TAXI DRIVER : Scorsese délivre déjà un masterpiece au bout de 5 films (!)
Car si rétrospectivement Alice n’est plus ici reste mon film préféré de Scorsese, en raison de cette émotion qui en émane, avec TAXI DRIVER, c’est quelque chose de plus.
De ce qui provient des films précédents et évolue, il y a cette puissance dans la direction d’acteurs, cette précision dans l’écriture des personnages satellites, cette mise en scène du quotidien, cette capacité à faire venir l’émotion de nulle part.
Puis il y a cette ambition, volontaire ou non – plus palpable en tous cas, de rendre compte de l’état d’un pays à travers le portrait de quelques uns. Tout est bien sur lié, et l’organisation d’élément aussi complexes, c’est ce qui fait la marque d’un grand réalisateur, et ici, celle d’un film qui marquera son époque et laissera une trace indélébile dans la conscience collective.
TAXI DRIVER, c’est une peinture d’un New York d’une autre époque… Une ville exprimant malgré elle cette perte de contrôle qu’ont les États-Unis concernant leur propres valeurs fondatrices. Initialement tournées vers la recherche du progrès et le désir de propriété, ces valeurs, de nos jours, signifient surtout déterminismes et fossés socio-culturels, exploitation de l’autre et laissés-pour-compte (voir aussi, la série The Knick de Steven Soderbergh). TAXI DRIVER observe un New York presque cauchemardesque donc, ou pauvreté crasse et violence définissaient le cœur de la ville, tout en côtoyant leur propre extrême social, une classe exprimant hypocritement son intolérance.
Pourtant, s’il n’existe plus grâce à une jolie politique de balayage sous le tapis de ses turpitudes sociales (signée Juliani, 1994 – 2001), cette vision exista, et existera encore et toujours; c’est inhérent à la culture américaine. On peut d’ailleurs encore l’observer dans des villes à façade progressiste, comme San Francisco… Ou au cinéma dans des films aussi variés que Blade Runner, ou Se7en, via la vision misanthrope et blasée d’un personnage cherchant à plus ou moins à modifier son environnement pourri, à son échelle.
Plus techniquement, Scorsese pose un style certain avec TAXI DRIVER. Dans la continuité de Mean Streets (et même d’Alice, dans une moindre mesure car hors NYC), il s’agit d’immerger totalement le spectateur dans cette ville.
Ce qui m’a marqué, c’est cette insistance à filmer la ville, sous toutes sortes d’angles, par toutes sortes de moyens. En travellings avants ou latéraux, en caméras fixes, caméra portée, taxi-portées… Ce qui en ressort, ce sont ces détails fourmillants que la caméra capte. Les ombres chinoises derrières les fenêtres, les agressions fortuites, les façades des magasins, les ghettos, la misère ; l’âme de la ville devient palpable et effrayante, personnifiée. Ce personnage, au même titre que les autres, vient étoffer par l’interaction la personnalité déjà complexe de Travis.
TAXI DRIVER, c’est aussi le regard de l’Amérique sur elle même, via un portrait de l’intime qui se confond dans l’allégorie, à une vision d’ensemble.
Il y a par exemple une fusion entre l’intime et le politique qui transparaît dans cette relation entre Travis (Robert de Niro) et Betsy (Cybill Shepherd). Une jeune femme belle et éduquée représentant une pensée et un mouvement politique, auquel Travis adhérera, alors qu’il n’en perçoit et comprend, que la beauté de sa façade. L’un modifie sa personnalité pour parvenir à ses fins, l’autre se laisse séduire par l’inconnu, plus par orgueil et intérêt que sentimentalement. L’un et l’autre seront ensuite mis en face de leurs contradictions, via un inévitable choc culturel. Betsy, lorsque Travis l’emmènera voir « un film » (un porno, normal), confrontée à son aversion du « réel », loin de toute notion artistique ou de réflexion.
Travis lorsque confronté au politicien et patron de Betsy Palantine, lui expliquera son point de vue misanthrope allant à l’encontre du slogan pourtant évident « We Are The People ». Palantine, à l’instar de Betsy, sera également mis en face de l’impossibilité d’un changement, et de l’aspect opportuniste de sa propre campagne électorale. Des rapports au final, reposant sur l’apparence bien plus que sur une empathie véritable. On peut y voir une critique bien cynique, du déterminisme socio-culturel et de son hypocrisie latente.
Il y a également, encore plus enfoui dans ce rapport à la politique et dans la relation Travis/Betsy, la métaphore d’une jeunesse à qui l’on a imposé le conflit du Vietnam sans le lui expliquer vraiment, vendu comme un engagement nationaliste et nécessaire, lorsqu’il s’agit surtout d’intérêts personnels, politiques et économiques. Travis parodiera cette guerre perdue d’avance, par sa propre volonté de contrôle par l’intervention et la violence.
Si l’on voit l’ombre de la guerre du Vietnam dans la perte progressive de repères affectifs et psychologiques de Travis, ce discours se répète souvent au cinéma, en fonction des conflits et des époques. Comme par exemple dans le American Sniper de Clint Eastwood, si l’on accepte de le considérer de ce point de vue.
