Breaking Bad

ON REFAIT LA SCÈNE n°16 : la dernière scène du mid-season finale de Breaking Bad

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BREAKING BAD  est pour beaucoup d’entre nous la série qui a confirmé à jamais le statut nouveau du « petit » écran – qui n’a aujourd’hui plus rien à prouver au « grand ». Saluée avec autant d’enthousiasme pour son scénario que sa mise en scène ou encore son interprétation, la série de Vince Gilligan méritait bien son ON REFAIT LA SCÈNE.

Quiconque a traversé les cinq saisons aux côtés de Walter White le sait bien : les scènes marquantes ne manquent pas dans BREAKING BAD. Meurtres, braquage de train qui tourne mal, dissolutions de corps à l’acide, affrontements entre anciens alliés… La série regorge d’instants mémorables, dont il paraît bien difficile d’établir le classement. Aussi ne cherchons pas ici à parler du « meilleur moment », qui serait de toute façon bien différent d’un spectateur à l’autre. Mais pour faire honneur à une œuvre aussi riche que celle-ci, attardons-nous plutôt sur une scène qui en expose toutes les nuances. Peut-être moins « percutante » que d’autres, elle s’avère d’autant plus intéressante qu’elle paraît au premier abord presque anodine, ou du moins relativement calme, avant de se révéler d’une violence bien plus vertigineuse que n’importe quel bain de sang.

Un tuyau d’arrosage goutte, accroché au mur. Non loin de là, les bruits d’une conversation, assez anodine vraisemblablement – une femme exprime son désir de « changer de coiffure pour l’été ». La caméra filme un scarabée qui se dandine sur un muret de jardin, avant de nous faire découvrir une adorable petite fille, que son grand frère pousse avec tendresse dans sa voiture à roulettes… Deux charmants enfants, qu’on a vu grandir pendant plus de quatre saisons aux côtés d’un père aimant, prof de chimie sur-qualifié, et accessoirement dangereux baron de la drogue.

Nous sommes à la toute fin du huitième épisode de la cinquième saison de BREAKING BAD. Intitulé Gliding over all, d’après un poème du recueil Leaves of grass de Walt Whitman, cet épisode à la particularité d’être l’unique mid-season finale de la série : les quatre premières saisons avaient été diffusées chacune sans interruption, avec un grand finale qui faisait patienter jusqu’à la saison prochaine. Ce n’est pas le cas de cette saison 5, découpée en deux moitiés de 8 épisodes chacune, et qui obéit donc à la tradition du « final de mi-saison » américaine. Différent du finale, celui-ci est sensé apporter assez de rebondissements pour faire tenir la curiosité du spectateur jusqu’à la reprise de la série, tout en résolvant les situations exposées en début de saison.

Quelle est donc la situation des personnages de BREAKING BAD dans cette première moitié de saison : Walter White est finalement parvenu à renverser Gus Fring, son ancien patron. Il est à présent riche, indépendant, et son seul problème consiste à réunir près de lui sa famille déchirée par ses décisions – sa femme Skyler, la seule à connaître son secret, lui a imposé d’éloigner leurs enfants chez Hank et Marie, sa belle-famille. Hank, promu directeur de la DEA, ne peut plus consacrer son temps à l’enquête qui l’obnubilait, cette fameuse blue meth, dont il ignore qu’elle était produite par Walt… était produite, puisque c’est au cours de ce huitième épisode que Walter White, contre toute attente, et au grand soulagement de son épouse, va finalement décider de stopper toute activité illicite. Devant la quantité d’argent amassé, et les supplications de Skyler, le héros annonce définitivement : « I’m out« .

Ainsi nous retrouvons Flynn et Holly, les deux enfants du couple, roulant paisiblement autour de la piscine. La caméra est fixée au volant de la petite voiture à roulettes du bébé, et c’est sur lui qu’est faite la mise au point, laissant les deux personnages et l’arrière plan dans un vague flou percé par les rayons du soleil de cette belle journée. L’image semble presque de mauvaise qualité, et le plan étrangement construit, avec ce volant jaune qui se retrouve à écraser le premier plan : on pourrait presque y voir une image amateur, un film de famille, témoignage d’heureux souvenirs insouciants au bord de la piscine.

