Il y a 10 ans, le prolifique réalisateur et scénariste John Hughes nous quittait prématurément. Retour en arrière pour un portrait authentique.
Sa notoriété auprès du grand public avait déjà commencé à s’estomper puisqu’au milieu des années 90, il s’était subitement exilé loin d’Hollywood dans sa maison de l’Illinois. Pourtant, ses succès résonnent encore dans la mémoire collective avec Maman j’ai raté l’avion (Home Alone, 1990), La Folle Journée de Ferris Bueller (Ferris Bueller’s Day Off, 1986) ou The Breakfast Club (1985).
Son héritage concerne aussi bien le domaine de l’entertainment (teen movies, comique burlesque…) que des aspects plus existentiels de la vie en famille dans nos sociétés urbanisées, le tout dans un style pop des années 80 revenu en force il y a peu.
Vestes en jean, pantalons à pinces et pop britannique
Car John Hughes est l’un des meneurs de ce que le New York Magazine avait alors baptisé le Brat Pack, symbole de l’âge d’or des films pour ados ou teen movies. Le Brat Pack réunissait un ensemble de jeunes actrices et acteurs tels que Molly Ringwald, Mathew Broderick, Tom Cruise, qui dans les années 80 avaient réussi à atteindre les sommets du succès bien plus rapidement que leurs prédécesseurs. Dans ce mouvement, les styles vestimentaires et musicaux avaient une place primordiale.
Chez John Hughes, qui à cette époque a une trentaine d’années, ces apparats d’adolescents restent une part même de son œuvre. « La première chose que j’ai remarquée chez lui quand je l’ai rencontré », dira Molly Ringwald, « ce fut ses baskets. Il avait vraiment l’air d’aimer ça ». Minutieux dans ses choix stylistiques, il collaborera notamment pour The Breakfast Club et Rose Bonbon avec Marilyn Vance, costumière célèbre par ailleurs pour son travail sur Pretty Woman (1990).
Dans Seize Bougies pour Sam, le travail de Marla Denise Schlom sur les accessoires vestimentaires est porté aux nues dans l’une des premières scènes où l’on voit l’arrivée des élèves au lycée. Les plans d’inserts se succèdent sur la musique de Kajagoogoo (Instrumental, 1983) avec un défilé de denims à pince, de cardigans à motifs losanges, de badges ronds sur veste en jean et de brushing à mulets.
Cette exhibition de l’habillement s’accompagne systématiquement de hits musicaux, car John Hughes était un fan de pop britannique avec dans ses films, un répertoire idéal pour une compilation de cassette audio pirate. « Je ne peux pas écrire un film sans en connaître la musique avant », et en effet, les références sont partout allant de New Order à the Specials en passant par Paul Young ou Madness.
Ce foisonnement musical a ainsi porté des scènes cinématographiques devenues fameuses. La plus célèbre d’entre elle se retrouve dans La Folle journée de Ferris Bueller lorsque ce dernier, incarné par le jeune Matthew Broderick, improvise un playback de Twist and Shout (The Beatles, 1963) sur un char de parade sur Dearborn Street (Chicago). Dans ce même film, comment ne pas être interpellé par la scène d’ouverture où le personnage principal explique sur la chanson Love Missile F1-11 (Sigue Sigue Sputnik, 1986) comment bien abuser ses parents pour pouvoir sécher une journée de cours. Le rythme de la séquence semble être une ode à l’efficacité professionnelle, si chère au libéralisme triomphant de l’ère Reagan, mais détournée ici pour inviter le spectateur à ne surtout pas travailler.
Autre scène mythique, le baiser final de Seize bougies pour Sam au-dessus du gâteau d’anniversaire et sur la musique des Thompson Twins (If you were here, 1983) qui pour beaucoup reste un idéal un peu mièvre de rêve d’adolescent. Il faut également revoir la scène du quiz amoureux auquel répond l’héroïne du même film pour tromper l’ennui en cours sur une feuille de classeur (on est bien avant l’apparition des réseaux sociaux et smartphones). Ici, le son à fréquence aiguë, comme sortant d’un casque de baladeur, de Happy Birthday (Altered Images, 1981) et son tempo accéléré accompagnent l’action au rythme lent, le tout dans une ambiance somnolente où tous les élèves de la salle de classe tombent de fatigue. L’opposition entre les rythmes de la musique et de l’action rend la scène quasi hypnotique.
Clans sociaux et love stories dans les couloirs du lycée
Mais ce bouquet de culture pop des années 80 masque en filigrane des thèmes de fond notamment sur une société urbaine où l’appartenance sociale est structurante dans les rapports humains.
Dans les films de Hughes, chaque élève du lycée s’attribue un rôle lié à son origine sociale et dans lequel il reste coincé, ne pouvant que difficilement aller à la rencontre de ses camarades plus riches ou plus pauvres. Le réalisateur ne cache pas son amertume par rapport à sa propre scolarité passée dans la banlieue aisée de Chicago.
On le voit dans The Breakfast Club, où les cinq personnages a priori en opposition (un sportif, une fille à papa, un intello, un rebelle, une artiste renfermée) dépassent leurs dissemblances le temps d’un samedi de colle mais risquent de reprendre leur rôle dès le lundi suivant afin de ne pas entailler leur réputation sociale.
