IRRÉVERSIBLE

IRRÉVERSIBLE, de l’ombre à la lumière – Critique

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Cannes, le 24 mai 2002. Séance de minuit, IRRÉVERSIBLE de Gaspar Noé. Malaises et scandale sur la Croisette, une partie du public est victime d’angoisse, certains spectateurs doivent être réanimés, d’autres souffrent de crise de claustrophobie…

C’est du jamais vu, IRRÉVERSIBLE essuie un nombre inédit de sorties prématurées dont la majorité avant la première heure. Le réalisateur et son film se font huer, insulter. On parle alors d’une œuvre « nauséabonde », « dangereuse », « perverse » ou encore « scandaleuse» qui serait issue de l’imaginaire d’un « grand malade ». Une partie de l’intelligentsia féministe s’insurge d’ailleurs d’une présumée apologie et banalisation de la violence faite aux femmes, quant aux commentateurs sociologues ils craignent que l’histoire effroyable que déroule IRRÉVERSIBLE ne devienne source d’inspiration.

Et pour cause, le deuxième film de Gaspar Noé opte pour une posture frontale, absolue et met nez à nez son spectateur avec la violence la plus totale du meurtre et du viol. Mais si les détracteurs du film ont pour la majorité choisi de poser un regard manichéens et de n’en voir que la noirceur, le pessimiste et la sauvagerie, leur jugement ne serait être que l’aveu d’une approche purement scénaristique. Gaspar Noé signe pourtant un film à la forme puissante qui le projette dans une thématique fondamentalement lumineuse. Les autres, ceux qui ont eu le « mérite » d’aller jusqu’au bout auront eu à faire à une vertigineuse expérience cinématographique dont la force perdure encore quinze ans après. IRRÉVERSIBLE est une réalisation complexe, multiple et effroyablement brillante dans laquelle le réalisateur a pris soin de laisser le spectateur choisir le « canal » par lequel il souhaitait aborder son film. IRRÉVERSIBLE est-il le film noir que l’on croit ? Quelle en est sa réelle signification ? Quel est le projet de Gaspar Noé ? Voici quelques pistes possibles.

Alex est violée dans un tunnel. Marcus son mari et Pierre son ex-compagnon décident de retrouver le coupable et de se faire justice eux-même.

Un chef d’œuvre formel et sensoriel qui éprouve la nature humaine

D’un point de vue purement technique d’abord, le film est à l’époque une révolution française dans l’univers de la 3D et des effets numériques. C’est grâce à ce champ novateur que les scènes emblématiques de «l »extincteur» et du «tunnel» ont pu bénéficier en post-production des effets les plus réalistes. Aussi les reconstitutions anatomiques (faciès écrasé, sexe en érection etc) projettent le film dans une crudité extrêmement brutale et inédite pour le grand public.
Mais c’est bien au-delà de ces artifices visuels qu’ IRRÉVERSIBLE donne le vertige, Gaspar Noé s’approprie le procédé du Memento de Christopher Nolan et monte son film dans une chronologie inversée. IRRÉVERSIBLE (re)construit une histoire de quelques heures en treize longs plans séquences dont les raccords rendus invisibles octroie au film l’impression magistrale et visuellement grandiose d’avoir à faire à un plan-séquence d’une heure et demie. Le réalisateur affiche également une maîtrise esthétique poussée à l’extrême. IRRÉVERSIBLE relève dès les premiers instants d’une expérience inédite et intrinsèquement exaltante.

Noé scinde sa réalisation en deux parties, la première (la plus commentée par ceux qui se sont aventurés dans le film sans parvenir à son terme) est proprement suffocante et renvoi à une vision « infernale ». Gaspar Noé débute son film par un hommage à Seul contre tous, son film précédent et il donne le ton. Un homme dans une chambre sordide dont nous comprenons qu’il sort de prison évoque son crime « j’ai fait l’amour avec ma fille, c’est comme ça, je ne peux pas m’empêcher ». La camera est flottante, elle tournoie, se perd, ne se fixe pas. Elle passe de l’endroit à l’envers traversant les murs sans logique et nous laissant découvrir les lieux et les protagonistes dans des plans indécis et informels. L’interlocuteur répond « y’a que des faits , y’a pas de méfaits ». Première sensation de gêne. Leur discussion est interrompue par des sirènes de polices, la caméra qui se déplace toujours passe alors par la fenêtre et nous emmène sur les lieux en bas de l’immeuble. IRRÉVERSIBLE démarre.

