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ON REFAIT LA SCÈNE n°14 : la scène du sous-sol dans ELLE de Paul Verhoeven

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Il a fallu attendre 24 ans après Basic Instinct pour que Paul Verhoeven foule à nouveau le tapis rouge du festival de Cannes. Mais depuis la projection de ELLE sur la croisette en mai dernier, son nom et celui de sa muse Isabelle Huppert planent dans toutes les conversations

En adaptant le roman Oh… de Philippe Djian, Paul Verhoeven s’offre un récit tout en Ça, Moi et Surmoi d’une densité titanesque. De la pulsion sexuelle à la pulsion de mort, ELLE à cela de commun avec Basic Instinct qu’il cristallise sans nul doute le goût du réalisateur pour les récits Freudiens. ELLE c’est l’histoire d’une femme qui expérimente un désir d’une intensité nouvelle et qui s’empare de son plaisir envers et contre la morale. Tout au long du film, Verhoeven y désosse la saisissante et pour le moins fascinante confrontation de deux psychés initiant ainsi le spectateur à la plongée tortueuse dans les profondeurs de la libido et de la sexualité. L’ouragan ELLE balaie large, ses strates d’interprétation semblent infinies, toute la psychanalyse y passe, du déterminisme familial à l’œdipe, jusqu’au blasphème; certes, Paul Verhoeven doit l’excellence et la profondeur de son scénario au roman de Djian, mais sa mise en scène se hisse définitivement à sa hauteur. Coté réalisation, le cinéaste fait le choix délibéré de la discrétion, la caméra s’efface derrière un académisme rigoureux, presque lisse, qui tranche avec la violence et le caractère sulfureux de ce qu’il narre. Alors qu’il aurait pu opter pour une grandiloquence visuelle (flopée de gros plans et shakycam) quitte à baigner le spectateur dans une sensorialité racoleuse, Verhoeven choisit de minimiser l’emphase et somme à la forme de s’éclipser. Il cadre à échelle classique, des plans ni trop serrés ni trop larges qui ne prennent jamais parti et n’annotent pas le cadre d’un quelconque adjectif formel. On croit s’ennuyer mais la rhétorique scénique, véritable écrin du magma thématique, est confondante. Ainsi dans ELLE, Verhoeven livre une histoire tout en se gardant de nous en donner la grille de lecture, chacun y verra, comme en psychanalyse, la projection de ce qu’il y (re)connaîtra.

Alors que le film dix-sept fois nommé (dont une nomination aux Oscar et une récompense aux Golden Globes) remportait il y a quelques jours le César du Meilleur Film et de la Meilleur actrice, nous avons voulu nous emparer à notre tour du phénomène et nous plonger, à l’occasion du quatorzième numéro de notre rubrique ON REFAIT LA SCÈNE, dans les méandres de l’un des plus vertigineux thrillers psychologiques de l’année.

Photo de ELLE de Paul Verhoeven
Paul Verhoeven associe en permanence ses personnages aux fenêtres , comme une cloison qu’on ouvre ou qu’on ferme sur les profondeurs de son âme.

La scène que nous allons commenter est « la scène du sous-sol », elle intervient dans le dernier tiers du film, un twist clef de l’histoire dans lequel Paul Verhoeven dresse le portrait de deux perversités singulières en explorant tout autant leur interdépendance que ses fragiles règles du jeu. Leçon de mise en scène…

Rappel du contexte :

Michèle a découvert l’identité de son agresseur. Il s’agit de Patrick, son très pieux et serviable voisin… Bien qu’elle se sache victime, elle refuse toujours de porter plainte et prétextant qu’un entretien avec la police exhumerait le passé de tueur en série de son père. Et puis, le trouble s’est emparé d’elle, ce voisin qui l’a violé avec tant de violence, elle l’observait secrètement de sa fenêtre depuis des semaines, s’autorisant même derrière ses jumelles à se caresser pour soulager l’avidité de son désir. Et si tout cela lui avait plu ?

Ce soir, Michèle à accepté l’invitation de Patrick. Si ce n’est pas la première fois qu’un dîner en bonne et due forme fera office de couverture à leur flirt de voisinage, cette fois les choses sont différentes. Tous deux savent qu’ils sont liés par un acte sordide dont l’absence d’objection à cette heure scelle son tacite consentement. Nous assistons donc, tout en sous-texte et paradoxalement tout en pudeur, à l’union fascinante de deux monstres pulsionnels dans un jeu bien plus complexe qu’un simple sadomasochisme.

