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Interview de Serge Bozon, réalisateur de MADAME HYDE

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On a rencontré Serge Bozon, le fascinant et très inspiré réalisateur de MADAME HYDE, son quatrième long métrage.

Le cinéma de Serge Bozon s’inscrit dans un univers particulier, où se mêlent habilement réflexions profondes sur fond social et politique et idées farfelues, personnages et clichés décalés. Le réjouissant MADAME HYDE ne déroge pas à sa règle. On a rencontré cet homme qui aime tant les contrastes, lors de la présentation de son film à Bordeaux. Il nous a parlé avec passion de son souhait de faire un film sur l’éducation, de son refus du cinéma réaliste triste et ennuyeux et de son envie de provoquer chez le spectateur surprises, émotions, rires et troubles.

Pourquoi avoir choisi le roman « L’étrange cas du Docteur Jekyll et Mister Hyde » de R.L Stevenson ?

– Serge Bozon : C’est ma coscénariste Axelle Ropert qui a eu l’idée de départ: prendre le roman de Stevenson et faire quatre changements majeurs. Le filmer de nos jours (pas dans l’Angleterre Victorienne), dans un milieu plutôt modeste pavillonnaire banlieusard (et pas en milieu huppé), avec des profs (et pas des laborantins solitaires) et avec une femme (et pas un homme). Elle voulait aussi le réaliser puis elle a pensé que le projet me conviendrait mieux. Dans mes films précédents, le rapport au sujet n’était pas évident, et j’avais envie de faire un film sur l’éducation depuis longtemps. On suit donc Mme Géquil, une prof en échec total depuis le début de sa carrière: avec ses élèves, ses collègues, son administration. C’est trop tard pour elle pour changer naturellement. Donc il ne lui reste qu’un changement pas naturel, accidentel et fantastique. Et c’est là que Stevenson intervient avec l’accident au laboratoire, qui ouvre la porte à une transformation, sans le savoir.

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Serge Bozon

En structurant votre histoire en 3 chapitres, vous guidez le spectateur sur le chemin compliqué de la transmission du savoir ?

– S B : Oui, un petit peu, car mon film un peu éclaté se donne la liberté, comme dans le temps avec le cinéma populaire, de mélanger les tons, les genres, et de ne pas chercher une sorte de fluidité du récit. Je trouvais bien qu’il y ait une architecture simple, claire, nette, presque didactique, un peu à l’image du film où la transmission est prise très au sérieux. Pour moi le lycée n’est pas juste un décor car si le sujet de mon film est la transmission du savoir, il faut aussi la filmer. Donc dans mon film, ce qui est relativement rare dans le cinéma français, il y a des scènes de transmission. Madame Géquil est une prof obscure, parce qu’elle n’arrive pas à transmettre la lumière du savoir, et elle va y arriver en devenant lumière elle-même, d’où les effets spéciaux qui sont assez simples: une polarisation, un passage au négatif. J’ai présenté le film à beaucoup d’enseignants. Ils ont compris qu’il y avait une sorte de rapport très sérieux à la grandeur de l’enseignement et à ses difficultés et que la fantaisie et la loufoquerie du film ne sont pas une manière d’échapper au sujet, mais de le traiter presque de manière plus frontale.

Dénoncez-vous le fait que les profs ne soient plus assez formés aujourd’hui ?

