Pour cette journée, se succèdent comédie rohmérienne, drame digne des Dardenne et biopic aux accents scorsesiens. Des propositions sous l’égide de filiations très réjouissantes, et qui parviennent avec plus ou moins de succès à en atteindre les hauteurs.
Septembre sans attendre de Jonas Trueba
Tout d’abord, Septembre sans attendre, signé par le réalisateur madrilène Jonas Trueba et présenté à la Quinzaine des Cinéastes. Itsaso Arana et Vito Sanz – tous deux acteurs fétiches de Trueba – y incarnent Ale et Alex, couple qui se sépare après 15 ans de vie commune. Elle est réalisatrice, lui est acteur, et d’eux, l’on ne saura pas vraiment davantage, si ce n’est qu’ils ont entériné une décision un peu spéciale : fêter leur séparation. Une belle trouvaille scénaristique que peut parfaitement épouser la mise en scène de Trueba, souvent portée par un souci rohmérien de ses dialogues, très ciselés pour faire affleurer les contradictions affectives de personnages auxquels on vient souvent à s’identifier. Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, la fameuse fête n’est absolument pas au cœur de l’intrigue ; Septembre sans attendre se concentre en effet sur les annonces successives d’Alex et Ale à leurs proches. « On se sépare, mais tout va bien, c’est d’un commun accord. Et on a même choisi de fêter cela ! » : face à cette phrase répétée à la manière de lignes de texte apprises par cœur, amis, famille, collègues opposent des réactions hétérogènes. Certains s’effondrent, la situation semblant revêtir à leurs yeux de l’ampleur dramatique des Scènes de la vie conjugale de Bergman (qui apparaît sur des cartes de tarot) et ne signifiant rien d’autre que l’inéluctabilité de l’étiolement du sentiment amoureux. Pour d’autres, c’est plutôt la dédramatisation qui est de mise, le projet festif d’Ale et Alex apparaissant comme une excellente idée. Enfin, il y a ceux qui baignent plutôt dans l’imaginaire des comédies de remariage à la Stanley Cavell, opposant à l’annonce de la séparation un prophétique « Volveréis »1Vous retournerez ensemble qui donne son titre original au film de Trueba. L’on ne sait qui, de leurs amis ou d’eux-mêmes, Ale et Alex tentent de convaincre en assurant que leur décision vise à être définitive. La répétition, dans le film, cherche ainsi à sonder ce moment précis où le couple se pense au passé tout en se vivant au présent, et se projetant parfois-même au futur (comme lorsqu’Alex, dans une phrase bouleversante, explique qu’il n’en aurait rien à faire que son enfant ne porte pas ses gênes, tant qu’il possède ceux d’Ale) : les choses qu’on dit, les choses qu’on fait, comme dirait l’autre. Une répétition de la vie qui se joue aussi à l’échelle du film dans le film réalisé par Ale et dans lequel Alex est acteur. Un dispositif qui sert surtout de prétexte à Trueba pour mettre en abyme sa propre démarche, et ainsi confesser qu’il ne sait lui-même s’il pense son film « en ligne droite ou en cercle ». Un intellectualisme qui constitue peut-être l’écueil de Septembre sans attendre, ses personnages étant surtout pensés pour répondre aux multiples concepts philosophiques émaillés dans le film. Peu caractérisés en dehors de leur situation conjugale et professionnelle, Ale et Alex n’ont pas l’épaisseur humaine de la Sophie et du Jean-Philippe du Voyages en Italie de Letourneur, minorant la capacité du film à susciter chez nous un véritable attachement affectif. Citant Kierkegaard à travers ses personnages, Trueba insiste : « L’amour de la répétition est le seul heureux, car il ne présente pas l’inquiétude de l’espoir, ni l’angoisse de l’aventure et de la découverte, pas plus que la mélancolie du souvenir. Il a la sainte assurance de l’instant présent ». Une sainte assurance qui à force de tourner sur elle-même, nous confine à l’ennui dans un film qui ne parvient pas à retrouver la foi dans le hasard du réel qu’avait si justement dessinée son réalisateur dans le sublime Eva en août.