[divider]La scène du sous-sol, partie 1[/divider]

La scène démarre par le surgissement de Patrick derrière une cloison. Au second plan, de larges baies vitrés et encadrements cernent son personnage. Tout le long du film Verhoeven s’attache à composer ses cadres en associant ses personnages aux ouvrants (fenêtres,vitres, portes). Il réaffirme ainsi en permanence la configuration de la scène d’ouverture: Patrick – son irruption par la porte vitrée – le viol de Michèle -, et marque chaque plan de la thématique de fond. ELLE c’est un voyage au pays de ce qu’il y a au delà des murs et de ce que l’on découvre lorsque l’on ose entrer en soi même, pousser (ou forcer) la porte de son fort intérieur… Mais ceci n’est que la face visible de l’iceberg, chez Verhoeven il est évidemment question de symbolisme, un symbolisme total. Le cinéaste fait de chaque élément de sa mise en scène une métaphore de la psyché. La maison aux fenêtres franchissables est avant tout une puissante allégorie du Moi. Quatre murs garants de l’équilibre intérieur, qui tient à distance ce qui vient du dehors et qui entasse les saletés à la cave. Mais les portes de cette maison psychique ne sont jamais verrouillées, et ce dont on veut se protéger peut parfois jaillir et prendre les commandes. Ainsi, Patrick qui surgit en permanence à travers les vitres ou de derrière les murs, est la parfaite métaphore de la pulsion qui envahit le lieu de la conscience jamais complètement hermétique et qui, souvent dans la violence, balaie tout sur son passage. [toggler title= »le Moi, le Ça et le Surmoi.  » ]Rappelons que pour Freud le psychisme humain est composé de trois entités, le Moi, le Ça et le Surmoi. Le Moi qui est la partie consciente et visible de notre personnalité, souvent symbolisé par le foyer, tient un rôle de médiateur garant de l’équilibre. Il tempère et filtre les assauts des deux entité inconscientes, le Ça et le Surmoi , l’un étant le réservoir des instincts pulsionnels (sexuels ou de mort), de la libido et des désirs refoulés au plus profond de l’inconscient, et l’autre, le lieu de l’intériorisation des interdits moraux, des exigences parentales, sociales et culturelles. Le Moi serait en résumé notre petite voix intérieur qui dit oui ou non aux pulsions qui nous habitent et pour Freud la personnalité de chacun tient à son degré de temporisation de ces deux sphères pulsionnelles.[/toggler]

Patrick pénètre donc dans l’espace de Michèle sans qu’elle ne le voit. Sur le coté son fils Vincent dort. Il a trop bu durant le dîner, un détail qui permet à Verhoeven de d’ores et déjà répandre dans la scène le parfum du vice. La caméra quitte Vincent et dans la continuité du plan, vient isoler le couple Patrick-Michèle. Si d’un point de vue narratif le sommeil de Vincent autorise les deux amants/adversaires à jouir de cette intimité longuement attendue, d’un point de vue symbolique (et certainement premier pour Verhoeven) il injecte d’emblée à cette réunion le principe de plongée dans la sphère inconsciente (fonction du sommeil).
Patrick tend à présent une tasse de café à Michèle et alors que le cadre coupe un instant la tête de Patrick, une ligne droite imaginaire vient relier son sexe à la tête de Michèle. La minutie de la chorégraphie scénique est tout bonnement saisissante. Rien n’est le fruit du hasard, chaque plan est millimétré et composé de la façon la plus signifiante possible. Verheoven dit ici le désir de Michèle pour le sexe (et uniquement le sexe) de Patrick, et en fait par le même occasion une femme de tête à contrario de l’homme d’instinct.

Photo de ELLE de Paul Verhoeven
Alignement de a tête de Michèle avec sexe de Patrick

Patrick s’installe face à Michèle dont les pieds reposent lascivement sur le bord du canapé, il échangent un regard, la tension monte, la scène est déjà dense… Mais soudain Michèle se fige, se tait et fixe d’un regard glacial, à la frontière du mépris, son interlocuteur qui n’a d’autre issue que de répondre par un sourire hésitant. Un temps s’écoule, un temps court et long en même temps, durant lequel Michèle prend possession de l’atmosphère. Ce qu’il y a dans son esprit à cet instant précis est déterminant, Patrick – tout comme le spectateur- ne le sait que trop bien; c’est elle qui donnera le ton dès qu’elle prononcera un mot.
C’est alors que Michèle se redresse et d’une allusion simpliste qu’elle accompagne d’une caresse sur la chaleur de la moquette (renvoyant à la froideur du carrelage sur lequel Patrick l’a violée) libère la lubricité latente et redistribue les cartes. La scène prend une tournure fascinante, Michèle n’est plus une victime, c’est elle qui amorce le jeu. Non seulement elle manifeste (avec toute la perversité que cela implique) qu’elle a accepté la pratique sexuelle de Patrick, qu’elle y a pris plaisir, mais surtout qu’elle en prend maintenant possession, en devient une actrice à part entière, mieux, l’instigatrice. À ce stade, nos deux héros se retrouvent en miroir. Ce sont deux semblables, liés par un désir d’autant plus intense qu’il est singulier, et constitue leur secret commun.