Photo du film IRREVERSIBLE
© Mars Films

Immédiatement Gaspar Noé nous plonge stricto sensu dans un enfer allégorique à échelle humaine et terrestre. Il pénètre l’enfer, le temple des ténèbres, des instincts et de la bestialité. Il va filmer la fièvre nocturne et les êtres obscènes qui la peuplent. La caméra de Noé se fait maintenant nerveuse, hyperactive et angoissée, elle accroche les néons rouges et lugubres d’une backroom sordide baptisée « le rectum ». Nous suivons deux hommes Marcus et Pierre qui recherchent un homme, ils s’engouffrent dans cet antre glauque et nauséabonde. Bondage gémissant, fist-fucking suppliant, domination masochiste et fellations frénétiques, Noé appose à ses images sulfureuses une composition musicale proche de l’infrason (par Thomas Bangalter des Daft Punk).

Ces notes à peine perceptibles à l’oreille qui résonnent dans la cage thoracique (lors d’une projection en salle uniquement) vont jusqu’à provoquer l’écœurement ou le malaise. Noé ne nous montre pas, il met tout en place pour nous faire expérimenter cet univers infâme. L’Homme que Noé nous expose est Animal, Pulsionnel ; un Homme asservi à ses instincts primaires dans son expression brute (désir de vengeance, sexualité déviante, pulsion de domination…). L’improvisation des comédiens lors de ces séquences propulse le film dans une dimension ultra-réaliste qui surenchérit la brutalité d’un tableau harcelant et pourtant fascinant.

C’est dans cette orchestration extrêmement lourde que par deux fois Noé nous fera vivre l’enfer absolu. Il nous assène d’une première scène de meurtre à coup d’extincteur. Sous nos yeux, la violence pure. Une vision de la mort envahissant le corps d’un homme réduit à l’état de carcasse au gré des coups sur son visage, la haine d’un homme qui tue avec acharnement, et au centre, un auditoire satisfait du spectacle dont un membre se masturbe même d’excitation… Il sera impossible de regarder cette séquence sans détourner le regard. Noé s’en prend à notre sentiment d’humanité mais il n’en a pas fini avec nous. À peine quelques séquences plus tard il réitère, 9 minutes durant nous devrons faire face à une ulcérante scène de viol. Noé est habile, nous sommes pris en otage. Dans un plan quasi-subjectif (caméra à hauteur de regard de la victime) il nous enferme nous aussi dans ce tunnel aux murs, au sol et au plafond visible. Un cadre dans le cadre asphyxiant, un cube sans issue où tout comme la victime nous n’avons d’autre choix que de fermer les yeux en attendant d’arriver au bout de l’immondice qui nous attend sans que l’on puisse, nous le savons, y échapper. Noé nous confronte de nouveau à l’insoutenable, il est lui aussi notre bourreau.

Pour Gaspar Noé, l’Humanité est la race qui doit faire cohabiter sa dimension profane avec sa dimension sacrée.

Mais si cette séquence a été tant décriée, ce ne saurait assurément pas être en raison de son seul contenu. Le spectateur de cinéma est par définition parfaitement conscient d’être dans une fiction et d’avoir à faire à du « faux ». Ce qui choque et ulcère une certaine partie des spectateurs c’est bel et bien une autre dimension de la scène, et cette autre chose c’est le postulat de Gaspar Noé. Tout d’abord ce dispositif de mise en scène induit chez spectateur la position simultanée de victime et de témoin. Nous sommes pris au piège dans le cadre, forcer à regarder un acte que la mise en scène nous induit parallèlement à ressentir viscéralement.

Noé nous place dans une position d’hyper-empathie mais il joue les pervers en cristallisant au second plan la silhouette d’un passant qui voit et préfère fuir lâchement. Ce détail propulse la scène dans la dimension paroxystique de l’humainement soutenable tout en nous interrogeant sur notre propre position car « Qui ne dit mot consent » et Noé fait de nous celui qui voit sans intervenir. Mais serions-nous intervenu ? Noé nous met face à nos propres contradictions et crée un malaise intime. Cette séquence génère un positionnement schizophrénique oppressant chez le spectateur pour qui l’imbrication des strates d’appréhensions physique, émotionnelle et éthique est purement insupportable. Mais il va plus loin encore.

