Une journée cannoise placée sous le signe de l’éclectisme avec, au programme, une comédie canine, une balade pour le moins underground et un autoportrait kaléidoscopique.
Le procès du chien – Laetitia Dosch
Après une nuit que l’on aurait souhaitée plus rassérénante (les habitudes cannoises reviennent au galop), cette journée du 19 mai débute pour nous avec ce qui constituait l’une de nos principales attentes : Le Procès du Chien de Laetitia Dosch. Présenté dans la section Un Certain Regard, il s’agit du premier passage derrière la caméra de l’actrice franco-suisse que l’on connaît (et apprécie !) pour ses rôles dans La Bataille de Solférino ou encore Jeune Femme. Rien de métaphorique dans le titre, le film s’organisant bien autour du procès d’un canidé ; l’on ne peut s’empêcher, en apercevant Justine Triet dans la salle, de percevoir une forme de filiation entre elle et l’éclosion de Dosch en cinéaste, qui convoque comme dans Anatomie d’une chute le monde judiciaire et la figure du chien. Cependant, c’est plutôt un prisme philosophico-comique que revendique cette dernière à partir d’un scénario, qui aussi fou que cela puisse paraître, s’inspire de fait réels. Le brave toutou Cosmos est accusé d’avoir mordu au visage et défiguré Lorene, une femme de ménage portugaise, et est dès lors condamné à l’euthanasie. La cause semble vouée à l’échec, et si la jeune avocate Avril Lucciani (Laetitia Dosch) s’était juré de gagner son prochain procès, elle ne peut s’empêcher d’accepter de défendre Cosmos face au désespoir de son maître malvoyant Dariuch (un François Damiens déchaîné). Dosch déploie autour de ce synopsis – déjà relativement comique – un arsenal de seconds rôles absolument hilarants : d’une Anne Dorval en femme politique opportuniste qui entend bien se saisir de l’affaire pour booster son argumentaire sécuritaire à un Jean-Pascal Zady particulièrement brillant en spécialiste canin. À cet aspect burlesque, le film entend allier plusieurs questionnements éthiques : ce chien a-t-il une intentionnalité ? Doit-il être considéré comme un humain, ou comme une chose ? Est exemplaire de ce mélange des genres la façon dont le film aborde la question du féminisme, du rire lorsqu’Anne Dorval s’égosille que « ce chien est misogyne ! » à l’interrogation lorsqu’Avril dresse un parallèle entre la situation des animaux et des femmes, dont les corps sont tous deux vulnérables aux prédations patriarco-capitalistes. Si l’originalité du scénario du Procès du Chien est indéniable, l’on regrette que cela ne se poursuive pas dans sa mise en scène. En effet, la cinéaste emploie plusieurs lieux communs que l’on a par trop vus au cinéma, de ‘l’avocate passionnée épluchant ses dossiers tard le soir’ au ‘déchaînement médiatique tintamarresque qui isole le personnage’, et s’encombre d’une trame secondaire avec un jeune voisin qui n’est pas assez approfondie. L’imprévisibilité qui retient l’attention est surtout celle qui émerge de la performance du chien, qui tient à notre impossibilité fondamentale de le sonder entièrement. Si son comportement rejoint parfois la ligne défensive d’Avril, une appréhension émerge lorsque celui-ci ne semble pas l’épouser, remettant en question tout l’argumentaire de l’avocate. Un premier film au scénario aussi original et intelligent que sa réalisatrice, dont on aurait aimé qu’il s’accompagne d’une mise en scène plus singulière, et de réponses plus affirmées aux questionnements qu’il soulève.
Limonov : The Ballad of Eddie – Kirill Serebrennikov
L’on s’empresse ensuite de monter – modestement – les marches pour assister à la première de Limonov : The Ballad of Eddie, film présenté Compétition Officielle et concourant pour la Palme d’Or. Après le punk Leto, le vénéneux La Femme de Tchaïkovski, et le plus clivant mais non moins intéressant La Fièvre de Petrov, la cinéaste russe dissident Kirill Serebrennikov revient sur la croisette avec un film portant sur un autre exilé : le controversé Édouard Limonov. Comme le résume à la perfection le roman d’Emmanuel Carrère, dont Limonov : The Ballad of Eddie se veut être une adaptation, Limonov a été « voyou en Ukraine ; idole de l’underground soviétique sous Brejnev ; clochard, puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan ; écrivain branché à Paris ; soldat perdu dans les guerres des Balkans ; et maintenant, dans l’immense bordel de l’après-communisme en Russie, vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados ». Un personnage dont la vie tortueuse et torturée se prête parfaitement au goût pour l’underground de Serebrennikov, dont la filmographie gravite autour des divers pans de l’histoire russe. Pour restituer la vie d’un homme qui se voulait exister « dans la bigarrure, l’éclat et le risque », la mise en scène de Serebrennikov se veut excessive, redoublant d’effets visuels embrassant aussi bien le sublime que le plus obscène. Si le film entend retracer la trajectoire de l’écrivain entre Kharkov, New-York, Paris et Moscou, sa majeure partie se consacre surtout à la relation destructrice qu’a entretenu