Cinémas à la croisée du réel, de la fiction, de l’expérience immersive, de la lutte et de l’onirisme, les films présentés cette année au Cinéma du Réel sont autant de formes cinématographiques ouvrant la voie vers de nouveaux territoires, pour mieux réfléchir le monde. Retour sur cette 40e édition du Cinéma du Réel qui s’est achevée hier.
Réfléchir le réel c’est aussi et avant tout questionner notre perception et notre façon de regarder le monde. Qu’est ce que le réel ? Vaste question à laquelle le Cinéma du réel offre de multiples réponses cinématographiques depuis 40 ans. On pourrait également poser la question d’André Bazin « Qu’est-ce que le cinéma ? » tant les films proposés prennent des formes très différentes. Le documentaire ne se limite pas à raconter, dénoncer, interroger sur des sujets réels mais flirte du côté de la fiction, de l’expérimentation, de la photographie et plus largement des arts visuels. De quoi annihiler ces fameuses frontières entre les genres et se laisser porter par un regard subjectif, formel et interrogateur.
Une fenêtre de liberté
Les films que l’on voit au Cinéma du Réel ont bel et bien une chose en commun, ils nous bousculent, nous interrogent, nous incitent à nous sonder, à nous mettre en action, à créer des passerelles invisibles et à confronter nos regards. Bien sûr certains films nous toucheront plus que d’autres, certains même verront des spectateurs s’en aller, affichant ainsi discrètement leur limite ou leur ennui, mais tous se hissent à un geste filmique plus ou moins radical qui nous contraint à voir le monde sous un angle différent. Les films projetés constituent en cela un véritable contrepied aux images omniprésentes qui nous entourent, à l’instantanéité des réseaux sociaux et au formalisme des cases télévisuelles. Et c’est tant mieux.
Le Cinéma du réel c’est aussi l’occasion de croiser des figures du documentaire et du septième art, de l’équipe Lussassoise des Etats généraux du film documentaire, Jean-Marie Barbe et son délégué artistique Christophe Postic, aux documentaristes Nicolas Philibert, Mariana Otéro ou Boris Lehman, mais aussi les acteurs/rices Nahuel Pérez Biscayart ( 120 battements par minute) ou Joana Preiss, une des égéries de Nan Goldin.
Qui dit réel ne dit pas réalisme
Cette 40e édition nous a permis de découvrir bon nombre de films qui, s’ils interrogent l’idée même du réel ou d’irréel, recouvrent des formes libres et pour certaines expérimentales. C’est d’ailleurs l’artiste avant-gardiste James Benning qui a reçu cette année le Grand Prix pour son film L.Cohen., invitation à observer un même paysage de l’Oregon sur fond sonore d’avions. Difficile de raconter ce film pour le moins contemplatif sans en dévoiler l’essence et le moment de bascule qui justifie ce cadre immobile mais pour reprendre les mots du cinéaste venu présenter son film « au début il ne se passe pas grand chose, ensuite vous verrez quelque chose d’étrange et puis quelque chose de magique ». Et effectivement, au-delà de « l’évènement » à la moitié du film d’une durée de 45 minutes, c’est notre propre capacité à regarder que le cinéaste interroge. En nous incitant à observer de la sorte une composition définie, le cinéaste nous invite à ressentir les phénomènes naturels et l’empreinte du temps dans une sorte d’allégorie du fil de la vie et de relativisme entre la lenteur perçue et le passage d’un instant fugace. Pour certains croisés à l’issue de la projection, le film sera le plus beau de cette décennie.
Autre film étonnant dans sa forme : Monelle de Diego Marcon en compétition internationale de courts métrages. Le film tourné à la Casa del Fascio à Côme, emblème de l’architecture mussolinienne et oeuvre de Giuseppe Terragni, est une plongée dans l’obscurité fragmentée par des plans réguliers et furtifs éclairés au flash où l’on ne distingue que des scènes d’une seconde avant de replonger dans l’obscurité. Le cinéma c’est 24 images par seconde, ici c’est 24 images chaque 20 secondes. Le reste, c’est au spectateur de se raconter l’histoire et de tisser le fil d’un récit elliptique et suggestif.
Fiction ou documentaire : telle n’est pas la question
Deux films en particuliers nous rappellent que le documentaire c’est aussi de la fiction : l’essai d’Eugène Green, En attendant les Barbares, qui raconte l’initiation de six personnages en quête de sens fuyant l’arrivée des “Barbares“ annoncée sur les réseaux sociaux. A priori rien de documentaire dans ce film. Et pourtant le résultat qui est le fruit d’un atelier de cinéma est la preuve que la forme importe peu (ici on est dans un jeu dépouillé laissant place aux mots), et que d’un récit somme toute fictif et irréel, jaillit une expérience collective vivante et une parabole de notre société contemporaine.