Photo du film IRREVERSIBLE
© Mars Films

S’il est admis que notre imaginaire a naturellement la capacité de concevoir n’importe quelle type d’imagerie, même à ce degré d’horreur, il reste tabou pour la majorité d’entre nous d’évoquer le degré d’originalité ou de déviance de notre fantasmagorie. Le rejet viscéral que ressentent certains spectateurs pour le film résiderait plus exactement dans ce fait que Noé fait sortir ces images perverses et violentes de notre pensée intime, secrète et refoulée pour nous forcer à y faire face. A l’instar de ce qu’il met en scène, Gaspar Noé se fait non seulement lui aussi le violeur symbolique de notre Ça, (le Ça désignant dans la psychanalyse de Freud la part la plus inconsciente de l’homme, il est le réservoir des instincts humains, le réceptacle des désirs inavoués et refoulés au plus profond. Ces besoins pulsionnels ont besoin d’être canalisés, notamment par le Moi et le Surmoi, sphères de l’éducation et des interdits moraux, ou encore via le processus de la sublimation qui consiste à réaliser de manière détournée un désir pulsionnel. Freud donne pour exemple l’artiste sublimant ses pulsions via l’art mais nous impose une réflexion sur notre nature).

Noé ne cherche, non pas à provoquer ou à choquer mais embrasse plutôt le projet de nous faire prendre la pleine mesure de cette sphère psychique, la part « animale » (terme qui reviendra a plusieurs reprise dans le film) qui nous habite et nous constitue intrinsèquement. Sa position est la suivante : Deux âmes s’affrontent dans ce tunnel, la caméra adopte une posture frontale (ce qui vaut à Noé son apologie supposée) et énonce alors : Cette nature est la nôtre, cet homme est un semblable au même titre que cette femme. Ceci existe, que ressentez-vous ? Auriez-vous tué vous aussi ? Et plus profondément encore, auriez-vous eu envie de violer cette femme ? L’auriez-vous fait ? Gaspar Noé, cherche de manière implicite mais tout a fait consciente à pousser le spectateur à entendre cet acte, comme inhérent à la nature de l’homme et donc à valider la possibilité et son existence (sans chercher en aucun cas à le justifier). Et c’est cette proposition implicite d’acceptation éthiquement et philosophiquement contre-nature (puisqu’elle suppose la capacité chez le spectateur de transcender une partie de sa condition humaine et de réussir à faire l’expérience de l’amoralité) qui lui a valut d’être tant stigmatisé.
Pour Gaspar Noé, l’Humanité est la race qui doit faire cohabiter sa dimension profane avec sa dimension sacrée.

De l’enfer au paradis, la montée sublime des entrailles de la terre jusqu’à la voûte céleste

D’un point de vue strictement diégétique, le montage antéchronologique apporte indiscutablement à la narration une réelle montée en puissance. Le procédé densifie chaque scène puisqu’elle représente en permanence l’amorce de ce qui vient d’être vu telle la pièce manquante (et donc passionnante) du puzzle de notre esprit. Mais cette plus-value narrative n’est que la partie visible de l’iceberg. En effet c’est dans ce choix de montage que se trouve la grande maestria d’IRRÉVERSIBLE , le génie de Gaspar Noé et la vérité de son film .

Si on se contente de penser que la chronologie inversée n’est qu’un artifice qui pallierait le vide d’un scénario « gratuit » et purement exutoire d’un auteur pervers (avis grandement partagé), alors oui Irréversible serait un film noir, pessimiste et presque sans intérêt, mais il n’en est rien. Ce montage inversé a une dimension canonique, il est le prisme absolu et unique par lequel il faut lire le film de Gaspar Noé. Tout se justifie, s’explique, prend un sens et de la grandeur, y compris les 30 premières minutes d’horreur dès lors qu’on se positionne sur une lecture formelle du récit. Alors, nous aurons accès à un film magnifique, fondamentalement lumineux qui traite, à contrario de ce qu’on croit, de la grâce de vivre, de l’Amour et du Destin.