Limonov avec Elena Schapova (excellente Viktoria Mirochnitchenko). La passion des débuts se mue rapidement en une descente aux enfers pour le couple, d’autant plus éprouvante que la fébrilité de leurs corps transparaît à l’écran et que les violences dont est victime Elena ne sont pas éludées. Une consomption qui épouse la forme effrénée de mise en scène qu’affectionne Serebrennikov, qui dès lors y consacre une place très – sûrement trop – importante. Non que cette relation ne soit dénuée d’intérêt pour comprendre le personnage, l’attardement sur cette déchéance intime de l’écrivain s’effectue aux dépens de certains épisodes clefs de sa vie, avec l’absence remarquée de son engagement auprès des nationalistes serbes. Serebrennikov n’élude pas l’évolution controversée de la trajectoire politique de l’écrivain, sa haine de Soljenitsyne se déportant sur Gorbatchev, son apologie du soulèvement révolutionnaire (« on ne fait pas d’omelette sans casser quelques œufs ») virant à la revendication d’un fascisme rouge-brun au sein du parti national-bolchévique. Il s’agit surtout de déplorer que la virtuosité punk que Serebrennikov déploie dans la vie intime du personnage semble se lisser quand elle doit s’atteler à ses prises de positions les plus problématiques. Est tout sauf lisse, en revanche, la prestation impressionnante de l’acteur britannique Ben Whishaw. Son jeu traduit aussi bien la fragilité d’un corps en proie à l’autodestruction que la potentialité permanente de son passage à la violence. Au son de « Walk on the Wild Side », Whishaw portraiture au fil des époques un homme qui « se voit comme un héros, que l’on peut considérer comme un salaud », une performance qui pourrait lui valoir un prix d’interprétation. Bien que critiquable sur certains aspects, Limonov : The Ballad of Eddie emporte, ou en tout cas, ne laisse pas indifférent. On en retient le brio des expérimentations visuelles de Serebrennikov, figurant par exemple l’ellipse temporelle, non par les traditionnels cartons mais par une course effrénée de Limonov à travers les décors et les années. « Le cinéma ne peut pas arrêter les violences et la guerre, il peut aider à comprendre d’où elles viennent », a déclaré Serebrennikov à la fin de la projection, se référant à une guerre en Ukraine vis-à-vis de laquelle la certaine conception de « l’âme russe » que prônait Limonov et que tente de sonder le film n’est pas étrangère.
C’est pas moi – Leos Carax
Enfin, la journée se clôture avec le très attendu film de Leos Carax, C’est pas moi, présenté dans la section Cannes Première. Celui que l’on appelle « l’enfant terrible » du cinéma français se montre toujours digne de ce surnom, présentant cette année un moyen-métrage de 40 minutes au format tout à fait expérimental. Ce projet naît suite à une commande réalisée par le Centre Pompidou, pour une exposition qui ne s’est finalement pas tenue. Le point de départ tient en une question : « Où en êtes-vous, Leos Carax ? », autour de laquelle le cinéaste gravite non sans facétie et provocation. Se déploient à l’écran une succession d’images, qui perdent le spectateur tout autant qu’elles révèlent, en filigrane, les obsessions du réalisateur. Fusent extraits d’actualités, de films et slogans, esquissant une forme d’autoportrait pointilliste. Des images de sa fille à celles d’enfants réfugiés, des dictateurs aux classiques hitchcockiens, Carax ne cesse de se dérober tout en se révélant. Non, ce n’est pas lui mais ça lui ressemble, une forme de kaléidoscope épousant le précepte du « Je est un autre ». L’hétérogénéité et la fulgurance des images qu’il essaime (d’idiomes en police Arial à des plongeons au ralenti) revendiquent une filiation avec Godard, résonnant étonnamment avec l’actualité très contemporaine des « Drôles de guerres » et « Scénarios » du maître de la Nouvelle Vague. Si chez Carax, le côté ego trip a de quoi agacer, c’est aussi parce qu’on ne peut s’empêcher de lui reconnaître une immense inventivité et capacité à détruire toute convention formelle, le liant effectivement à Jean-Luc Godard. La facétie subversive et anticonformiste de Carax le mène à interroger la sémantique cinématographique à sa racine, plus particulièrement en relation avec le maëlstrom d’images qui nous inonde quotidiennement. Le cinéma veut pouvoir s’y opposer tout en composant nécessairement avec elles, n’atteignant pas une pleine puissance à la manière de notre œil, qui pour voir se doit parfois de cligner. L’alternance entre mitraillement optique et suspension de la temporalité, Carax parvient à faire de ses images des agents d’accélération comme de ralentissement du temps, de sublimation du réel comme d’appréhension de l’imaginaire. On retiendra à ce titre une scène pianistique (mettant en scène la fille du cinéaste) sur laquelle se surimprime un ciel orageux, parfaitement captivante et picturalement inédite. Au fameux « Où en êtes-vous Leos Carax ? », le cinéaste répond « I’m o.k., I’m k.o., I’m chaos », son monde intérieur restituant en cela un certain état du monde contemporain.
Esther VASSEUR