joker
© 2019 Warner Bros France

JOKER, les origines du mal – Analyse

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Après avoir fait sensation à la Mostra de Venise où il a remporté le Lion d’Or – une première pour un film DC – JOKER s’impose comme le choc cinéma de cette année 2019.

Associé dès la genèse du projet en tant que co-producteur, Martin Scorsese a laissé sur le film une empreinte déterminante. Avec Taxi Driver et La valse des pantins comme orientation artistique, le studio s’est distingué par ses ambitions radicales et claires, façonner une origin story à la fois sombre et réaliste. À travers cet article, nous tenterons de comprendre en quoi ces deux films références forment une matrice essentielle pour le long-métrage de Todd Phillips.

Tout d’abord il faut s’intéresser à la figure du clown pour réaliser à quel point elle fait le lien entre l’univers du comics dont le super vilain est originaire et le monde cinématographique de Scorsese. Arlequin ou Arlecchino, issu de la commedia dell’arte, est l’ancêtre du clown. Son costume composé de losanges multicolores est censé représenter les différentes facettes de sa personnalité. C’est un personnage versatile, fourbe et farceur, il est l’héritier direct du bouffon médiéval. Initialement dépeint comme simplet et maladroit il se distingue sur scène par ses acrobaties. C’est d’abord Molière puis Marivaux qui vont développer et complexifier ce personnage archétypal pour en faire un pivot essentiel de leurs intrigues. Incarnation de la ruse et de la sournoiserie, ses actions vont jusqu’à provoquer des transgressions sociales.

Photo du film JOKER
© 2019 Warner Bros France

Dans le cirque, il existe deux types de clowns, le clown blanc, aussi appelé le clown triste. C’est le faire-valoir de l’Auguste, avec son allure de Pierrot lunaire, il est le contrepoint poétique. L’Auguste est la véritable star du numéro, il arbore un costume éclatant et porte le fameux nez rouge. Dans le JOKER, les deux archétypes s’incarnent dans la personnalité psychotique du personnage principal. A la fois clown blanc en Arthur Fleck, il se change en Auguste lorsqu’il porte le costume du Joker.  Pour le clown, le maquillage est le reflet de son caractère. Si les fractales de couleurs symbolisent les différentes facettes d’Arlequin, le maquillage du clown est moins une dissimulation qu’une révélation de ce qu’il est réellement.

Avec son personnage de Charlot, Charlie Chaplin transpose au cinéma une figure de clown moderne. Immédiatement identifiable par son costume trop grand, trop large et sa démarche maladroite. Anonyme et vagabond, il représente les laissés-pour-compte, les déclassés, les pauvres et les marginaux. Mais c’est aussi, dans cette période de l’entre-deux guerres marquée par l’antisémitisme, une représentation du juif errant malmené par la montée du fascisme. Il partage avec le clown l’art de la pantomime. Proche du Pierrot, le rire qu’il provoque est teinté d’une poésie humaniste comme pour mieux révéler l’injustice et l’absurdité de la société moderne.

Photo du film JOKER
© 2019 Warner Bros France

Avec Taxi Driver, Martin Scorsese et Paul Schrader façonnent l’archétype de l’outsider. L’histoire de Travis Bickle, un paumé congénital enfermé dans sa solitude, qui déambule dans la ville à la recherche d’un sens à donner à sa vie. Une errance hallucinée dans les rues de New York comme pour matérialiser cette plongée au cœur de la folie. Entre rêve et réalité, raison et démence. Travis marche au hasard, désorienté, il cherche une proie à assassiner ou une victime à secourir.

Pour Nietzsche, l’artiste et le criminel sont les deux faces d’une même pièce, ils partagent une même nature. Une prédisposition à l’ivresse des passions, l’acuité du regard et de sa sensibilité face à la complexité du monde. L’artiste est celui qui peut jouir de ces caractéristiques quand le criminel, frustré de ne pouvoir en disposer, se dirige vers l’abîme. Désir de meurtre rejoint donc volonté de puissance, il s’agit là de rétablir un statut d’homme fort contrarié par les lois de la société.

Travis Bickle n’est ni plus ni moins qu’une projection négative de Martin Scorsese. Par ailleurs, ce motif esthétique du dédoublement est au centre de Taxi Driver, matérialisé à travers les deux scènes cultes du miroir. De Niro se parle à lui même, il parle à son double, prêt à surgir pour prendre sa place dans la réalité. Le film traduit ce basculement vers la folie, un monde imaginaire et fantasmé, prêt à se répandre sur le monde pour le submerger. La fiction pour réparer les blessures intimes infligées par le réel. Acculée dans son esprit malade, la personnalité criminelle de Travis bondit comme une bête sauvage dans une pulsion meurtrière vengeresse.

