Culte pour les uns, frustrante et lassante pour les autres, LOST est encore aujourd’hui au centre des débats chez les sériephiles. La première grande épopée télévisuelle pensée par Damon Lindelof et J. J. Abrams bascule aujourd’hui sur le catalogue Disney+, dans sa nouvelle extension Star, accompagnée d’une quête insatiable d’interprétations animant une fan-base bien garnie. Et c’est peut-être là qu’est la faille principale de ce monument. Explications.
Déplacer le débat
Inutile de s’attarder sur les différents éléments constitutifs de l’intrigue de LOST : Le crash du vol océanique 815, une trappe, la fumée noire, les « Autres », des ours polaires, ou encore une série de chiffres maudits… tant d’éléments alimentant ce mystérieux objet fictionnel, lequel siège désormais au panthéon des séries cultes. Pilier incontournable de la première vague des séries ABC au début des années 2000, LOST a ouvert des voies dans lesquelles se sont engouffrés nombre d’héritiers, plus ou moins dignes de leur immense prédécesseur. La conjonction de deux flux narratifs naviguant entre différents courants temporels, la capacité caméléonienne à prendre l’apparence d’un conte philosophique sans trahir les codes du récit d’aventure, tant de processus inédits qui font de LOST une œuvre à part, qui n’a jamais laissé indemne. L’œuvre de Lindelof a fasciné toute une génération, jusqu’à ses derniers instants, en 2010. Paradoxalement, s’en sont suivies dix années conflictuelles pour les téléspectateurs ayant participé à l’exode : que comprendre de cet épilogue ? Doit-on s’en satisfaire ? Qu’en est-il d’une potentielle suite ou d’un spin-off ?
LOST ne désirait sûrement pas susciter de tels émois. Cette succession d’analyses du final, certes discutable, n’avait pas lieu d’être. Dès ses prémices, on ne peut que se douter qu’un tel potentiel fictif ne manquera pas d’aboutir à une conclusion qui divisera. C’est le credo même de ces œuvres qui éblouissent et captivent, qui donnent lieu à ce voyage unique vers un imaginaire débridé dont on ne retient souvent, et fâcheusement, uniquement les discordances, la plupart du temps légères. Comme pour Game of Throne ou Dexter, autres mastodontes, l’indulgence doit être de mise et il convient de ne pas omettre l’expérience thérapeutique qui résume finalement le visionnage de la série. C’est ce qu’a malheureusement oublié une majorité de téléspectateurs, dont les critères qualitatifs ont pour la plupart faussé le jugement. Afin de puiser à bon escient la matière fictionnelle de LOST, il faut nécessairement lâcher prise, accepter que l’ordre fictionnel ancestral, rigoureux et devenu inutilement didactique, soit maltraité. Ce qui prime avant toute chose, c’est l’expérience de visionnage qui ne doit en aucun cas être altérée par une quête vaine de sens ou d’exigences futiles, entraves à l’émotion. Pour LOST, la posture adéquate est mimétique de celle des disparus au contact de l’île.
Quête de croyance
LOST s’est aussi imposée par sa capacité à penser ses personnages sur plusieurs saisons, en imaginant une évolution au contact de flux narratifs pluriels. En multipliant ainsi le champ des possibles au sein d’un récit qui ne s’essouffle que rarement, le protagoniste grandit et évolue au contact de l’île. L’usage du flash-back dans les trois premières saisons l’atteste : qu’il s’agisse de Jack, Locke ou Kate, chacun des passagers du vol 815 est dans une impasse avant d’embarquer dans l’avion. En arrivant sur l’île, le protagoniste s’accomplit et prend forme. Jack remet progressivement en question des convictions inaltérables et accepte l’extraordinaire. Sawyer atteint la stabilité escomptée et se libère du traumatisme originel en prenant conscience de son potentiel fictionnel. Le seul ayant conscience de la capacité qu’a l’île à lutter contre les chimères du réel est John Locke. En plus de lui redonner l’usage de ses jambes, l’archipel n’a de cesse de le guider en distillant les signes. D’un plan désormais iconique où un faisceau de lumière l’éblouit en pleine nuit alors qu’il est submergé par le doute, à une rencontre divine dans une mystérieuse cabane, il se fait l’aède imparfait de cette mythologie, son prophète.
