Cinéaste de ceux dont nous croisons le regard dans la rue sans jamais y faire attention, Sean Baker est parvenu lors du dernier festival de Cannes à leur faire obtenir la plus grande des reconnaissances. La Palme d’Or octroyée à ANORA illumine ces laissés-pour-compte. Les paillettes entourant leur vie brillent de mille feux, mais cette lumière révèle une sombre réalité dont nous ignorons l’existence.
Un tour de manège sous LSD
ANORA est un long trip avec tout ce que cela implique. Nous sommes assis dans une montagne russe de Coney Island à subir les pentes et les virages serrés entre plaisir et dégoût. Cette attraction possède néanmoins des temps de pause entre chaque looping. Entre chaque instant de frénésie se trouvent des discussions, principalement sur l’oreiller, qui calment le métrage, du moins lors de la première partie. Cependant, et à l’image d’un trip ou d’un manège, il y a forcément une descente. Elle démarre lorsque Ivan est recherché par ses parents. Si la première moitié se déroulait sur plusieurs jours, la seconde n’en couvre seulement que deux. Malgré cette violente cassure, la folie persiste bien que le métrage se veut par la suite davantage contemplatif avec notamment de sublimes plans nocturnes de Coney Island ou d’Anora regardant par la vitre de la voiture. Le rythme bâtard de ANORA apporte un côté vomitif totalement voulu, porté par un montage et une réalisation extrêmement précise. Chaque vanne, chaque plan et chaque coupe sont faits au bon endroit et au bon moment. Il est vrai que le début de la descente est très long et très dur, toutefois le reste est grandiose. Le film opte pour un retour à la réalité progressif, délaissant au fil des minutes la couleur pour le gris, faisant moins de montage et laissant davantage les séquences s’allonger. Les effets des stupéfiants se dissipent alors totalement dans ces plans face caméra finale nous tirant de force de cette attraction et nous faisant retrouver la terrible banalité du réel.
Grand Theft Anora
L’irréalité du trip proposé par ANORA n’est pas une expérience unique. Nous avons déjà vécu ça, non pas dans une salle de cinéma, mais devant notre télévision avec une manette en main. Le film de Sean Baker ressemble à s’y méprendre à une adaptation des jeux GTA. La spécificité ici est que le strip club n’est plus un lieu de débauche côtoyé par les joueurs les plus lubriques, il est le point central du métrage. De personnage non jouable lambda, la strip-teaseuse devient la protagoniste. Nous suivons alors Anora dans des lieux et des péripéties que les fans de la licence ont déjà connu. La première partie reprend en particulier plusieurs éléments des GTA les plus festifs avec les soirées colorées et alcoolisées ressemblant à celles de Los Santos, la folie de Las Vegas rappelant celle de Las Venturas, sans oublier le sexe et la drogue à foison. À l’inverse, la seconde partie s’inspire totalement de GTA IV avec ce New York gris et froid, et la présence de Russes et d’est-européens. Si ce n’était pas assez, la bande-son elle-même aurait sa place dans n’importe quel jeu de la franchise. En revanche, ce ne sont pas des éléments qui permettent de dire que c’est une « bonne adaptation ». C’est la caractérisation des personnages qui l’affirme car ils ont tous une personnalité unique et hors du commun. Leurs discussions nous plongent dans l’univers des jeux vidéo, particulièrement celles en voiture où il suffirait juste d’avoir la caméra derrière le véhicule pour que nous nous y croyions. ANORA possède toutefois l’intelligence de ne pas être que ça. S’il nous fait pendant longtemps penser à GTA, le métrage nous sort de cette illusion au fil de la seconde partie. Les Russes, vus comme antagonistes, sont finalement peu violents et attachants. Les parents d’Ivan sont notamment normaux et ne sont pas les chefs d’une quelconque mafia. ANORA utilise la satire de l’Amérique montré dans GTA pour la porter dans le monde réel. Le film évite alors de tomber dans une mauvaise parodie de Quentin Tarantino ou des frères Coen dont nombre d’œuvres avant lui sont tombés.
Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’argent
Plus qu’une parodie d’autres films, ANORA est un conte basé sur le cinéma de Sean Baker. C’est un aspect assumé par le cinéaste, Anora citant Disney – après l’avoir déjà fait dans The Florida Project – et Cendrillon. Anora est un avatar moderne de cette dernière, la jeune femme s’émancipant de son statut grâce à un prince. Cela explique notamment pourquoi le retour chez elle après sa nuit de travail est si cliché. Les tropes de la maison à côté des rails de métro, de la sœur désagréable et des barreaux devant Anora ne fonctionnent seulement que si nous sommes dans un conte. Cela reste en revanche un conte très subversif où les codes de la romance sont pervertis par l’argent et le pouvoir. Subsiste tout de même les paillettes inhérentes à ces productions. Après le mariage à Las Vegas, les plans en contre-plongée sur le couple dévoilent une nuit étoilée et des feux d’artifice. Néanmoins, il n’y a rien de magique là-dedans. Ce sont des effets artificiels qui seront annonciateurs du destin du couple. Paradoxalement, ce sont les moments de calmes qui nous font croire à cette romance. Les jeux de regards sont étranges car nous ne savons pas s’ils sont sincères ou non. Le film nous donne plus tard la réponse, mais au moment T le doute subsiste. Ce doute s’accentue quand Ivan fait sa demande. Étrangement, il sort du cadre laissant Anora seule. C’est comme s’il sortait du film, voire de cette existence artificielle, pour être honnête. Malheureusement pour la jeune femme, c’est une sortie éphémère pour ce prince lâche. Anora est ici à la fois le prince et la princesse. Durant la seconde partie, accompagnée par ce qui semble être les sbires de Cruella par leur gaucherie, elle va chercher son bien-aimé. Cette quête ne va cependant pas la mener au « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » qu’elle souhaitait.
Strip-teaseuse, spécialisation éducatrice
Dans le monde réel, les hommes ne sont pas les preux chevaliers dépeints dans les contes, ce sont les femmes qui le sont. ANORA suit une femme forte très entreprenante et surtout adulte. Sa relation avec les hommes est unilatérale car c’est elle qui les domine. Cela a un rapport avec son métier car dans le strip club les clients sont passifs et soumis aux strip-teaseuses. Dans le privé, cela va même plus loin, en témoigne le couple que forment Anora et Ivan. Lorsqu’elle danse dans le salon de son copain, à aucun moment nous ressentons qu’elle lui appartient, c’est même l’effet inverse qui se produit. Si Anora possède un contrôle total sur Ivan, c’est parce que c’est un grand enfant. La jeune femme agit ici telle une mère de substitution qui va l’éduquer, notamment sexuellement. Ce n’est pas un hasard s’il y a un montage alterné entre la prise d’otage et un baptême, Ivan étant assimilé à ce bébé. Plus que le jeune Russe, les hommes sont globalement infantilisés. Les Arméniens sont, comme dit précédemment, des méchants de dessins animés enchaînant gaffe sur gaffe. Même le père d’Ivan, homme respecté censé représenter l’autorité, rit bouffonnement lorsqu’Anora insulte son fils. Une nouvelle fois, c’est bel et bien la mère qui est la véritable cheffe de famille, elle qui est la seule à tenir tête à la strip-teaseuse. L’impuissance des hommes n’est cependant pas totale, un d’eux réussissant à se détacher du lot. Igor est un personnage sortant de nulle part qui, bien que drôle, est le seul représentant de la gente masculine à agir en adulte. Il l’est notamment dans son rapport avec Anora, celui-ci prenant la place d’un grand frère pour elle, se plaçant souvent dans le champ derrière elle tel un ange gardien. Ce lien fraternel est renforcé par les insultes qu’elle lui lance en continu. D’un œil extérieur Igor n’en mérite pas tant, toutefois ces pics soulignent la sincérité d’Anora à son égard, chose dont elle a rarement fait preuve avec les autres. C’est d’ailleurs le seul qu’elle va regarder droit dans les yeux et avec qui elle va agir puérilement. Cette relation touchante est une des grandes réussites du métrage, particulièrement dans la construction de la protagoniste. Anora est une femme forte et dominante, mais même ceux qui se tiennent droit ont besoin de se courber pour pleurer sur l’épaule d’autrui.
Les contes nous permettent de rêver, mais ils ne durent qu’un temps avant de nous renvoyer dans la terreur de la vie réelle. ANORA poursuit cette tradition en dissimulant cependant le cauchemar sous une tonne de maquillage. Sean Baker n’apporte aucune morale à ce conte vicié, car il n’en a pas besoin. Le conteur ne fait que constater la situation de ces gens qui sont floués par un système ne voulant pas d’eux. ANORA montre que le cinéma les accueille à bras ouvert non pas par opportunisme, mais avec une immense tendresse.
Flavien CARRÉ