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Ken Loach, figure emblématique du cinéma social britannique, est reconnu pour ses portraits poignants des classes populaires, souvent ancrés dans les paysages industriels du nord-est de l’Angleterre. Multi-récompensé à Cannes, notamment avec Moi, Daniel Blake (Palme d’Or en 2016), Loach revient avec The Old Oak, présenté comme le dernier volet d’une trilogie explorant les fractures sociales, après Sorry We Missed You.
Dans THE OLD OAK, le cinéaste braque son projecteur sur TJ Ballantyne, incarné avec justesse par Dave Turner. Ancien pompier et syndicaliste actif à Newcastle, Turner n’est pas un acteur professionnel mais un habitué de l’univers de Ken Loach, ayant déjà joué dans Moi, Daniel Blake (2016) et Sorry We Missed You (2019). Il surprend ici par sa performance dans le rôle du propriétaire d’un pub vieillissant, dernier refuge d’une communauté ouvrière désabusée. L’arrivée inattendue de réfugiés syriens dans ce village rongé par la crise économique bouleverse un équilibre déjà précaire. Entre tensions vives et élans de solidarité, Ken Loach dépeint un choc des cultures où se mêlent désillusion collective et résilience individuelle, en écho aux mutations sociales contemporaines.
Cette réflexion sur les relations humaines et les fractures sociales, si elle évoque par certains aspects les dynamiques intimistes et conflictuelles de Les Banshees d’Inisherin (Martin McDonagh, 2022), manque néanmoins de la subtilité de son homologue irlandais. Là où McDonagh privilégie un drame psychologique nuancé et profondément humain, Loach opte pour une approche frontale et documentaire. Cette exécution, parfois trop mécanique, ne parvient pas toujours à rendre pleinement justice aux thématiques lourdes qu’il aborde : déracinement, racisme et pauvreté.
Alors, THE OLD OAK s’impose-t-il comme une conclusion puissante et pertinente au cinéma engagé de Ken Loach, ou marque-t-il les limites d’un réalisateur resté fidèle à une méthode qui peine à se renouveler ?
Une vision simpliste d’un problème complexe
Dès les premières scènes, Ken Loach immerge le spectateur dans le quotidien des réfugiés syriens, figures centrales de son récit.
Arrivés dans une petite ville britannique aux briques rouges, eux comme nous sommes jetés dans une cacophonie visuelle et sonore, une confusion que la mise en scène souligne avec force. À travers le personnage de Yara (Ebla Mari), jeune femme passionnée de photographie, cette dissonance prend une dimension personnelle : son appareil photo, outil précieux pour exprimer son regard sur le monde, est brisé dès son arrivée, dans un acte gratuit et injuste. Cette scène inaugurale installe une empathie immédiate pour les réfugiés, mais, en désignant implicitement un camp à respecter et un autre à critiquer – les habitants –, la narration s’engage sur une voie simpliste. On espère alors que le récit complexifiera ce premier regard.
Cependant, cette empathie appuyée envers les réfugiés demeure et contraste fortement avec la représentation des habitants locaux. La classe ouvrière, souvent au cœur des récits de Loach, est ici caricaturée : les piliers de bar, rassemblés autour de TJ dans un pub figé dans le temps, incarnent des stéréotypes de vieux xénophobes alcooliques. Bien que certains personnages secondaires se montrent solidaires, ils restent relégués à l’arrière-plan, tandis que l’attention se concentre sur les critiques et tensions émanant du pub.
Ce traitement déséquilibré laisse peu de place à une exploration nuancée des tensions économiques et culturelles. Les causes profondes des frustrations de la classe ouvrière, que Loach a su analyser avec brio par le passé, sont ici à peine esquissées, tout comme les responsabilités politiques britanniques ou internationales dans la crise des réfugiés. Cette simplification affaiblit le propos, car on a l’impression que le sujet est adressé en surface uniquement.
Le pub The Old Oak devient néanmoins un point d’ancrage narratif essentiel, le lieu où se cristallisent tensions sociales et raciales, mais aussi où émergent des initiatives visant à créer du lien. À l’image du film, il reflète un équilibre fragile entre désunion et solidarité.
Des thèmes lourds comme l’immigration, le racisme ou les traumatismes de guerre y sont abordés. Pourtant, le réalisateur esquive soigneusement leurs causes structurelles : la guerre en Syrie reste hors champ, tout comme les responsabilités politiques britanniques dans la précarité des classes populaires.
Le film se termine sur une note optimiste, mais cette résolution paraît abrupte, presque artificielle. Loach semble chercher une forme de réconciliation utopique, qui masque en réalité un lissage des enjeux complexes. Cette conclusion laisse un goût d’inachevé, comme si les conflits dramatiques avaient été escamotés au profit d’un message édifiant mais simpliste.
Un « film » « documentaire » qui n’est ni l’un ni l’autre
Comme souvent dans le cinéma de Ken Loach, le style naturaliste est au cœur de THE OLD OAK. En mêlant acteurs non professionnels et dialogues improvisés, le réalisateur cherche à capturer une réalité brute. Pourtant, cette approche vacille entre deux registres : trop scénarisée pour convaincre en tant que documentaire, mais trop mécanique pour s’imposer comme une fiction dramatique percutante. Ce déséquilibre empêche l’œuvre d’atteindre toute sa puissance émotionnelle et sociale.
Par exemple, Ebla Mari, dans le rôle de Yara, apporte une sincérité émotive bienvenue. Ses interactions avec TJ, notamment autour de leur histoire commune, offrent des moments de grâce et d’humanité. Pourtant, si sa quête d’espoir et de sens est touchante, elle sert davantage à illustrer le propos humaniste du film qu’à exister en tant que personnage complexe et autonome. TJ est un protagoniste certes sympathique mais unidimensionnel, dont les actes héroïques manquent de subtilité.
La photographie de Robbie Ryan (The Favourite, Yorgos Lanthimos, 2018 ; Kind of Kindness, Yorgos Lanthimos, 2024) se démarque néanmoins en magnifiant les paysages ruraux de cette Angleterre en déclin, insufflant un caractère cinématographique trop rare à THE OLD OAK.
Ainsi, en tentant de conjuguer la dureté d’un témoignage social avec les ressorts d’une narration dramatique, THE OLD OAK finit par perdre de sa force dans les deux registres.
Avec THE OLD OAK, Ken Loach offre une œuvre qui, bien que sincère dans son engagement, souffre d’une approche trop routinière. En répétant des schémas narratifs éprouvés, le réalisateur masque les raccourcis de son récit derrière un drame indigné, comme si l’urgence de son propos avait pris le pas sur la profondeur narrative.
En cherchant à combiner les codes du documentaire et de la fiction, le film s’enlise dans une forme hybride, ni totalement réaliste ni véritablement poignant, et illustre une fatigue créative chez le cinéaste. Malgré une thématique pertinente et des intentions louables, THE OLD OAK peine à renouveler son discours et laisse une impression d’inachevé. Plus un témoignage engagé qu’une œuvre marquante, le film montre les limites d’un cinéma qui, à force de suivre les mêmes chemins, finit par s’essouffler.
Nathan DALLEAU