– S B : Il ne faudrait pas que je m’accorde une forme de savoir de sociologue ou de spécialiste des sciences de l’éducation. Je n’ai pas ces compétences et je ne connais pas de manière réelle et sérieuse les conseils qu’on donne de nos jours aux nouveaux profs. Mais clairement dans la plupart des films qui se passent en lycée, il n’y pas de scènes de cours. Mais plutôt l’idée de vanter chez le prof un sens de la tchatche, de ne pas être déstabilisé par ses élèves en étant encore plus insolent qu’eux, un peu comme François Begaudeau dans Entre les Murs, qui fait presque du slam en cours. Moi j’ai voulu faire un peu le contraire: quand Madame Géquil s’en sort, ce n’est pas parce qu’elle joue sur ce registre du tac au tac, mais parce qu’elle est à fond dans le savoir et qu’elle arrive enfin à le déployer. C’est l’idée plus classique qu’il faut enseigner du contenu. Le film a d’ailleurs failli s’appeler Madame Hyde, ou la clé du savoir, et c’est pour ça qu’au générique du début, on voit la clé du labo qu’elle va donner à Malik. Malheureusement, Madame Géquil n’a pas réussi à faire ce que devrait faire un prof, c’est à dire enseigner à toute une classe. Elle a réussi avec Malik en le sortant de la classe et en l’emmenant dans son labo. Je voulais mon film comme une sorte d’ode à la transmission et à l’importance de l’école. Mais je ne souhaitais pas dans mon film que des gens pro-école, en faveur de la tâche et la grandeur d’enseigner. Je voulais aussi que, d’un point de vue dialectique, il y ait dans mon film des gens en contrepoids qui disent des choses contre l’école. Ce sont les rappeurs et le père de Malik, qui tient un discours poujadiste de base, mais qui se défend d’un point de vue purement social, puisque lui même n’a pas fait d’études et gagne très bien ça vie, quand d’autres ont fait des thèses et se retrouvent Rmistes ou au chômage. 

« Dans un cinéma réaliste, on est obligé de mettre tellement de nuances que c’est émollient, ça amoindrit les lignes de force, ça ternit les oppositions. »

Vous refusez de faire du cinéma réaliste, pour quelles raisons ?

 – S B : Le refus du réalisme pour moi c’est de pouvoir arriver à des choses plus simples, plus marquantes, décisives. Par exemple j’ai choisi de montrer Mme Géquil seule au début. Si j’avais voulu être réaliste, comme on n’est jamais 100% isolé dans un lycée dans la vie, j’aurais dû rajouter les CPE (Conseillers principaux d’Education) qu’on ne voit pas dans le film et qui peuvent être des relais, il y aurait aussi eu des collègues compatissants, les syndicats. Mais j’ai fait ce choix parce c’est plus sain et plus net avant qu’elle ne se transforme. Si on est réaliste, on est obligé de mettre tellement de nuances que c’est émollient, ça amoindrit les lignes de force, ça ternit les oppositions. En n’étant pas dans le réalisme, j’ai la volonté de garder quelque chose d’un peu tranchant, que tout ne soit pas grisâtre, un peu ci, un peu ça, un peu seul, pas trop seul, un peu en échec, pas trop en échec. Un autre exemple pour la scène de la démonstration: si j’avais voulu être réaliste, il aurait fallu faire au moins 5 ou 6 scènes de cours parce que ça ne se passe jamais dans la vie en 5 minutes : une première où Malik continue à bordéliser mais écoute vaguement, une deuxième ou il arrête de bordéliser mais bavarde, une troisième ou il écoute mais ne comprend pas bien, une quatrième ou il pose des questions mais ne comprend pas forcément les réponses, une cinquième ou il comprend les réponses mais n’arrive pas à faire son raisonnement, etc… Ça serait devenu ennuyeux ou mou, on aurait eu 6 scènes et aucune décisive. Alors que là on a une transformation simple en une scène qui devient décisive: lui qui ne s’intéressait jamais à rien va même se découvrir une passion pour les maths et la science en général. Je souhaitais que le spectateur soit obligé de suivre et d’assister à cette scène en entier, en se posant des questions, comme Malik. Ce n’est pas parce que mes films ne sont pas réalistes qu’ils ne traitent pas de la réalité. Il y a quand même beaucoup de choses dans mon film qui viennent de la réalité, mais qui m’ont été données par des amis proches et que je n’ai pas vécues. Les détails dont je parle sont très précis (inspection, conseil de classe, TPE) mais ils ne sont pas là pour faire vrai, mais plutôt parce qu’ils sont fous et drôles. Au lieu d’avoir un discours pleurnichard sur “c’est injuste, les classes techniques ont aussi le droit d’avoir des TPE”, on montre une scène de TPE ou les élèves de classes générales sont très faibles, et ça suffit à prouver que la discrimination est injuste.