Photo du film TAXI DRIVER
Robert De Niro aka Travis Bickle

On assiste alors à l’avènement du personnage psychotique. L’homme dans le miroir c’est le fort qui prend les commandes pour venir à la rescousse du faible et ainsi réparer une présence au monde bafouée. Par un désir de toute puissance, il s’agit de redevenir le fort dans la conception Nietzschéenne du surhomme et ainsi donner un sens à la célèbre maxime “Deviens ce que tu es”. C’est également toute la question du JOKER, libérer la véritable nature, jusque là endormie, enfouie, refoulée. Car il s’agit davantage d’une révélation que d’une métamorphose, le masque du clown n’est ni plus ni moins que le véritable visage d’Arthur Fleck.

Taxi Driver raconte l’itinéraire d’un homme qui bascule dans la folie. Le film fait l’expérience du cheminement d’un marginal vers ses pulsion meurtrières. Convoquer l’icône de Travis Bickle c’est inscrire l’origin story du Joker dans ce même processus. Éviter l’écueil du manichéisme en traçant le sillon de l’origine du mal dans la construction psychologique d’un personnage complexe.

Mais pour comprendre toute la symbolique qui se cache derrière la figure du clown il faut revenir à Bergson. Dans son célèbre essai, le philosophe définit la fonction sociale du rire qui sert de rappel à l’ordre pour celui qui sort du rang. “Toujours un peu humiliant pour celui qui en est l’objet, le rire est véritablement une espèce de brimade sociale.” Lorsque l’on rit de quelqu’un, on pointe du doigt un comportement ou un geste anormal, qui rompt avec les codes et les conventions. Il y a dans le rire une forme de catharsis, une soupape faite pour éprouver les limites de ce que nous considérons collectivement comme normatif. Le rire c’est le décalage, le sujet du rire est par conséquent en dehors, rejeté, exclu.

Photo du film JOKER
© 2019 Warner Bros France

Le rire s’accompagne toujours d’une insensibilité passagère, d’une indifférence face l’objet moqué. Rire de quelqu’un suppose un processus de déshumanisation, parfois mis en scène par celui qui souhaite le provoquer. L’accoutrement du clown permet ce détachement, son apparence l’isole. Il est immédiatement désigné comme étranger à ce qui fait communauté. Il est l’idiot utile qui n’appartient plus au groupe social. “Le comique naîtra, semble-t-il, quand des hommes réunis en groupe dirigeront tous leur attention sur l’un d’entre eux, faisant taire leur sensibilité et exerçant leur seule intelligence.” Bregson, Le rire.

Depuis le cirque jusqu’au stand up, le spectacle comique reprend cette scénographie. Un homme seul, face à l’assemblée offerte au rire. Le clown, ou le comique, sert de catalyseur. Sujet du rire qui se libère pour expier les angoisses de la société, il trace sur son visage les marques de l’éternel bouffon. Voilà pourquoi le JOKER renouvelle l’univers du late show présent dans La Valse des pantins. En enfilant le costume du clown, Arthur Fleck après Rupert Pupkin se retire du groupe pour devenir à son tour ce personnage un peu pathétique promis au rire mais aussi à l’humiliation.

Photo du film LA VALSE DES PANTINS
Robert De Niro aka Rupert Pupkin

La Valse des pantins peut se lire comme une réponse à Taxi Driver, une variation, on y retrouve, à travers les reflets d’un miroir déformant, certaines des thématiques précédemment abordées. La filiation avec le JOKER est elle aussi évidente tant leurs composantes scénaristiques et visuelles se ressemblent. Dans ce film de Martin Scorsese sorti en 1983, Rupert Pupkin est le fan inconditionnel d’une vedette de télévision interprété par Jerry Lewis. Comme lui, il voudrait briller sur la scène du late show qu’il ne manque pas de reproduire dans l’intimité de son appartement. Rupert nourrit une fascination qui se change très vite en obsession pathologique. Il ira jusqu’à traquer chez lui l’humoriste et l’enlèvera dans le but de prendre sa place sur scène.

Le film est entrecoupé de séquences imaginaires dans lesquelles Rupert rêve sa vie aux côtés de son idole. Ces plongées intérieures ouvrent sur l’état mental du personnage et offrent un point de vue vertigineux sur son délire psychotique. On y retrouve ce même procédé de basculement du réel vers la folie. Des allers-retours incessants qui vont jusqu’à brouiller les frontières et perdre Rupert entre les rives des deux univers. Là encore la fiction surgit pour réparer le réel dans lequel le personnage est sans cesse humilié et rabaissé. A mesure qu’il avance dans sa quête de reconnaissance, la chute du personnage se fait imminente et fatale. Dès lors, la fuite vers la fiction devient la seule issue possible, le seul refuge contre la ruine.

Photo du film JOKER
© 2019 Warner Bros France

Le personnage de super-vilain façonné pour le JOKER est, en quelque sorte, une synthèse de Travis Bickle et Rupert Pupkin. L’association de deux archétypes iconiques pour en former un nouveau. Transcender la pop-culture et l’imaginaire collectif afin de réinventer un mythe cinématographique. C’est uniquement par ce procédé cinéphilique que Todd Phillips est parvenu à contourner mais surtout à exorciser les interprétations des Jokers passés.

Hadrien Salducci

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