Irréversible est formellement une montée vers un paradis. Après avoir tournoyé violemment pendant toute sa première partie, la caméra se calme, se pose. Noé troque la shaky cam pour le steady cam (mouvement fluide et stabilisé) et fait à présent des plans fixes où seuls de légers travellings accompagnent le déplacement des personnages. Nous quittons les ténèbres et sa nuit diabolique dont le maître des lieux n’était autre que le Tenia pour le grand jour et l’apaisement… Les infrasons psychotiques ont disparu et sont maintenant remplacés par des sons naturels et des dialogues écrits et dirigés. La lumière s’éclaircit enfin, les néons blancs du métro redonnent aux visages leurs couleurs naturelles et toute leur humanité. Nous découvrons alors les quatre amis réunis, complices, rieurs dans une discussion banale.

Dans cette scène, qui introduit la seconde partie du film il est encore question de sexe, on cherche a expliquer la jouissance. Et cette jouissance, dans la bouche d’Alex, ne saurait être qu’instinctive, animal « le sexe, il faut se lâcher, le faire, sans y penser ». Noé maintient son propos, pourtant grâce à son changement d’esthétisme,il parvient à présent à l’humaniser, l’intellectualiser, à le rendre plus consensuel et donc acceptable. L’empathie est à son maximum, ce métro qui l’emmène inéluctablement vers l’horreur est pourtant le premier pas de Gaspar Noé vers une ascension symbolique grandiose.

Photo du film IRREVERSIBLE
© Mars Films

Nous sommes au dernier tiers du film et le réalisateur nous livre à présent une des plus belle scène d’amour (si ce n’est la plus belle scène d’amour) que le cinéma français peut encore compter à ce jour. Nous voici à présent immergés dans la sphère émotionnelle pure, Gaspar Noé nous offre un moment d’amour bouleversant. Il est inlassablement question de sexualité, mais ici la sexualité est empreinte d’une tendresse délicate. Le couple Alex et Marcus (Monica Bellucci et Vincent Cassel) se réveille d’un sommeil après avoir fait l’amour. Enlacés l’un contre l’autre, ils sortent lentement de leur torpeur, elle raconte son rêve, ils s’enlacent et se lovent. Leur nudité est angélique, leurs corps sont délicatement sensuels et les sexes jusqu’alors brandis comme des objets triomphant de luxure sont maintenant à peine visibles. S’ils se devinent ce n’est plus que dans une posture non-érotisé. Les mains et les regards se caressent, les mots pourtant crus du désir sonnent ici comme le couplet d’un amour complice. La pièce est baignée d’une lumière de fin d’après-midi aux tons sépia délicats, Irréversible cette fois nous enivre et nous touche en plein cœur. Gaspar Noé fait alors retentir « Mon manège à moi» de Piaf version Daho, la scène décolle, rien n’est plus beau, rien n’est plus émouvant, on entend un « je t’aime » intensément chuchoté, nous flottons dans la quintessence de l’Amour.

Cette scène qui répond évidement en miroir à la scène du viol, est en réalité la scène centrale du film. Bien au-delà de sa fonction antagoniste horreur/beauté, elle est la scène clef d’Irréversible et délivre les éléments essentiels à la compréhension du propos du réalisateur. La scène s’ouvre sur une imagerie floue, le long d’un couloir sombre que des taches rouge sang viennent parsemer. Il s’agit du rêve d’Alex, un rêve par lequel elle se sent aspirée. Elle mettra cela sur le compte de l’attente de ses règles. Nous comprenons alors qu’elle est enceinte mais ce rêve est en réalité la prémonition du drame qui l’attend. (Ce détail du dialogue rappelle alors la phrase de la véritable ouverture du film : « Tout commence dans le sang et le foutre ». Noé entretient dès lors un lien ambiguë entre l’annonce de la grossesse et la scène de viol qui aurait en commun le sperme et le sang, il sous-entend que la vérité de l’acte sexuel relèverait ontologiquement de l’instinct de reproduction.)

Après leurs étreintes amoureuses, Alex se rend sous la douche et Marcus « descend » acheter du vin pour la soirée. Noé amorce leur séparation, il vient l’étreindre une dernière fois avant de sortir de la pièce, mais le rideau de douche les sépare, ils s’embrassent a travers ce filtre transparent comme s’ils appartenaient dorénavant a deux mondes distincts. Une fois seule, Alex fait un test de grossesse, Noé fait alors la démonstration de sa capacité à filmer la pudeur et la pureté. Assise sur les toilettes, enroulée dans un drap de bain blanc, elle urine sur une bandelette mais le réalisateur écarte toute possibilité de voyeurisme, rien d’autre ne transpire de cette scène que la grâce, la lumière mystique et divine de la présence d’une vie et d’une âme dans son corps. Le personnage d’Alex est sanctifié, voir déifié. Irréversible a définitivement changé de registre.