Isabelle Huppert et Laurent Lafitte livrent une performance d’acteurs remarquable, la scène est comme suspendue, chacun garde une distance de façade mais pour autant la délectation suinte des regards. Vient alors le temps de l’échange, un champ contrechamp à échelle aseptisée vient trancher avec un dialogue au sous-texte très explicite. Dans le texte, deux niveaux d’interprétations se juxtaposent. Si la « chaudière » au « sous-sol » que Patrick demande à Michèle de venir « voir », renvoie de manière très prosaïque à l’engin bouillonnant qu’il a entre les jambes, c’est d’abord la proposition d’une plongée commune dans les limbes de leur libido dont il est question. Mais attention: la chaudière est à « combustion inversée », confirmation par le texte que les rôles se sont renversés. Avec son « j’invente rien », Patrick indique clairement mesurer que c’est maintenant Michèle qui a envie de lui. D’ailleurs dans ce dialogue très écrit, Verhoeven fait la part belle au jeu (consenti) de la manipulation et met en exergue l’interdépendance des perversions; et en prononçant le « ok » final Michèle prend définitivement les rennes du jeu de domination. Elle autorise à Patrick d’assouvir son propre désir tout en lui faisant croire qu’elle se soumet au sein. C’est maintenant elle qui maîtrise l’excitation de l’autre, elle n’aura plus à la subir et va aller jusqu’à s’en satisfaire à son tour… Comme un duel de prédateurs qui se tournent autour avant de se jeter l’un sur l’autre dans un violent assaut, Michèle et Patrick savourent une lente mise en bouche d’autant plus puissante qu’elle est feinte. Le jeu érotique est majestueux.

[divider]La scène du sous-sol, partie 2[/divider]

Patrick ouvre la porte à Michèle qui emprunte lentement l’escalier menant au sous-sol. Plongée dans les entrailles de la maison et de la psyché, antichambre de tous les vices. Au moment où Patrick referme la porte, la caméra redescend sur Vincent ensommeillé comme un ultime rappel de la nature du lieu où ils glissent. Pas après pas, marche après marche, Patrick se délecte de cerner sa proie qui s’enfonce dans la pièce. Mise en scène de la mise en scène, le lieu a des allures de capharnaüm, tout s’y entasse dans une lumière rougeâtre bercée par le vrombissement de la « machine » qui se consume. On devine la chaleur de la pièce, l’odeur de renfermé ; Michèle et Patrick font quelques pas et atteignent enfin le cœur du système d’auto-régulation, l’engin à la forme phallique. « Voilà.. Elle fait du bruit mais quand la porte est fermée on entend rien ». Nous y sommes, le temps des préliminaires est terminé, plus rien ni personne ici ne pourra s’opposer à ce que la partie se joue et que la jouissance « nécessaire » ait lieu. Les regards sont graves…

Patrick saisit Michèle, la plaque au mur et la bat. Elle se défend. Il rétorque et la jette au sol. Tout se déroule dans les termes convenus , ils rejouent la scène de viol dans sa disposition originelle… Mais soudain, Michèle brise la tension en lançant un « vas-y ». Une phrase lâchée comme le puissant aveu de son plaisir qu’elle entend vivre pleinement. Mais Patrick est coupé net, il ne peux pas, « pas comme ça », il faut que ce soit « comme avant ». Si Patrick veut son plaisir, Michèle doit taire le sien et feindre uniquement la douleur. Alors qu’ici Verhoeven projette le personnage de Michèle dans sa complexité la plus obscure mais aussi dans sa liberté la plus absolue, il expose dans le même temps en quoi, au contraire de Michèle, la sexualité de Patrick relève de la déviance. Alors que le sadique est intrinsèquement dépendant du masochiste, ici il ne le supporte pas. Patrick ne peut partager l’acte sexuel, lui, il le vole et ici, à l’inverse de Michèle, il ne joue pas. Elle accepte d’offrir à Patrick une victoire momentanée en se soumettant au protocole. Elle se remet à se débattre mais au moment de la pénétration elle refuse d’être dépossédée de sa jouissance et exulte, emportée par un plaisir intense qui la mène à l’état de transe. Le temps d’un instant, Patrick et elle fusionnent, leur communion est totale. Pourtant, une fois qu’il a joui Patrick se retire et remonte son caleçon sur son ventre comme après une simple masturbation. Il s’en va, sans égard pour Michèle qu’il laisse allongée la. Michèle elle, est possédée par le plaisir et ne peut se résoudre à renoncer à l’orgasme profond qui l’emporte, elle continue de se donner du plaisir sous le regard médusé de Patrick.

Cut. Retour au salon. Michèle réveille Vincent, il est temps de rentrer, de refaire surface et de rentrer dans sa maison bien rangée. Comme si de rien n’était Michèle a retrouvé son brushing impérieux; Patrick, en hôte chevaleresque les raccompagnent sur le perron, puis elle le remercie pour le dîner… Un conformisme surréaliste qui plonge la scène, les personnages, et le film, dans la schizophrénie la plus totale. Mais alors que Patrick retourne sur ses pas en se fondant dans le noir, Michèle lui lance un ultime regard et clos définitivement le portail. Une fin de scène qui amorce admirablement bien la suite.

S’il est admis que la maestria d’un film réside dans la capacité de chaque scène qui le compose a être une mise en abîme permanente du film dans son entier, alors Paul Verhoeven réalise avec ELLE une démonstration magistrale de la maîtrise de son sujet et de sa mise en scène puisque ici, tout converge en permanence dans une seule et même direction.

Sarah Benzazon

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