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Madame Géquil et sa cage de Faraday

Vous avez enseigné deux ans comme professeur de philosophie, cela vous donne t-il une certaine légitimité pour tourner un tel film ?

 – S B : Je ne cherche pas une légitimité en disant que je sais de quoi je parle. On ne juge pas de la qualité d’un film aux renseignements documentaires qu’a pris le cinéaste avant. On a perdu cette sorte de bizarre désinvolture qu’avaient les grands cinéastes du cinéma classique hollywoodien par rapport à la question de la véracité documentaire. L’idée, c’est de parler de l’inconnu. La beauté d’un film ne se juge pas à l’exactitude ou la véracité d’un point de vue vraisemblable. Maintenant je trouve qu’on a tendance, en tout cas dans les Commissions qui accordent ou non de l’argent au film, à juger essentiellement de la véracité, quelque soit le sujet. Si on fait un film sur les pompiers, en quoi est-ce un garant d’avoir passé six mois avec des pompiers ou de connaître des pompiers? En quoi le film sera beau? Ce n’est pas parce qu’on a pris des notes ou qu’on sait comment ils s’habillent que ça va apporter quoi que ce soit. L’essentiel ne se joue pas là.

Diriez-vous que Malik est la charnière de la transformation de Mme Géquil, dont elle n’est pas consciente tout de suite ?

 – S B : C’est un peu un film à deux d’une certaine manière, puisqu’on a une mauvaise prof, un mauvais élève, chacun est un peu le canard boiteux. Elle, plus métaphorique, celui des profs parce qu’elle est une prof ratée, isolée, faible et méprisée. Et lui, plus évident, celui des élèves parce qu’il boite. Pour moi c’est intéressant que les deux faibles du film se transforment ensemble. Ce n’est effectivement que très tard dans le film qu’elle commence à comprendre des choses, qu’elle voit des signes. Elle se rend bien compte qu’elle a une autre manière d’enseigner, un calme et une forme pédagogique qu’elle n’avait pas. Mais elle va payer très cher ce déclic étrange grâce auquel les choses vont changer: ce qui l’a sauvé finit par la détruire, ce qui lui a été bénéfique finit par lui être maléfique, comme dans un retour de bâton. Car le film ne pouvait évidemment pas se terminer avec le jour Madame Géquil qui est devenue une très bonne prof et la nuit une sorte de luciole de banlieue. C’est comme dans les grands classiques de littérature (je pense à L’apprenti sorcier de Goethe) quand on  ne peut pas contrôler la métamorphose non choisie. Comme toujours dans ce genre, ce qui était séparé commence à se remélanger avec un dérèglement qui culmine dans les 15 dernières minutes qui sont plus tristes, avec un désarroi du personnage.

« La beauté d’un film ne se juge pas à l’exactitude ou la véracité d’un point de vue vraisemblable. »

Vous aimez offrir des rôles à contre-emplois aux acteurs ?

 – S B : Oui, ce n’est pas pour faire le malin, mais c’est plus agréable pour un acteur, pour un cinéaste et pour le spectateur de voir des choses nouvelles que des choses qu’ils ont vues cent fois. Isabelle Huppert interprète globalement plutôt des rôles de femme forte, et dans mon précédent film, Tip Top, je jouais sur son côté violent et autoritaire. Dans MADAME HYDE, elle joue au début plutôt une femme faible dans tous les sens du mot. Ça me permettait d’explorer chez elle une timidité qu’elle a très peu l’occasion de révéler à l’écran. C’est d’ailleurs plus en Madame Géquil, prof terne et transparente qu’elle m’excitait, car elle est presque attendue en Madame Hyde. J’ai écrit le rôle pour elle, comme dans Tip Top, et si elle avait refusé les deux rôles, aucun de ces films ne se serait fait. José Garcia , qui joue d’habitude quelqu’un d’extrêmement agité et trublionesque, est ici un personnage très calme. Ça me permettait de faire découvrir une sorte de face tendre et douce qu’on ne lui connaissait pas. Sur le papier, son personnage est un homme au foyer, qui chouchoute son épouse et lui concocte des petits plats, qui n’a pas d’enfant, n’a pas de métier, est un peu artiste et rebelle. José Garcia n’en n’a pas fait quelqu’un d’anticonformiste et dandy, mais il l’a rendu au contraire très ordinaire, humble. Il chantonne, il est maladroit même s’il aime sa femme sans se rendre compte à quel point son métier est difficile. Romain Duris joue en général plutôt les beaux gosses, charmeurs et qui a la tchatche. Là il joue un personnage beaucoup plus grotesque et je trouve que ça lui libère un comique dans lequel je ne l’avais jamais vu.