L’histoire de Souleymane de Boris Lojkine
Direction ensuite vers la section Un Certain Regard pour L’Histoire de Souleymane, film du cinéaste français Boris Lojkine. Un long-métrage qu’il serait dommage d’aborder sans en évoquer le contexte de création ; en effet, le film s’inspire de la vie réelle de son interprète principal, Abou Sangare. Ce demandeur d’asile originaire de Guinée a rencontré Boris Lojkine lors d’un casting, par l’entremise d’une association. C’est en effet le récit bouleversant de ce jeune homme de 23 ans, qui a quitté son pays à l’âge de 15 ans que Lojkine décide d’introduire dans son film. On y suit le quotidien de Souleymane, jeune guinéen dont les journées jonglent entre livraisons de commandes pour des applications, nuits – écourtées – au dortoir du centre social et négociations clandestines en vue d’obtenir sa régularisation. Au-delà de son entremêlement scénaristique avec la réalité, le trouble entre fiction et documentaire se rejoue au niveau de la mise en scène, la caméra se faisant parfois tellement discrète qu’on se demande si les moments qu’elle capte ne sont pas réels. Avec un naturalisme parfaitement maîtrisé, Lojkine filme aussi bien les micro-interactions entre livreurs, la précipitation des bus que ses trajets frénétiques en vélo, toute une logistique pour quelques 250 euros semaine et qui ne laisse pas une seule minute de répit à Souleymane. En effet, le rythme restitue avec justesse la façon dont sa situation précaire aliène le personnage qui doit s’y consacrer entièrement et à plein temps (en référence au film d’Eric Gravel). Dans cette perpétuelle course contre le temps, les quelques échanges avec un client âgé, une amante éloignée ou un camarade du centre social semblent être un luxe que Souleymane ne s’accorde que très rarement, des bulles qui explosent aussitôt que la frénésie quotidienne le rappelle à sa tâche. Lojkine évite tout pathos mélodramatique, en ne faisant pas usage de musique et en ne diabolisant pas à l’excès les multiples arnaqueurs qui gravitent autour de Souleymane (un écueil dans lequel tombait très récemment le Tori et Lokita des Dardennes). La photographie, signée Tristan Galand, revêt une élégance certaine sans pour autant jouir d’une esthétisation d’une vie précaire ; elle nous amène cependant à poser les yeux sur une réalité que l’on préfère reléguer dans l’obscurité nocturne, et qui ne surgit que subrepticement sur le devant de nos paliers. Abou Sangare joue avec une justesse désarmante sa propre histoire, qui ne peut que submerger le spectateur lorsqu’elle est racontée face caméra, en conclusion du film. Une fiction-documentaire qui nous alerte sur l’angoisse existentielle dans laquelle sont plongés les demandeurs d’asile et qui ne fait que redoubler la violence subie durant leur exil, violence telle qu’il devient plus facile pour eux d’inventer une histoire que de se remémorer la leur. Et l’on ne pourra pas faire à Lojkine le reproche du misérabilisme, dans la mesure où la réalité est encore plus cauchemardesque que le film : quelques semaines avant le festival, Abou Sangare s’est en effet retrouvé sous le coup d’une obligation de quitter le territoire.
The Apprentice de Ali Abbasi
Nous passons enfin à un dernier film, qui s’il dénonce aussi les affres du capitalisme, ne le figure pas du tout sur le même mode : The Apprentice, nouveau film du réalisateur iranien Ali Abbasi, n’est autre qu’un biopic sur Donald Trump. Un choix qui ne peut que susciter notre plus grande curiosité, d’autant plus que le réalisateur remarqué pour Les Nuits de Mashhad et Border brigue cette année la Palme d’Or. Contrairement à ce que son titre peut laisser penser, The Apprentice ne désigne pas le show TV du milliardaire américain, mais fait davantage référence à son apprentissage sous l’aile de l’avocat véreux Roy Cohn, assez terrifiant sous les traits de l’acteur Jeremy Strong. Dans une trajectoire assez conventionnelle pour un biopic, l’on assiste ainsi à la transformation de l’entrepreneur Trump – dès le départ vicié par une sombre affaire de discrimination raciale au logement – en un véritable tycoon sans foi ni loi. Après quelques passages obligés (l’humiliation, le rejet du père, la rencontre avec sa femme Ivana), le protégé de Cohn – d’abord mal à l’aise dans les hautes sphères – trouve rapidement sa place dans ce milieu où « If you’re indicted, you’re invited »2« Si tu es inculpé, tu es invité ». Suivant un scénario balisé et une mise en scène sans surprise (bien qu’élégante dans sa restitution du grain seventies), le film déroule ensuite le dépassement du maître par un élève à l’agressivité et à l’ambition démesurée. Si l’écran se sature des buildings en marbre et de fontaines en or caractéristiques du style Trump, The Apprentice ne relie que peu cette ascension à une analyse historique plus approfondie, les quelques apparitions de Reagan ne suffisant pas à établir un véritable contexte politique. Si le point de vue sur le biopic demeure assez prévisible (et ce d’autant plus que nous connaissons déjà bien le phénomène Trump), la corporéité du personnage dessine presque une seconde trame dans le film, cette fois-ci beaucoup plus intéressante. Il convient tout d’abord de souligner la grande performance de Sebastian Stan, qui ne cède pas à la tentation de la copie et qui réussit par ses mimiques labiales et ses expressions à portraiturer un Trump de plus en plus monstrueux. En effet, tel le capitaliste-vampire décrit par Karl Marx, celui-ci ne fait qu’enfler en se gorgeant de l’énergie des autres. Autour de Trump, les corps s’étiolent, s’affaiblissent. Il tourne le dos à son frère dépressif, viole sa femme Ivana (une scène qui a valu au film d’être qualifié de « déchet » et « de pure fiction sensationnaliste » par Trump lui-même) et assèche son mentor Roy Cohn. Dans la dernière partie du film, le personnage incarné par Jeremy Strong est progressivement détruit par le sida, comme si son énergie était aspirée par Trump. Ce dernier consume le maître au point de faire siennes les trois règles que lui martelait Cohn, « ne jamais se rendre, toujours attaquer et crier victoire peu importe les circonstances ». Une forme de ‘rise and fall’ où Trump s’élève continuellement au même rythme que ses tours et réussit à sans cesse repousser sa chute à coup de chirurgies esthétiques : « le capital est du travail mort, qui ne s’anime qu’en suçant tel un vampire du travail vivant » écrivait Marx.
Esther VASSEUR
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