Photo de la série Breaking Bad
Deux enfants insouciants entourés d’amour

Puis se succèdent plusieurs plans sur les visages des quatre adultes à table, Walter, Skyler, Hank et Marie, en train de discuter autour d’une bouteille de vin blanc. L’image redevient nette, mais le ton de la scène reste très proche de celui d’un film de vacances : il en a la chaleur – toujours ce soleil d’été, ainsi que la robe jaune de Marie – la légèreté, aussi, avec les discussions complétement superficielles qui se superposent entre les personnages. Les hommes parlent de bière, les femmes de coiffeur : Walt encourage Hank à se remettre à la fabrication de sa bière artisanale, la fameuse Schraderbrau, tandis que Marie rapporte à sa sœur de précieux conseils pour entretenir sa coiffure. Mais le spectateur ne capte que des bribes de ce palpitant dialogue : chaque duo discute en même temps, les voix se superposant dans un effet de réalisme qui participe lui aussi à la banalité du moment. Pourtant, nous ne sommes nullement exclus de cette réunion familiale qui ne semble rien vouloir apporter à la série : nous sommes à la cinquième saison de BREAKING BAD, et après tout ce temps passé à l’observer, nous faisons finalement nous aussi un peu partie de cette famille. C’est ainsi que l’on retrouve dans cette scène tous les traits de la personnalité de chacun d’entre eux, qui nous apparaissent avec autant de familiarité que s’il s’agissait là de nos propres parents : Marie et ses petites manies, toujours à vouloir prescrire ce qui est sain et ce qui ne l’est pas, félicitant Skyler d’utiliser une crème solaire sans paraben pour son bébé ; Hank et ses blagues douteuses, répondant à sa femme qu’il n’y a « pas que ses cheveux qui sont raides… » ; même Walter a droit à son petit élément de caractérisation, s’intéressant à la bière fabriquée par Hank en lui disant que c’est « un peu comme de la chimie ». De tous les traits qui ont fait la personnalité de Walt durant ces presque cinq saisons, c’est son activité de chimiste qui est retenue dans ce moment. Cela est bien sûr lourd de signification, puisque c’est la chimie qui l’a amené au milieu de la drogue, entraînant toutes les conséquences que l’on connaît. Mais la chimie, c’est aussi tout ce qu’il était avant BREAKING BAD : un simple prof de chimie au lycée, sans histoires, vivant une vie de famille paisible. Comme si cette scène nous ramenait cinq saisons en arrière, avant que les choses ne dégénèrent pour la famille White. Il n’y a bien que la présence d’Holly, nait après le début de la série, qui puisse nous convaincre que cette scène se déroule effectivement après la décision de Walter de se lancer dans la méthamphétamine.

Arrivée à son mid-season finale, la série prend donc son spectateur de court, en lui faisant retrouver les personnages qu’il a suivi dans tant de mésaventures dans une situation qui est à peu de choses près exactement celle dans laquelle il les avait découvert : tout semble être retourné à l’ordre initial, la famille est aussi heureuse et complice qu’avant, et les événements des épisodes précédents ne semblent avoir eu aucune conséquence sur l’état actuel des personnages.

Cela peut tout d’abord provoquer un profond soulagement chez le spectateur, qui est parallèle à celui de Skyler entendant son mari lui annoncer qu’il se retire définitivement du milieu de la drogue. Enfin, après tout ce temps, toutes ces morts, toute cette violence, Walter a vraisemblablement accepté d’en rester là, et de se satisfaire de la somme qu’il avait amassé pour enfin s’occuper de sa vie de famille. Ce soulagement est d’autant plus grand qu’il vient conclure une longue attente créée par la série, et de plus en plus forte au cours des derniers épisodes, où plusieurs personnages sont venus confronter Walt à l’absurdité de sa situation (Jesse lui rappelant qu’il a depuis longtemps dépassé la somme qu’il s’était fixé comme objectif, Skyler qui l’amène à l’entrepôt qu’elle a dû louer pour ranger son argent dont elle ne savait même plus quoi faire…) Les attentes du spectateur semblent donc ici comblées, du moins sur le plan émotionnel : il peut assister à une fin heureuse, où Walter a finalement entendu raison, et où ses proches ne souffrent plus de ses décisions mais vivent au contraire une existence paisible à ses côtés.

