couverture 1 - ANATOMIE D'UNE CHUTE, autopsier la rupture - Critique
Crédits : Justine Triet

ANATOMIE D’UNE CHUTE, autopsier la rupture – Critique

Légitimement auréolé de la Palme d’Or, le quatrième film de Justine Triet est un excellent exercice de style, où thriller et chronique familiale coexistent avec brio.  

Dès le choix du titre, Justine Triet donne le ton. Sybil et Victoria renvoyaient directement aux personnages scrutés dans ses deux précédents films et, paradoxalement, induisaient une forme de blocage. Les récits se cantonnaient à de belles introspections au cœur de psychés tourmentées, sans oser pour autant sortir d’un cadre parfois trop sage. Surtout, cet « ailleurs » était entrevu au cours de séquences suggérant d’autres horizons. Les doutes de Victoriale tournage oppressant dans Sybil… la matière fictionnelle puisée par Triet engendrait une effervescence lumineuse, où le récit se diluait dans de courts instants sacrés. On ne demandait qu’à en voir plus et force est de constater qu’ANATOMIE D’UNE CHUTE fait figure de consécration dans cette optique. 

Photo du film ANATOMIE D'UNE CHUTE
Crédits : Les Films Pelléas, Les Films de Pierre

D’emblée, dès le titre donc, on devine cet « ailleurs ». Étrange coexistence où la chute complète son nom ,« anatomie » : une antithèse intrigante qui se cristallise dans une affiche tout aussi paradoxale. Samuel et Sandra, hilares, partagent le seul instant de bonheur apparent, qu’on ne retrouvera jamais à l’écran. Peut-être tout le contraire de ce rouge cramoisi en arrière-plan, qui s’efface progressivement dans l’obscurité. Cette noirceur sous-jacente est le fil conducteur du film, dès son introduction oppressante. Dans cette séquence initiale, « P.I.M.P », sample popularisé par 50 Cent, empêche le dialogue entre Sandra et une journaliste, obligée de partir contre son gré. Le son envahissant projeté par Samuel dans le chalet familial souligne alors l’imminence de l’implosion. On n’y comprend d’abord pas grand-chose. Et c’est bien ainsi. Que se trame-t-il dans ce chalet, filmé avec parcimonie, où l’unique enfant du couple finira par découvrir le cadavre de son père ?

On identifiait les interlocuteurs du récit dans Sybil et Victoriaceux qui menaient la danse. Ici il n’en est rien. L’introspection explicite s’efface au profit d’une ambiguïté palpable, qu’incarne habilement Sandra Hüller. Meurtre ? Suicide ? Qu’importe. Prétexte pour un procès remarquablement écrit, la teneur du postulat originel légitime ce jeu de piste qui, jusqu’à sa conclusion, évince le spectateur. Triet mise tout sur la pulsion des corps à interpréter la chute. Gravitent ainsi autour du corps déchu monologues et morceaux de rhétoriques, des lignes d’explication et de théorisation desquelles émane le doute. Sur l’échiquier, l’avocat général surnage. Antoine Reinartz signe sa plus belle partition et participe pleinement à l’émergence de cette complexité inexplicable, alimentée par de maigres indices.  

Photo du film ANATOMIE D'UNE CHUTE
Crédits : Les Films Pelléas, Les Films de Pierre

Ici encore, choix payant pour Triet. En refusant le jeu des flashbacks, le récit manifeste une indiscernabilité jubilatoire, et ce jusque dans ces derniers instants. De ce projet, l’horizon le plus manifeste semble être celui de réfléchir la fiction à laquelle participe chacun des actants du procès. Hormis Sandra, insondable jusqu’à l’épilogue (et c’est peut-être là le seul, léger, bémol du film), il est fascinant d’observer à quel point chacun se laisse convaincre par une pluralité d’hypothèses concernant la chute de Samuel. L’avocat général envisage jusqu’au bout le drame familial ayant poussé au meurtre, là où Vincent (Swann Arlaud tout en justesse), exalté et sentimental, défend la veuve déchue et esseulée. Triet s’efface pour mieux nous perdre et ne laisse les clés de son récit qu’à un seul juge, Daniel, le fils en quête de réponse.  

C’est la plus belle idée du film : L’enfant comme détenteur de la vérité.  Souffrant de cécité (habile métaphore de son incapacité à cerner sa mère), Daniel, 11 ans, se démarque pleinement pour s’accomplir comme témoin auscultant le drame qui entoure sa famille. L’enfant prend les rênes de la fiction et va jusqu’à torturer son chien pour creuser la vérité. Un geste sidérant qui traduit peut-être trop cette volonté chez  la réalisatrice d’induire le doute mais ô combien cohérent. L’émotion, jusqu’ici absente, surgit lors du monologue énoncé par Daniel, seul véritable victime du récit. Sans basculer vers l’un des rouages raisonnés qu’il supporte pendant le procès, il explicite les véritables enjeux du film de Triet. On se moque de savoir ce qui pousse la chute. C’est ce qui en résulte qui prime. Et si l’enfant, effacé au détriment de ses parents, retrouve la vue, c’est parce qu’il s’affirme en demandant même à s’éloigner de sa mère pour prendre le recul nécessaire. Il parvient ainsi à faire usage du mot, en décidant de l’issue du récit. Que Cannes récompense un tel geste et une telle ode au Verbe donne espoir. Loin des apologues douteux et à l’inverse de précédentes Palmes, on ne peut qu’applaudir le choix des jurés.  

Emeric Lavoine

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