Le film d’Antoine Bourges Fail to appear joue également sur la confusion entre fiction et documentaire puisque c’est du « re-enactment ». Le réalisateur a observé un centre d’aide sociale de Toronto et a fait rejouer par des acteurs les rôles d’Isolde, assistante sociale débutante, et d’Eric, musicien et voleur récidiviste. Le procédé interroge : est-ce moins vrai du fait que cela soit rejoué par des acteurs professionnels ou au contraire la liberté permise par la « fiction documentée » comme la renomme le cinéaste, lui permet-il de dire et montrer davantage que dans un documentaire ?
Paysages urbains ou ode à la nature
Rêver sous le capitalisme de la belge Sophie Bruneau mêle les récits d’hommes et de femmes racontant les rêves qui les hantent liés à leur travail. Les rêves traduisent les peurs des travailleurs, la peur d’être inutile, la peur d’être harcelé par un patron, la peur de ne pas arriver et même la peur d’être dévoré par ses patients (une psy raconte un rêve édifiant à ce propos). Les visages n’apparaissent pas ou peu, laissant place aux paysages urbains, aux bureaux désertés, aux parkings de supermarché investis par les mouettes et au ciel traversé par les avions. Ces paysages de fin du monde deviennent le décor de cauchemars dans lesquels notre monde néolibéral s’est engouffré. Portrait d’un monde à la dérive qui a remporté le Prix des Bibliothèques.
Pour L’esprit des lieux Stéphane Manchematin et Serge Steyer sont partis loin des villes à la rencontre de Marc Namblard, preneur de sons naturaliste vivant dans les Vosges. Le film s’appuie sur le métier de leur protagoniste et sans discours aucun, L’esprit des lieux se propose d’être une balade sensorielle et sonore en pleine nature. Portrait d’une délicatesse inouie qui incite à l’instar de James Benning à savoir « regarder et écouter ».
Militer ou filmer : pourquoi choisir quand on peut faire les deux ?
Que ce soit la rétrospective du japonais Shinsuke Ogawa, les films de Ken Loach choisis par un autre cinéaste militant, Lech Kowalski (jugé pour rebellion face aux forces de l’ordre puis relaxé en septembre dernier), dans le cadre de la sélection spéciale du quarantième anniversaire, le film de Ruth Beckermann consacré à Kurt Waldheim (Waldheims walzer), tous ont été réalisés par des cinéastes engagés.
Dans Waldheims walzer, Ruth Beckermann utilise ses propres images tournées dans les années 80 pour revenir sur le parcours de Kurt Waldheim – ancien secrétaire général de l’ONU soupçonné d’être un ancien nazi et qui s’est toujours défendu de quelconque implication dans les crimes perpétrés pendant la deuxième guerre mondiale – sauf lors d’une séquence d’action contre Waldheim où au lieu de filmer, la réalisatrice a préféré militer à coup de pancartes « Waldheim nein ! ». C’est donc d’autres images à ce moment-là qui nous sont données à voir et qui se mêlent aux siennes pour recomposer le fil de son enquête sur cet homme qui fut blacklisté par les Etats Unis. Le film, formidablement construit, constitue un tableau édifiant et personnel sur un scandale dont l’écho retentit encore aujourd’hui, à l’heure où l’extrême droite reste très présente en Europe.
La rétrospective Shinsuke Ogawa et Ogawa Pro qui se poursuit au Jeu de Paume jusqu’au 28 avril offre aussi un panorama pertinent sur un cinéma militant et de résistance. Si Ogawa et Ogawa Pro restent assez méconnus en Europe, leurs films eurent un impact considérable dans le Japon d’après-guerre et rendirent compte des bouleversements que connut ce pays. On a pu découvrir Assatsu no mori (La forêt de l’oppression), film sur un groupe d’étudiants protestataires d’une université de province du Japon. Ici plus question de la distance du filmeur, au contraire. Le parti pris consiste à filmer de l’intérieur ces jeunes révoltés qui décident de s’enfermer dans la maison des étudiants pour échapper à leur éviction. La caméra devient des leurs, à la fois complice et témoin d’un combat qui aura des conséquences sur le mouvement étudiant de ces années-là. Ogawa et son collectif vivaient d’ailleurs en communauté et avaient élaboré des principes de tournage très définis. Leur oeuvre représente une mémoire précieuse du mouvement de résistance que connut le Japon.
Se battre contre le pouvoir signifie aussi de se battre contre les médias ce que l’on a pu voir dans l’un des programmes de la sélection Pour un autre 68 avec le film d’Helke Sanders Break the Power of Manipulators et celui de Joaquim Pedro de Andrade The Language of Persuasion qui dénonce l’espace publicitaire comme élément de domination. « Le sentimentalisme nous rend dociles » peut-on y entendre. Tellement vrai et peut être encore plus actuel aujourd’hui qu’hier, à l’heure des réseaux sociaux et des partages de vidéos de chatons.
Anne Laure Farges
[button color= »white » size= »normal » alignment= »center » rel= »nofollow » openin= »samewindow » url= »#comments »]Votre avis ?[/button]