Seulement voilà : si le spectateur peut se réjouir de la scène qu’il découvre sur le plan humain, il est en revanche beaucoup plus frustré dans sa position de spectateur face à une narration. En effet, si les personnages sont à la fin de la série exactement comme ils l’étaient avant son commencement, alors quel intérêt à BREAKING BAD ? Pourquoi raconter des événements qui ne modifieraient en rien l’existence de ceux qui les ont vécu ? Sans parler des autres personnages, en dehors de la famille de Walter, dont il n’est nullement question ici et sur lesquels il reste pourtant beaucoup de choses à dire : que va faire Jesse de son argent, et que deviennent Lydia et Todd, qui n’ont contrairement à Walt jamais manifesté leur désir de se retirer du métier ? Même sur le plan humain, le spectateur peut ressentir une certaine frustration, due à l’ambiguïté du personnage principal… On peut certes se réjouir de voir la famille rassemblée, mais comment oublier tout le mal causé par Walter autour de lui ? Peut-il vraiment s’en sortir aussi bien, sans jamais avoir été confronté à ses choix, sans jamais en avoir reconnu les conséquences, et sans en avoir payé le prix ? D’autant plus que ce huitième épisode s’ouvre sur la dissolution du corps de Mike dans un bidon d’acide, tué lâchement par Walt à l’épisode précédent… La culpabilité du personnage est donc indiscutable, alors que ses actes demeurent impunis.

Cette scène heureuse et insouciante ne saurait donc combler véritablement les attentes du spectateur. Les créateurs de la série le savent bien : cette fin ne peut pas en être une. D’ailleurs, cette fin est-elle seulement réelle ? L’aspect « film de vacance » du début de la scène lui confère une aura idyllique, trop paisible, trop banale après tant d’événements dévastateurs. Même le dialogue entre les quatre adultes est complétement superficiel, et franchement stéréotypé : d’un côté les hommes parlent de bière, de l’autre les femmes de cheveux. Tant de clichés viennent nourrir cette idée d’un bonheur irréel, qui n’est pas, qui ne peut pas être celui de la famille White. Un autre détail peut alerter un spectateur attentif : BREAKING BAD a notamment été salué pour son usage des couleurs, très significatif dans les costumes des protagonistes – Skyler associé au bleu, Walter au vert… mais celle qui est le plus sensiblement liée à une couleur, c’est bien sûr Marie, dont les tenues ainsi que la maison sature constamment le violet. Or, dans cette scène, Marie porte comme nous l’avons dit une robe jaune : si cette couleur peut sembler chaleureuse et positive, elle dénote pourtant grandement avec les habitudes vestimentaires du personnage, autre signe que cette apparence de bonheur ne colle décidément pas à la réalité.

Photo de la série Breaking Bad
Le changement chromatique radical de Marie

Cette scène apparaît finalement comme une vision alternative de la famille de Walter, celle d’une autre vie, une vie où il n’aurait jamais décidé un jour de se mettre à la méthamphétamine, et où son existence serait restée aussi innocente et banale qu’elle l’avait toujours été. Il n’est pourtant pas question de réalités parallèles ici, et l’on peut même être certain que ce moment existe bel et bien dans le monde de BREAKING BAD tel qu’on le connaît : cette certitude nous est donnée par l’unique instant « crédible » de la scène, le seul qui n’apparaît pas comme complétement superficiel et détaché du cours des événements.

Photo de la série Breaking Bad
Walter regarde Skyler…

Cet instant, très fugace, se produit entre les deux époux White, alors que l’ensemble des personnages s’amusent d’une énième plaisanterie de Hank. La caméra nous montre successivement le visage de chacun, riant de bon cœur. Mais elle s’arrête sur le visage de Walter, lui accordant quelques secondes de plus qu’aux autres, le temps que son rire faiblisse et que son regard se tourne vers Skyler à côté de lui. Elle aussi rit tout d’abord avec les autres, avant de lui rendre son regard, tandis que son sourire semble s’assombrir. La caméra finit d’isoler cet instant en revenant une seconde fois sur Walter, qui regarde cette fois franchement son épouse. Cet échange de regards témoigne non seulement d’une forme de complicité au sein du couple, mais surtout du poids qu’ils portent en eux à cet instant. Oui, nous sommes bien dans BREAKING BAD, et l’image de bonheur imperturbable que véhicule cette scène ne saurait en rien effacer les précédents événements qu’ont traversé les personnages, ni pour le spectateur, ni pour eux-même.