Photo du film IRREVERSIBLE
© Mars Films

La majestueuse 7e symphonie de Beethoven vient alors emporter le film avec lui dans une ultime ascension. La caméra qui tournoie sur elle-même quitte Alex allongée au milieu du monde sur une pelouse verdoyante et baignée de lumière rappelant les représentations de l’Eden. Elle est en train de lire « Experiment with time », cet ouvrage qui traite des prémonitions renvoie à la conversation de la scène du métro mais également à son rêve. L’idée de destinée se dessine de façon claire. Tout serait écrit, et si les événements ne sauraient être connus à l’avance, ils seraient non seulement inévitables mais pourraient être connu de l’inconscient (voir ici de l’instinctif, à l’image d’un animal avant une catastrophe naturelle). Noé embrasse alors les théories connexes de l’omniscience de l’âme, sa nature désincorporée et sa capacité à se mouvoir à travers l’espace-temps. La caméra tournoie alors de plus en plus vite jusqu’à fixer le ciel éblouissant.

Le dernier plan est celui d’un ciel éternel et lumineux qui se meut en tunnel. Ici il ne s’agit pas du « couloir de la mort » bien que Noé joue certainement sur cette ambiguïté (tout en rappelant de nouveau le couloir du viol), mais du canal par lequel une âme descend sur la terre, pénètre un corps et y accomplit un destin. Gaspar Noé développera d’ailleurs cette idée dans son long métrage suivant , Enter the void, ou il réitérera cette même personnification de sa camera en un objet virevoltant subjectif, inhérent à l’histoire, une substance mi-physique, mi-métaphysique, une âme trans-temporelle et trans-dimensionnelle qui errerait dans le monde et les événements avant d’être projeté dans un corps (celui d’une femme enceinte).

Ce serait donc bien là l’explication d’Irréversible, Noé qui n’a cessé depuis le premier plan de faire de sa caméra une entité indépendante à toute logique, l’aurait rendu « vivante », et fait narratrice. Le réalisateur aurait construit formellement une montée vers le ciel, un au-delà terrestre pour induire lors du dernier plan une relecture mystique du film. Irréversible serait le récit de l’errance d’une âme (de l’enfant à venir ?) qui nous restituerait l’histoire de son voyage dans le temps et les événement en caméra subjective. Le montage en (faux) plan-séquence total validerait cette supposition d’un temps unique issue du concept de la physique quantique ou même d’un simple ésotérisme. Le temps n’existerait pas et serait un espace, une seule et même dimension que l’âme décorporée pourrait traverser transversalement.

Un débat qui reste entier

Ce serait donc à la toute fin, qu’Irréversible montrerai son vrai visage. Même s’il est indéniable que le film puise sa puissance dans sa construction binaire jouant sur le paradoxe entre les deux parties, Gaspar Noé maintient son film dans une double voir une triple lecture. Il a tout d’abord construit son film sur un conflit entre la mise en scène et le scénario tout en y apposant une théorie mystique. Il met en forme une ascension divine mais raconte une descente aux enfers. Qu’y voir ? Que lire ? Pourquoi se satisfaire ou se priver d’une lecture chronologique qui enferme le film dans un carcan thématique ? Noé ne choisit pas son camp, pour autant il propose un lieu commun. Par le biais de sa théorie de la pré-existence du temps sur l’être et de la destinée, il résout par le biais de sa caméra karmique le problème de la chronologie réelle ou inversée. Cette analyse aurait tendance à pencher pour cette piste.

Mais au fond la question de savoir s’il faut appréhender le film de Noé par sa forme ou par son scénario, et si ça camera est une incarnation ou un simple esthétisme, ne serait-ce pas là sa plus grande réussite ? Ne serait-il pas en cela parvenu à toucher à la quintessence du cinéma : s’interroger sur le lien entre le fond et la forme d’une œuvre ?
Le film de Gaspar Noé estomaque et subjugue, la lecture d’Irréversible est multiple mais n’est en aucun cas unilatérale et c’est bien cela qui fait de ce film un chef-d’œuvre brillant et intemporel !

