces hétérogènes et ce jeu de « cuts », Keaton met en place une vertigineuse mise en abime. Nous regardons le film de Keaton dans lequel le personnage de Keaton projette un film avant qu’il ne rêve son propre film. Puis il suffit d’un zoom avant pour que l’écran de cinéma devienne le nouveau cadre de l’histoire.

Buster Keaton explore ainsi la figure ambivalente du rêve, à la fois comme mécanique de recours à l’impossible et aussi comme échappatoire à une réalité devenue insupportable. Keaton personnifie donc ici l’essence même du cinéma : évasion, identification, émotion et pénétration. Entrer dans le film, c’est construire un simulacre de réalité, où le réel se fuit au bénéfice d’un imaginaire-refuge. Car secrètement, on se rêve tous tête d’affiche de notre fiction. Tout y est alors modulable, modifiable, manipulable : la fiction est le lieu créateur par excellence, et SHERLOCK, JR. semble vouloir la confronter au réel pour questionner la possibilité d’un monde idéal, d’une « utopie de l’écran ». En effet, de la réalité passive à la fiction active, SHERLOCK, JR. corrige le réel en le récréant dans une dimension satisfaisante.

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On retrouve là encore une démarche caractéristique du héros keatonien : même s’il rêve, il reste actif et conquérant. Car SHERLOCK JR. n’est rien d’autre qu’un récit d’apprentissage où Buster doit toujours s’améliorer, apprendre, pour obtenir ce qu’il convoite. C’est par l’erreur (et sa correction) qu’il arrive à devenir un homme accompli, aux talents insoupçonnés. De l’apparent échec, il en ressort toujours victorieux ; car l’intégrité de Buster n’a d’égale que sa naïveté. Chaque situation est ainsi engendrée par l’incapacité du personnage à déclarer ses sentiments envers celle qu’il aime. SHERLOCK JR. le voit ainsi étudier le manuel « Comment devenir détective », dans une optique d’adaptation à un environnement qui ne lui est pas favorable : suivre le guide et ses étapes, seul moyen d’arriver à ses fins. Il se crée alors un alter-ego fantasmé, sûr-de-lui, chanceux, jusqu’à ce que le réel vienne contrarier son personnage.

Ground Control to Major Keaton ? Toujours prêt à franchir la porte de son sas, à quitter sa capsule sans attache, Buster s’envole dans l’espace des possibles, loin au-dessus de notre monde, là où les étoiles ont l’air très différentes aujourd’hui. Car Buster Keaton est unique, irremplaçable, universel. David Bowie aurait pu chanter son Odyssée. Mais Buster a préféré rester sur l’image, à jamais. L’épilogue se regarde lui-aussi par la lucarne : incapable de s’adapter à la situation du baiser, il prend exemple sur l’écran en copiant les poses et gestes des acteurs pour embrasser sa bien-aimée, dans une forme de mimesis et d’effet miroir. Jusqu’à cette chute elliptique où, là encore, l’écran a devancé le projectionniste pour lui annoncer la suite, faite de gosses et de nouveaux bébés. Dans ce champ-contrechamp entre l’écran et la cabine de projection (deux formes de sur-cadrage), Keaton poursuit ainsi son apprentissage. Car le cinéma a encore tellement à nous apprendre, pour nous aider à avancer dans le réel. Oui, il est donc possible que le rêve puisse s’échapper un peu dans la réalité.

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Inception n’a donc rien inventé : la toupie continue de tourner pour que Keaton construise la matière dont les rêves sont faits. D’Hellzapoppin à Last Action Hero, il a toujours été question de pénétrer, littéralement, des écrans pour recréer cette mécanique dimensionnelle de l’échappée par le rêve. Mais pourquoi vouloir entrer dans la fiction quand la fiction peut s’inviter dans le réel ? La rose pourpre du Caire de Woody Allen voit ainsi le personnage sortir de son cadre : lassé de suivre en boucle une trame narrative toujours identique, il choisit lui aussi de devenir actif en transgressant la notion du possible, dans une démarche inverse à celle de SHERLOCK, JR. Mais le cinéma est toujours là pour servir de passerelle. Et Buster Keaton l’avait bien compris : cette capacité commune entre rêve et cinéma à influer sur l’espace et le temps, le possible et l’impossible, l’émotion et le sentiment.

En inventant son propre langage, fait de rêves, de rires et d’émotions, Buster Keaton, visage de marbre, met en boite la mécanique du cinéma pour en dévoiler les trucages et autres illusions. Réel et fiction s’y entrechoquent dans des situations propices aux grandes trouvailles de mise en scène. SHERLOCK JR. porte avant tout un regard rétrospectif sur l’évolution du cinéma, tant il semble faire références aux illusions de Méliès et aux révolutions techniques, d’une industrie devenue grande en si peu de temps. SHERLOCK, JR. est court, seulement 45 minutes : mais ne dit-on pas que 5 minutes dans la réalité équivalent à 1 heure dans ce monde où les rêves sont rois ? Fermer les yeux, c’est permettre au rêve de se projeter sur nos paupières closes. Chez Keaton, c’est les yeux grands ouverts que nous contemplons ce spectacle. A notre pauvre niveau, nous ne pouvons que vous inviter à découvrir l’ensemble de son Œuvre afin de faire vivre son génie éternellement. Élémentaire, comme un film de Buster Keaton.

P.S. : Laissez donc vos enfants devant Keaton pendant ce confinement ; ils riront, ils pleureront et ils se passionneront pour ce casse-cou au grand cœur. A consommer sans modération et de tout âge.

Lien vers le film

Fabian JESTIN

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Titre original : Sherlock Jr.
Réalisation : Buster Keaton
Scénario : Jean C. Havez, Joseph A. Mitchell, Clyde Bruckman
Acteurs principaux : Buster Keaton, Kathryn McGuire, Joe Keaton, Erwin Connelly, Ward Crane
Date de sortie : 28 octobre 1924
Durée : 44 min
4.5
Incroyable

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