Photo de la série Breaking Bad
… Skyler regarde Walter

Si cette fin n’en est pas une, alors quelle fin pour BREAKING BAD ? Comment la situation pourrait-elle être perturbée, à présent que Walter s’est débarrassé de ses ennemis et qu’il n’en est vraisemblablement plus un lui-même pour sa famille ? C’est tout l’enjeu de la fin de la scène, où l’on suit Hank… aux toilettes. La trivialité du lieu ne saurait nuire à son potentiel dramatique, déjà largement exploité par les créateurs de la série : c’est là que Walt a pu trouver ces instants de relâche, s’y enfermant pour ne pas avoir à affronter les siens et la spirale de mensonge dans laquelle il s’était enfermé, là aussi que se rend Gus Fring au moment de terrasser le cartel au péril de sa vie… Quant à Hank dans cette scène, il ne semble avoir d’autre motivation pour s’y rendre qu’un véritable besoin naturel et innocent, a priori peu propice à de nouvelles péripéties. C’est pourtant bien là que va se produire l’événement peut-être le plus violent de toute la série, qui va remettre en cause tout ce bonheur idyllique devant lequel le spectateur ne pouvait s’empêcher de rester circonspect.

Cet événement est annoncé au spectateur avant même que Hank y soit confronté. Un plan le montre de dos, assis sur les toilettes, cherchant derrière lui dans une pile de lecture pour occuper son moment. Alors qu’il attrape des revues qui en occupent le sommet, on découvre l’ouvrage que celles-ci recouvraient : Leaves of grass, le livre de Walt Whitman, offert à Walt par son ancien collègue Gale Boetticher, assassiné dans d’étranges circonstances sur lesquelles Hank n’avait pas manqué d’enquêter…

Photo de la série Breaking Bad
L’instant où tout va basculer

Fatalement, Hank repose les revues, et reporte son intérêt sur le recueil de poèmes. Le cœur du spectateur s’emballe, soudainement, il comprend tout. Cette jolie scène de famille idyllique, ce bonheur irréel qui ne pouvait pas durer, tout ça va prendre fin, là, maintenant, et la série va atteindre un point de non-retour qui ne pourra qu’amener à sa conclusion prochaine. Si le début de la scène semblait nous présenter les personnages tels qu’ils étaient avant les événements de BREAKING BAD, ce n’était que pour mieux pouvoir leur dire au revoir, faire le deuil de cette situation qui ne pourrait plus jamais se reproduire. Inévitablement, Hank ouvre le recueil, en parcourt les pages, avant de s’arrêter sur la première, sur laquelle est inscrite une dédicace : « To W.W« . Il a déjà vu cette écriture quelque part…

Un flash-back vient confirmer ce que l’on sait déjà : Hank se souvient de ce jour pas si lointain, où l’idée lui prit d’interroger son cher beau-frère au sujet d’un chimique loufoque et d’un mystérieux « W.W », dont il suggérait en plaisantant qu’il pourrait s’agir de lui, W.W, Walter White. « You got me« , avait répondu Walt sur le même ton de plaisanterie, alors que le spectateur retenait son souffle devant cette découverte que Hank faisait sans même s’en rendre compte. « You got me » vient résonner une nouvelle fois aux oreilles de celui qui a tout investi dans cette enquête, avant d’être contraint à l’abandonner pour de plus éminentes responsabilités. « You got me » : cette fois, il le tient, il le sait, et cette réalisation inconcevable encore une seconde auparavant détruit à tout jamais une famille qui vient de vivre devant nous ses tout derniers instants de bonheur.

Le seul et unique mid-season finale de BREAKING BAD se clôt sur le visage de Hank mesurant l’effroyable poids de sa découverte. C’est toute la série qui défile devant ses yeux : on l’imagine revivant chaque instant avec à l’esprit la culpabilité de Walter, comprenant que le mystère qu’il tentait de dissiper était bien plus terrible que tout ce qu’il aurait jamais pu imaginer.

Si BREAKING BAD garde une place aussi forte dans la mémoires des spectateurs, c’est aussi, et peut-être surtout, pour cela : Vince Gilligan, ainsi que l’ensemble de ses créateurs, ont réussi à faire exister avec tant de réalité un univers, des personnages, une histoire à la fois si invraisemblable et si réelle, que l’on reste éternellement marqué par cet instant fatal. Fatal pour notre empathie de spectateur, qui voit l’effondrement d’une famille dont on a partagé tous les instants se profiler devant nos yeux. Mais surtout fatal pour notre position de spectateur devant une œuvre, qui nous a fait traverser tant d’émotions durant cinq saisons, et à laquelle nous comprenons qu’il va bientôt falloir dire adieu.

Adieu, BREAKING BAD – ou plutôt, au revoir, et au prochain visionnage…

A.A

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