« J’ai voulu que le film soit une expérience intensément subjective qui atteigne le spectateur à un niveau profond de conscience, juste comme la musique ; « expliquer » une symphonie de Beethoven, ce serait l’émasculer en érigeant une barrière artificielle entre la conception et l’appréciation. »
« Généralement, si le travail est bon, rien de ce qu’on en dit n’est pertinent. »
« Vous êtes libres de vous interroger tant que vous voulez sur le sens philosophique et allégorique du film. »
1. La clé de lecture
Selon l’opinion majoritaire, le réalisateur nous offre une clé de lecture à la fin du film. Pour être plus précis, au dernier plan, celui inoubliable du fœtus apparenté à un astre qui semble se diriger vers la Terre. L’image est accompagnée par Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss, il s’agirait, alors, de la clé.Il faut ici rappeler que Strauss a voulu, en composant cette œuvre, « illustrer » musicalement le livre du penseur allemand (le livre de Nietzsche n’est pas un essai mais un « poème philosophique », voilà pourquoi une illustration est possible).
Après l’interprétation musicale de Strauss, voici celle cinématographique de Kubrick. Le film entier peut alors être revu à la sauce nietzschéenne.
2. L’inspiration nietzschéenne
2001 peut dans un premier temps être interprété selon une transposition de Zarathoustra, une illustration. Kubrick ne semble pas pour autant se limiter à cette seule œuvre. Il interprète et retranscrit tous les grands thèmes nietzschéens.
a. 2001 et Zarathoustra
Les trois métamorphoses…
Le Zarathoustra de Nietzsche, pour ce que j’en ai compris, décrit, en son début, trois métamorphoses de l’esprit. La première est celle qui voit l’esprit devenir chameau. Le chameau représente la bête de somme. Il est un porteur de fardeau, il est le point le plus opposé du surhomme. Le chameau subit totalement sa vie.
Ensuite, le chameau devient lion. Le lion, grâce à sa force et son agressivité, se libère de toute contrainte. C’est le moment nihiliste.
Enfin le lion devient enfant. Celui-ci, par sa virginité retrouvée, pourra reconstruire de nouvelles valeurs, temps de la transvaluation si importante dans la pensée nietzschéenne. Nietzsche n’est pas un nihiliste car il n’en fait pas une finalité. Le nihilisme est le moyen d’aboutir à la transvaluation que seul le surhomme accomplira (ça fait très « prophétique » dit comme cela). Pour le philosophe à moustache, la transvaluation est un renversement de toutes les valeurs admises, héritées.
…Les trois temps du film
Ma première analyse de 2001 a donc consisté en une transposition point pour point entre le film et le livre.
L’Homme primitif est un esclave, ceci dans tous les compartiments de sa vie, il est nomade et est dépendant des points d’eau, des tribus rivales, de sa nourriture. La première métamorphose filmée par Kubrick est permise par la découverte d’une nouvelle fonction de l’os. Grâce à cet outil l’homme se libère de sa condition primitive pour accéder au confort et à la civilisation. Cette métamorphose passe par la mort symbolique et violente d’un congénère (le premier meurtre de l’humanité). Notre civilisation se fonde donc sur ce premier meurtre.
Kubrick a la gentillesse de baliser le film : à chaque métamorphose son Richard Strauss. Le premier temps du film s’achève sur les premières mesures de Ainsi parlait Zarathoustra. Un homme nouveau est né.
Puis la fameuse transition faite entre l’os et les vaisseaux spatiaux qui semblent danser dans l’immensité. L’année 2001, qui est le futur d’alors, est le réceptacle de toutes les projections de Kubrick. Ce monde est l’aboutissement, la limite de l’homme scientifique et technique. Le temps des scientifiques peut être vu comme le moment nihiliste. Les hommes paraissent aseptisés, infiniment diplomates, à tel point qu’ils nous semblent bien étrangers. Enlever toutes les valeurs à l’Homme, que lui reste-t-il si ce n’est la Science… HAL est d’ailleurs le seul être à qui nous pouvons prêter des caractéristiques humaines (d’où un nom anthropomorphique). Cet homme qui a finalement externalisé son humanité pour devenir lui-même plus sec, sans émotions ni aspérités. Stanley Kubrick a par ailleurs déclaré « La science est potentiellement bien plus dangereuse que l’État parce qu’elle a un effet durable ». L’homme s’est en quelque sorte, enlisé dans la Science et la technique.
Enfin, la dernière métamorphose advient grâce à un nouveau meurtre. Celui d’HAL. Puis David Bowman, se voit mourir comme il verrait une humanité entière dépérir. Stanley Kubrick clôt son film sur cet être, le « fœtus astral », le surhomme preuve de la future surhumanité.
b. La volonté de puissance, le surhomme et l’éternel retour
Voilà pour ce qui est de la correspondance entre le livre et le film. Au-delà du livre, je reste persuadé que Kubrick était touché en profondeur pour l’œuvre globale de Nietzsche. Ainsi, nous pouvons retrouver les autres grands thèmes de la pensée du philosophe moustachu.
La volonté de puissance semble être le filigrane du film. Nous sommes présentés, en tant qu’espèce, comme animés uniquement de cette volonté de puissance. L’interprétation de Kubrick est pessimiste à ce sujet. Il présente une énergie destructrice, une volonté de domination comme de destruction. L’Homme est filmé sous ses deux aspects, le créateur et le destructeur.
Enfin, l’éternel retour. Car par delà le progrès technique, la civilisation, les mêmes schémas se reproduisent en boucle. L’Homme est toujours en proie à ses propres démons et est en lutte contre ceux-ci. Cette lutte est d’ailleurs motrice. Reste à se demander si l’Homme n’est finalement pas créateur de ses propres obstacles (comme modalité de dépassement de soi) ?