Dans cette optique, son principal opposant est Jack. Cartésien et scientifique de nature, son évolution est sûrement la plus significative quant aux enjeux qui entourent le processus créatif revendiqué par Lindelof. Il faut l’admettre, la saison 6 a échoué quand il a fallu conclure l’arc narratif de certains personnages clés. Sawyer ou Saïd n’ont pas eu droit à la fin escomptée et on préfère se dire que leur destin était scellé dès la fin de l’excellente saison 5. A leur détriment, l’épilogue s’attarde plus longuement sur la prise de conscience de Jack. La quête initiatique du docteur prend forme lors du dernier épisode de la saison 3, où, lors du premier flash-forward de la série, il clame ses envies de retour sur l’île. Inexistant et anodin dans une mièvre réalité, Jack réalise que, loin de la lumière de l’île, il n’est rien. Cette lumière, il finira par la trouver, comme Locke au terme de la sixième saison. Son adoubement par Jacob et son affrontement contre la fumée en font définitivement un chevalier protecteur et courtois, dernier défenseur des bienfaits de la flamme fictionnelle salvatrice. En cela, Kate est aussi un personnage clé, pilier romanesque autour duquel gravitent successivement Jack et Sawyer. Sa nouvelle identité d’aventurière permet aux deux hommes de s’accomplir et de grandir dans cette nouvelle réalité, jusqu’au couronnement acquis dans l’église. C’est aussi elle qui amène Jack à se remémorer l’île dans les flash-sideways de la saison 6, sûrement l’une des plus grandes réussites de LOST. Ainsi, en prenant conscience de son importance au sein du récit, le héros est désormais en droit de quitter la réalité trop étriquée dans laquelle il est coincé.
Conte salvateur
LOST présente bien sûr de nombreux défauts, mais il serait de mauvaise foi de ne pas faire preuve d’indulgence. Après avoir traversé la crise des scénaristes à Hollywood, il restait trois saisons à la série pour répondre à un nombre important d’interrogations. Pour cette raison, on ne peut pas reprocher à LOST de ne pas apporter de réponses. Beaucoup restent discutables mais comment ne pas être subjugué par la rigueur avec laquelle le récit enjambe toutes ces problématiques, sans négliger l’intensité tragique qui le caractérise depuis le crash de l’avion. C’est d’ailleurs la principale qualité de LOST, sa faculté à émouvoir en jouant perpétuellement avec notre sensibilité, et ce même lorsqu’elle perd momentanément de sa grâce. La saison 6 n’est sauvée que par les flash-sideways et les nombreuses incohérences qui altèrent le récit d’aventure lassent dès lors que nombre de personnages attachants sont mis de côté par la narration. On regrette ainsi de ne pas voir davantage Hurley dialoguer avec les morts et ainsi jouer un rôle plus important. Pour autant, le destin de Ben et son cheminement donnent lieu à des séquences riches de sens, laissant entrevoir les meilleurs moments de Leftovers. Ainsi, de son purgatoire au meurtre d’un prophète, il est l’actant principal d’épisodes bibliques rejoués sur l’île. On trouve son alter ego dans la saison 2 de Leftovers, sous les traits de Matt, lorsque, persuadé d’avoir pêché, il refuse le pardon. Ben, tourmenté et coupable, n’acceptera pas de traverser le portail salvateur, en refusant d’entrer dans l’église. Au contraire des autres, et à raison, il ne considère pas en être le fondateur. Ainsi, il réalise trop tard avoir échappé à l’absolution fictionnelle.
Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir que Ben s’oppose pleinement à Desmond Hume dans les derniers épisodes. Ulysse contemporain, il traverse les épreuves imposées par le récit en héros, avec courage et bravoure, au contraire de son homologue. Sa quête éperdue d’amour et d’union est sûrement l’une des plus grandes réussites de LOST. Cette extraordinaire odyssée dans laquelle le tragique et l’épique s’équilibrent impose le respect. Arrivé à un stade où le fantastique s’est pleinement immiscé dans la narration, Desmond continue de naviguer à travers les époques, se faisant le médiateur entre de multiples temporalités. En regardant LOST, le spectateur doit construire sa posture en même temps qu’il suit la trajectoire de Desmond. Son parcours sur l’île est une allégorie du voyage qu’on opère en visionnant ces six saisons. Malmené par le récit, tenté de renoncer, il serait préjudiciable de quitter le navire à l’heure où de telles excursions narratives se font rares. Au contraire, dès l’instant où Jack ferme l’œil en voyant l’avion décoller, on ne désire qu’une chose : qu’un nouveau crash survienne pour partager ce beurre de cacahuètes, bien réel, en compagnie de Charlie et Claire.
Emeric
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