ROMA, le tant attendu Lion d’or à la dernière Mostra de Venise, se dévoile enfin sur Netflix après un itinéraire largement commenté. Au centre d’une guerre industrielle, économique mais également artistique, le réalisateur mexicain déploie un chef d’œuvre bouleversant à la fois intimiste et politique.
Alfonso Cuarón convoque ses souvenirs d’enfance pour reconstituer le tissu social d’une époque à travers la chronique d’une famille bourgeoise au début des années soixante-dix. Avec en ligne de mire une volonté de dessiner les rapports de classes qui caractérisent cette période de mutation sociale. Ainsi, le climat politique est constamment palpable, omniprésent à l’extérieur du foyer, il envahit peu à peu les rues, d’abord par le son, jusqu’à submerger totalement l’espace public. Cuarón distille parfaitement l’ambiance politique de l’époque qu’il noie dans l’histoire familiale.
Cuarón met en place un projet cinématographique qu’il tient admirablement du début à la fin. Dans une horizontalité qui balaye en permanence l’espace, les mouvements de cadre décloisonnent les personnages, en l’occurrence Cleo, la bonne de maison interprétée par Yalitza Aparicio, personnage central du film. L’oeil de la caméra se pose en narrateur omniscient néanmoins laissé à une certaine distance de ce qu’il observe. Il s’agit de la distance propre aux souvenirs, à la fois clairs et insaisissables, étincelants et vaporeux, elle nous maintient dans une position de spectateur privilégié.
Il est par ailleurs beaucoup question de cinéma au cours du film, appréhendé comme espace collectif et fédérateur. C’est un lieu privilégié pour la cohésion sociale qui voit se faire et se défaire les liens entre les individus. Une réflexion d’autant plus désarçonnante dans le contexte de distribution du film. Il est possible d’y voir une mise en abyme paradoxale qui prophétise l’écroulement d’un socle social fondamental et avec lui l’avènement d’un individualisme qu’il est urgent de remettre en question.
Car à travers ROMA, Alfonso Cuarón nous raconte l’importance, voire la nécessité, d’être ensemble. Se rassembler pour reformer une unité sociale. Le réalisateur nous rappelle une époque où se côtoyait, à l’intérieur d’un même foyer, différentes générations ainsi que différentes classes.
Lors d’une scène qui voit partir le Docteur Antonio du domicile conjugal, sa femme (Marina de Tavira) le regarde s’éloigner avec inquiétude. Une procession militaire déferle alors sur la route pour investir l’espace et le cadre. A travers ce processus, le réalisateur relie la tragédie familiale à la tragédie historique qui se prépare et les entremêle dans la mécanique de son récit. Les indices sont disséminés de la même manière tout au long du film pour déboucher sur les manifestations de juin 1971 qui opposa violemment les étudiants aux groupes paramilitaires.
À travers une séquence remarquablement mise en scène Alfonso Cuarón fait la démonstration de son savoir-faire. Cleo et Teresa s’engouffrent au coeur de la manifestation, très vite le cadre est saturé par les forces de police. Dans un travelling latéral totalement obstrué, les personnages sont comme effacés du plan par l’omniprésence militaire.
Tchekhov n’est jamais très loin dans cette façon qu’a Cuarón de décrire l’effondrement de cette famille et avec elle la déliquescence d’une classe sociale toute entière. Il y a ce même désespoir d’une bourgeoisie aveugle face aux bouleversements et aux mutations à venir. Une séquence entière nous renvoie également à La règle du jeu de Renoir, à travers une scène de tir en forêt puis de fête estivale, l’évocation est annonciatrice du drame qui se profile à l’horizon et que personne ne semble pressentir.
Dans le contexte politique actuel dominé par la montée des populismes et l’effritement de la classe moyenne, le travail de reconstitution intimiste de Cuarón se télescope dans une réflexion bien contemporaine et universelle. Avec un final qui voit s’inverser le rapport de force, l’équilibre est fraîchement préservé par celle qui vient d’en bas, comme le répètent en choeur les enfants : “C’est Cleo qui nous a sauvé”, Cuarón peut alors conclure son vibrant hommage.
On retrouve également des thèmes chers au réalisateur Mexicain, la filiation et l’impossibilité d’enfanter en réaction au désordre politique et social. La question des générations à venir est constamment remise en cause. Dans une scène magistrale qui vient accomplir la tragédie longuement annoncée, les géniteurs deviennent les assassins de leur propre progéniture. Sans oublier un magnifique éloge aux femmes, malmenées et pourtant éternelles garantes d’une stabilité sociale.
ROMA est une victoire de plus pour Netflix qui frappe fort avec la sortie en exclusivité de ce chef-d’oeuvre récompensé à Venise. Une déception néanmoins de ne pas pouvoir profiter de l’expérience cinéma pour un film qui remplit un tel cahier des charges esthétique. La guerre entre les nouvelles plateformes et l’industrie classique n’est pas terminée et elle aura eu le mérite de poser des questions essentielles sur le statut d’une oeuvre de cinéma.
Pour Alfonso Cuarón la question ne se pose même pas, il assure que sans Netflix, le film n’aurait pas pu se faire. Alors il convient peut-être de repenser en profondeur un système de financement à bout de souffle qui ne parvient pas à arrêter la fuite inexorable des cinéastes iconiques vers ces nouveaux média. La liberté artistique promise aux auteurs par Netflix, bien qu’elle soit marketing, n’en demeure pas moins disruptive.
Hadrien Salducci
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• Réalisation : Alfonso Cuarón
• Scénario : Alfonso Cuarón
• Acteurs principaux : Yalitza Aparicio, Marina de Tavira, Daniela Demesa, Marco Graf, Nancy Garcia, Veronica Garcia, Fernando Gredagia, Jorge Antonio Guerrero
• Date de sortie : 14 décembre 2018
• Durée : 2h15min