3. Le progrès de l’humanité
Je pense que Kubrick filme les moments charnières de l’histoire de l’humanité. Le réalisateur démonte en 2h 21min le progrès de cette humanité. Il nous montre quels sont, selon lui, les ressorts fondamentaux de l’Homme, ceux qui l’ont poussé à progresser.
a. L’Homme et l’outil
Une question fondamentale soulevée par Kubrick dans ce film est celle de l’homme face à la technique, face à sa création, l’outil. Ce thème est d’ailleurs aussi aborder dans Dr. Folamour. Je pense que Kubrick décrit un homme créateur. Il crée et invente afin d’améliorer sa vie. La technique, l’outil prennent alors une place centrale. La technique, que cela soit l’os ou bien HAL, est la créature de l’homme. Stanley Kubrick parle bien de la création utilitariste, technique. L’Art échappe à cette critique.Par ailleurs, l’Homme crée l’outil à son image. Puisque cet outil a une finalité utilitaire, il est l’image d’un besoin de l’Homme à un moment donné. L’os comme HAL sont les reflets de l’humanité. L’outil est l’image de son inventeur, ceci pour une raison simple : il doit combler un besoin que rencontre l’homme. Il reflète donc ce que l’homme est et endure à un moment donné. L’homme primitif crée naturellement un outil agressif (car il doit combattre les tribus rivales) et l’homme civilisé une aide rationnelle fonctionnant sans émotions et incapable d’erreurs. Ainsi, la créature devient l’alter ego de l’homme.
b. L’Homme et le dépassement de lui-même
Finalement, l’Homme entretient un lien ténu avec sa créature, elle est à la fois son reflet et également la modalité du dépassement de soi. En effet, l’Homme est en quelques sortes challengé par sa créature. L’Homme, dans sa pulsion dominatrice doit finalement dominer ce qu’il a produit ou périr. L’Homme crée précisément pour dépasser sa créature.
Le meurtre symbolique
Ce dépassement de soi est illustré par les meurtres symboliques. Plus que des meurtres, il s’agit, selon moi, du deuil fait par l’homme d’une partie de soi. Tout dépassement comporte sa part d’abandon, pareil à la mue du serpent.
Poursuivons cette conception de la création humaine, celle dont le but est de permettre à l’Homme le dépassement de lui-même. L’Homme, en s’entourant de la Technique, domine ainsi son environnement et affirme son emprise sur une Nature bien hostile initialement.
Les créations d’hier deviennent les fardeaux d’aujourd’hui. Cette technique représente finalement une menace pour l’Homme. D’une certaine manière, l’Homme se condamne à l’évolution (à l’impossibilité de l’ataraxie) mais également à la violence inhérente à celle-ci.
La violence du dépassement
Le meurtre peut également être pris plus « au pied de la lettre ». Il retranscrit l’infinie violence attachée au processus de l’évolution humaine. Quel que soit l’instant de l’histoire humaine considéré, peu importe la civilité « apparente », l’homme demeure lié viscéralement à la violence de son existence. Historiquement, il est un enfant de la violence (débutée précisément lors du premier meurtre de l’humanité, première séquence). Stanley Kubrick attache une forte pulsion de mort aux moteurs de l’Homme.
c. La jubilation de l’éternel recommencement
Nous le comprenons finalement, Stanley Kubrick a une interprétation unique de l’éternel retour. Il le pense comme la condamnation de l’humanité à une violence éternelle, sans cesse répétée et perpétrée par les hommes. Néanmoins Kubrick a la délicatesse de ne pas enfermer 2001 dans un pessimisme radicale. Ainsi, chacun peut projeter ses peurs ou ses espoirs dans le fœtus du plan final.
Enfin, Kubrick apporte un bémol de poids par rapport à notre comportement de l’éternel retour. Les hommes se complaisent dans la violence perpétuelle pensée comme indépassable. Les hommes croient dans le « bon coup de balais », l’épuration salvatrice. L’évolution des hommes ne saurait alors être linéaire, elle est un enchainement de ruptures brutales. Ici, nous pouvons rapprocher de la fin de Dr. Folamour. Nous assistons à la jubilation de quelques hommes qui entrevoient une « surhumanité » et oublient bien vite ce qu’elle suppose : un nouveau génocide.Stanley Kubrick est, grâce à 2001, le réalisateur qui nous dévoile à nous-mêmes. Celui qui nous contraint à nous jauger à l’échelle de l’évolution. Celui qui démonte l’image de l’homme civilisé et expose l’animalité de l’homme. Nous serons à jamais des hommes primitifs, car notre énergie est avant-tout la Volonté de Puissance vue ici comme une nécessité à la domination. Au minimum, 2001, l’odyssée de l’espace dérange, au mieux il est un révélateur. Il est de ces oeuvres dont la profondeur est insondable…
J’ai vu 2001 une fois seulement et il m’obsède déjà, je complèterai mon analyse lorsque je le reverrai. Je sais que je laisse énormément de vide : je ne me suis pas penché sur la mise en scène, sur l’interprétation du monolithe, sur 2001 parmi les autres films de Kubrick, sur d’autres filiations philosophiques …
D’autres pistes pour prolonger 2001, l’odyssée de l’espace (je vous conseille de commencer par vous faire votre opinion propre) :
fr.wikipedia.org/wiki/2001,_l%27Odyss%C3%A9e_de_l%27espace
www.kubrick2001.com
www.ed-wood.net/2001.htm
www.cineclubdecaen.com/realisat/kubrick/2001.htm
Maxime
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