Autre exemple, à travers les créations vestimentaires de Marilyn Vance, Rose Bonbon montre dans un lycée de l’Illinois, les élèves issus d’un milieu favorisé habillés en couleurs pastel tandis que les élèves des classes populaires développent leur créativité à travers des couleurs plus marquées et criardes.
Dans Seize bougies pour Sam, la petite amie de l’un des personnages lui dit languissamment qu’elle a rêvé qu’ils étaient le couple le plus riche et le plus populaire de la ville. C’est pour transgresser ces clivages sociaux, que John Hughes invente des histoires d’amour entre élèves issus de classes sociales différentes.
Angoisse d’invisibilité dans la banlieue aisée de Chicago
Ces clivages rebondissent sur un autre aspect des films de Hughes. La vie de famille dans la gigantesque aire urbaine de Chicago, plus précisément sa banlieue aisée du nord qui est le décor récurrent de ses films. C’est là que l’artiste a passé son adolescence et c’est là qu’il fait résider ses angoisses liées à une société urbaine et individualiste. La famille est ainsi isolée dans sa banlieue où chaque maison semble être un univers fermé au voisinage.
Dans La Folle journée de Ferris Bueller, le personnage traverse les jardins de ses voisins sans que personne ne le reconnaisse. Dans Maman j’ai raté l’avion, le jeune Kevin (Macaulay Culkin) se retrouve seul sans voisin pour l’aider. Dans cette Amérique, il n’y a plus de vie de quartier. Le modèle de développement urbain avec les bureaux au centre-ville (les downtowns) et les résidences en périphérie accentue cet aspect de machine pendulaire où les parents ne semblent plus voir leurs enfants et une angoisse d’invisibilité parait se dégager des films de Hughes.
Dans Seize bougies pour Sam, les parents oublient l’anniversaire de leur fille cadette. Dans Maman j’ai raté l’avion, les parents oublient leur fils Kevin à la maison.
Cette cécité familiale est tournée en dérision dans La Folle journée de Ferris Bueller où le héros a appris à jouer un rôle de fils parfait pour duper ses parents afin de pouvoir faire l’école buissonnière en toute tranquillité. Ils semblent tellement désirer voir en lui un enfant idéal, que le véritable Ferris en devient invisible. Lorsque sa mère va vérifier dans sa chambre si son fils est bien malade, elle ne remarque pas le grossier subterfuge mis en place, à savoir un mannequin placé dans son lit. Elle semble même rassurée en voyant cet objet en plastique, comme si elle préférait cet artefact à son vrai fils. Le personnage de Cameron Frye (Alan Ruck), l’ami de Ferris Buller, est quant à lui devenu hypocondriaque de par le désintérêt que ses parents lui portent depuis l’enfance. Ils sont d’ailleurs eux aussi totalement invisibles puisque le spectateur n’a comme preuve de leur existence que leurs possessions matérielles poussées à l’absurde (une Ferrari 250 GT inutilisée, une maison d’architecture à la Van der Rohe semblant vide de toute vie…).
Dans la séquence du film à l’Art Institute of Chicago, le jeune homme délaissé se retrouve tétanisé devant la peinture Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte (Seurat, 1886) en voyant l’un des personnages du tableau, un enfant dont le visage semble s’effacer devant lui.
Dans la dernière partie de sa carrière en tant que réalisateur, Hughes avait transféré cette angoisse d’invisibilité vers les gens marginalisés dans la société. Dans La P’tite arnaqueuse (Curly Sue, 1991) un père et sa fille, tous deux SDF passent inaperçus auprès des gens de la classe aisée et en profitent pour les duper et survivre, le tout dans une mise en scène burlesque. La même invisibilité d’un marginal est palpable dans Un Ticket pour deux (Planes, trains and automobiles, 1987) où Neal Page (Steve Martin), homme d’affaire citadin va devoir voyager avec Del Griffith (feu John Candy 1950 – 1994) un type bavard et agaçant plus habitué à la campagne du Middle West qu’à la vie dans une mégalopole américaine. Le titre original se traduisant littéralement par « avions, trains, voitures » dénonce ainsi cette vie citadine trop rapide pour voir celles et ceux qui restent sur le bord de la route.
Les années 80 furent probablement l’apothéose d’un modèle américain qui paraissait triompher. Les personnages des films de Hughes semblent pourtant démontrer le contraire sans pour autant en faire un discours politique de rejet. Comme le dit Ferris Bueller, « De mon point de vue, tout ce qui finit en –isme n’a rien de bon [parlant des idéologies telles que le communisme, le fascisme etc.]. Une personne ne devrait croire en aucun –isme ». Mais malgré l’absence de discours politique chez ces personnages, leurs doutes sur la société de réussite matérielle et individuelle dans laquelle ils grandissent prennent une résonance plus qu’intéressante de nos jours.
Alors, pourrait-on dire, John Hughes avait peut-être le syndrome d’un Peter Pan qui refuserait de devenir adulte, mais il est aussi probable que cet artiste avait surtout envie d’exprimer une certaine sagesse difficile à mettre en pratique dans nos sociétés. Elle se résume dans la citation de Ferris Bueller, un peu simpliste mais pourtant devenue culte : « La vie passe trop vite, si vous ne vous arrêtez pas de temps en temps pour la contempler elle risque de vous filer sous le nez ».
Julien Bartoletti
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