Puis il y a ce rapport à la Femme (que je définissais dans le cinéma de Scorsese, de binaire, l’Homme considérant celle ci exclusivement comme maman ou Putain). Ce rapport évolue dans TAXI DRIVER; Travis, à l’instar du Scorsese d’Alice n’est plus Ici, fait preuve d’une certaine empathie envers ses femmes. Il comprend ainsi, jusqu’à en devenir fou, que l’une – la maman – restera pour toujours inaccessible, et que l’autre – trop accessible – pourrait peut-être devenir respectable et remplacer la première, avec de la patience et un bon coup de pouce. Mais empathie ne signifie pas qu’il ne cherche pas à leur imposer sa propre vision… Un trait récurrent chez les hommes du cinéma de Scorsese – mais pas dans ses films, qui en constatant cette vision fermée et binaire la dénoncent. Je pense tout particulièrement à Alice n’est plus Ici, où Scorsese capte la perception d’une femme soumise à ces préceptes.
La morale pessimiste est que chacun est responsable à son échelle de cette déchéance… Et qu’il est possible, voire même nécessaire pour son propre bien être, d’occulter ses responsabilités. Si le film fait froid dans le dos, c’est parce qu’il montre un personnage conscient de l’état de son pays et de son inaction, ce qui le mènera progressivement à réfléchir une réponse adéquate, quoique disproportionnée.
Les notions d’espoir représentées par les deux femmes, ne sont que poudre aux yeux. L’une butant contre un certain déterminisme social, l’autre reprenant un schéma « paternisant et paternisant », qui ne peut aboutir qu’aux mêmes résultats.
En dehors de l’apocalyptique final, de nombreuses scènes et situations mineures en comparaison, illustrent ce cynisme . Comme lorsque Travis reste passif alors qu’il pourrait aider Iris à échapper à son destin de prostituée, ou celle (géniale) avec Scorsese, un exemple de violence domestique en devenir illustrant ce désir de propriété – valeur clé de l’Amérique. Ou celle ou Travis intervient lors d’un braquage, ou sa volonté d’attenter à la vie d’un dirigeant politique – renvoyant, là, à l’assassinat de Kennedy (1963), président progressiste en faveur d’une égalité sociale, inconcevable pour Travis, vivant, lui, sur le terrain, et se nourrissant de sa misanthropie.
Un chef-d’œuvre froid, psychologique, politique, cynique, réaliste, intemporel, iconique…
Il y a aussi ce rythme particulier, dont le schéma nous est donné dès les premières minutes, et qui tiendra jusqu’à la fameuse antépénultième scène: la musique alterne entre ces morceaux de jazz enivrants centré autour d’un cuivre, saxo généralement, illustrant la déambulation désintéressée de Travis. Puis, l’ensemble des cuivres se mettent à jouer simultanément, donnant un son bien plus agressif et inquiétant dès lors que Travis focalise son attention sur quelque chose; Cela suggère en quelques notes, un véritable mouvement psychologique derrière l’impassibilité de son regard. Travis devra alors réprimer ses différentes pulsions et/ou un comportement normal et adapté aux situations, dans le but de passer l’épreuve sociale. Ces instants sociaux seront l’occasion de nous faire passer par une large palette d’émotions envers le magnétique Travis, allant de l’inquiétude à la sympathie, puis se muant dans une sacrée dose de nuances, en angoisse/dégoût… Il développe également, en parallèle et dans la solitude, sa propre folie issue de l’échec de chacune de ses « épreuves » susmentionnées. Une violence que Travis rumine et intériorise au quotidien, pour mieux la libérer dans l’intimité, en attendant… Le fameux « You talkin’ to me » est d’ailleurs sa réponse à la véritable logorrhée verbale qu’il subira de la part du mari jaloux (Martin Scorsese) mais à laquelle il restera impassible.
Bouillonnant, mais impassible. Ses seules soupapes : ces moments de solitude, quelques accès de mythomanie et l’écriture de ses pensées misanthropes (exprimées en voix off).
TAXI DRIVER et son iconique personnage Travis Bickle nous font constater le génie caméléon de De Niro à travers son interprétation, en accord total donc avec les autres acteurs/personnages, les situations modifiant lentement sa psychologie (écriture/mise en scène), ou la subtile partition musicale (Bernard Herrman).
La logique du film est d’organiser ces nombreuses réflexions et de donner à chaque instant du film plusieurs niveaux de lecture pour en arriver à la situation mentale finale de Travis (lé-gè-re-ment psychotique), et cette apocalyptique conclusion.
Il reste tant de choses à dire à propos du film de Scorsese ! Sur la précision de l’écriture générale de Paul Schrader, ou examiner en profondeur chaque interprétation, etc.
Mais en bref, TAXI DRIVER est un film mêlant psychologie, politique, cynisme, intime, réalisme… Un chef-d’œuvre intemporel et iconique capable de provoquer une profonde réflexion par sa complexité et ses nombreux niveaux d’interprétations.
Georgeslechameau