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Romain Duris explore son potentiel comique en proviseur

Vous avez l’air de vous être beaucoup amusé dans la recherche des contrastes ?

 – S B : Oui tout à fait, on s’amuse en espérant que les autres s‘amusent aussi! Dans le cliché du lycée de banlieue, dans un film réaliste, les garçons de couleur seraient chahuteurs, les filles seraient gentilles, les profs seraient aussi des victimes. L’idée c’était de jouer sur les contrastes, un peu comme un peintre joue avec les couleurs et un musicien avec les notes. Pour essayer de manière non gratuite à faire en sorte que le spectateur ait des surprises, des émotions, des rires, des troubles et que peu à peu les choses avancent. Les recherches de contrastes sont simples: on a des filles blanches qui ont une méchanceté plus légaliste et administrative, pointant de manière fine les erreurs de Mme Géquil. L’une a une voix très aigüe, douce et l’autre plus grave, l’une a un physique plus campagnard, l’autre plutôt rock et urbain. Pour la voisine aussi, je l’ai voulue grande et gironde, au contraire de Isabelle Huppert, qui est petite est mince. Elle est interprétée par Patricia Barzyck, qui était la femme de Jean-Pierre Mocky et ancienne Miss France. Je la trouve très impressionnante physiquement avec son regard extrêmement beau et un peu maléfique.

Pouvez vous-nous parler du choix des vêtements plutôt kitsch du proviseur ?

 – S B : Ce sont des jeux qui, je l’espère, ont un intérêt par les effets provoqués. Avec le proviseur, il y a des gags vestimentaires et une excentricité capillaire, parce qu’à la base, comme dans tout le film, il y a un fonds social et politique assez sérieux. C’est pour moi une manière de critiquer les proviseurs qui ne viennent plus tous de l’enseignement mais peuvent maintenant venir du privé, avec un option managériale de gestion de leur établissement. Mais au lieu de faire un film triste avec un proviseur qui peu à peu serait pris dans une logique d’aliénation comme dans l’entreprise, on a quelqu’un qui est tellement surmanagérial qu’il en devient drôle. Dans le contexte macronien, la question du jeune manager aux dents longues est encore plus grinçante ou marrante. L’idée n’est pas juste de faire la caricature cynique d’un mec en costume qui se prend pour un petit patron, qui ne croit pas à ce qu’il dit et est prêt à faire avaler toutes les couleuvres possibles, comme un mauvais politicien ou un chef d’entreprise, juste pour ménager ses arrières ou obtenir tel ou tel avantage. Lui, même s’il est un peu débile, il n’est pas cynique, il croit à ce qu’il dit, dans une bizarre sincérité; il est un peu habité par ce qu’il dit, même s’il est à côté de la plaque. Le principe du fonds social ou politique, c’est essayer, sans esprit de sérieux, sans être sentencieux et sans que ça passe par le discours, de transformer ces questions politiques ou sociales en idées de cinéma, en gags, en surprises, en fictions, en, émotions possibles. C’est de faire sentir ce que c’est que d’apprendre quelque chose à quelqu’un, le temps que ça prend, les difficultés et le plaisir éventuel quand on y arrive, bref le plaisir de l’Eurêka!

Propos recueillis par Sylvie-Noëlle

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