Sarah Benzazon

Note des lecteurs5 Notes
4.5

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Note finale

  1. Ce film est d’une laideur absolue (à l’image de l’industrie cinématographique). La scène de viol, inique, a inspiré un violeur en série (15 victimes). Cela ne semble pas provoquer de problème moral à cette « fine équipe » qui s’est ramenée comme une fleur 18 ans après pour présenter la version « à l’endroit » (c’est-à-dire « à l’envers »… ou l’inverse), histoire certainement de ramasser encore un petit billet. Bref, totalement abject.

  2. Je pense que pour comprendre une oeuvre , il faut en comprendre la généalogie de l’auteur , ( selon Nietzsche) …
    Noe a suivi des études de philosophie , en plus de la cinématographie .
    Il y a 2 personnes qui façonnent l’architecture de ces 2 derniers films .(climax et irreversible)

    Nietzsche et le concept du Surhomme et de l’Amor Fati ( Climax notamment ) : en résumé vivre est une expérience de l’instant et il faut se laisser porter par ses pulsions pour en renaitre .
    et
    Stanley Kubrik (on pourrait développer les références : par exemple « Alex » est le prénom choisi dans orange Mécanique du chef de gang, l’affiche 2001 l’odyssée de l’espace, la musique de Beethoven etc… )

    Noe rend surtout hommage selon moi à ce dernier dans Irreversible.

    Cependant , au travers des expériences que Noe propose au spectateur dans ces 2 films , il propose toujours une dualité:
    dualité fondée sur la construction du film ( en 2 parties)

    une dualité fondée sur 2 compréhensions du monde possibles ou lecture : la raison et le sens ( au travers des personnages, l’ordre et le chaos, le paradis ou bonheur et l’enfer etc…) .

    Par le « sens  » il faut donc entendre ce que voit , écoute, ressent le spectateur en regardant le film ( avec une empathie forte avec les personnages) .
    De là il aimera ou n’aimera pas, mais parviendra à une forme de connaissance sur lui même, qui sera SA vérité .
    Par la « raison » il faut entendre un ensemble de références, concepts, codes, symboles d’ordre philosophique avec un sujet posé dès le départ énoncé par un personnage : le Temps détruit tout voire ce qui ne tue pas me rend plus fort ( climax).
    « Le temps détruit tout » est le diminutif de «  »Le temps détruit toute chose.  » de Ovide, ( Les Métamorphoses)
    Ce terme de métamorphose est double pour Ovide : à la fois récit de transformation et à la fois genre littéraire par la transformation du récit en lui-même.
    On retrouve la même intention chez Noe : transformation pour le spectateur , et transformation dans la construction de films en renversant les codes cinématographiques.

    Noe aime les symboles et codes : Marcus ( se rapporte au dieu Mars, celui de la guerre et de la violence) , Pierre pourrait être le nom du 1er apotre de Jésus, donc de la chrétienté donc du bien et du mal donc de l’ordre moral .

  3. C’est de loin l’analyse la plus intéressante que j’aie pu lire sur ce fantastique film. Merci beaucoup pour le partage !

  4. Un réalisateur sans intérêt pour ma part, Après avoir vu Irréversible qui n’inspire que le dégoût. (du gâchis de pellicule) Gaspard Noé, c’est avant tout, une écriture et des personnages très pauvres et un ennui infini..

    J’ai regardé aussi Love, tout aussi creux.. On a l’impression qu’il recherche à faire juste un peu de Buzz et de provoquer avec des sujets de bas étage . Un pseudo réal qui devrait sans doute consulter..

    Les mises en scènes « esthétiques » se multiplient au cinéma, mais c’est très insuffisant pour faire un bon film. Il faut des scénarios solides et des personnages travaillés.

    1. Vaste débat que les éléments nécessaires à faire un « bon » film. Il existe , à mon sens , tout autant de formes de cinéma qu’il y a de sensibilités pour le faire et le voir. Alors, je vous rejoins, Noé , n’est pas le roi du scenario, mais le pouvoir dont il dote son image et sa capacité à amener un ressenti aussi fort , est une condition sinequanon d’un grand cinéma.