Autant annoncer tout de suite la couleur (rouge sang) : au Blog, on a pris une claque sévère avec Grave, ce petit monstre cinématographique racontant le passage à l’âge adulte tourmenté d’une jeune fille qui se découvre des « appétits particuliers »… Au festival de Gérardmer, nous avons eu la chance d’interviewer Julia Ducournau, une auteure et une réalisatrice prometteuse qui se distingue dans le paysage du cinéma français, par ses ambitions autant que par ses influences.
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Le film mélange les genres (horreur, comédie, drame); cela vous a-t-il posé des problèmes au moment de convaincre des décideurs ?
Oui, on peut qualifier Grave de « crossover »; c’est justement cette identité au croisement des genres qui a motivé mes producteurs à défendre le film auprès des investisseurs. Canal+ et Wild Bunch étaient également enthousiastes et nous ont soutenu dès le début. Mais effectivement le fait qu’on ne puisse pas étiqueter bêtement et simplement ce type de projet protéiforme dans un genre, pour le vendre à un public cible, nous a demandé beaucoup d’éloquence afin de le défendre jusqu’au bout.
Après avoir vu Grave, les spectateurs et les médias doivent souvent vous parler de David Cronenberg, non ?
Oui, évidemment. Mais je dirais que d’une certaine façon, je fais du Cronenberg plus Lychien. J’aime l’étrangeté de Lynch et la possibilité pour le public d’y percevoir parfois de l’humour. Il n’y a pas de références directes à ces deux cinéastes dans Grave, mais ce sont clairement mes deux influences majeures.
Vous avez choisi Ruben Impens (Alabama Monroe, La Merditude des choses) comme directeur de la photographie, c’est son approche « organique » des corps à l’image qui vous intéressait ?
Oui, je souhaitais que dans les scènes horrifiques, on puisse s’identifier aux personnages, qu’il n’y ait pas d’impression de distance par le genre. La lumière est donc très importante dans ces moments-là , pas question d’accentuer un teint vampirique, une allure inhumaine chez Justine, le personnage principal; au contraire elle devait rester humain, proche du spectateur. Mais d’autre part, le naturalisme constant aurait eu tendance à m’ennuyer, il fallait donc que les scènes plus domestiques, voire les scènes humoristiques, dénotent d’une étrangeté. Une étrangeté qui appelle à l’anticipation des événements à venir, et cela passait par la lumière.
Qui dit « body horror » dit regard sur les corps; vous teniez à filmer les corps féminins sans les érotiser ?
Oui, je tenais à filmer le trivial. Le travail de la trivialité du corps était important pour moi pour deux raisons. D’abord pour proposer une représentation des femmes qui ne soit pas rose, poudré, coquet et délicat. Et l’autre raison est que cette image plus crue, plus triviale permet de passer d’une représentation d’un corps féminin à un corps universel. Les sensations qu’éprouvent ce corps parle à tout le monde, il n’est plus question de genre féminin ou masculin.
Vous utilisez donc les thèmes du body horror pour faire apparaître des réalités, des identités, des corps, qui ne sont pas toujours explicitement présents à l’écran ?
Oui, la question de la métamorphose en fin de compte. Selon moi, la métamorphose du corps représente la liberté, d’où le besoin d’élaborer une mise en scène dynamique pour aller dans ce sens-là . La métamorphose est un geste dynamique, anti-déterministe, un geste de libération.
Vous avez donc pensé votre direction d’acteurs pour rendre ce dynamisme le plus perceptible possible à l’écran ?
Pour moi, la direction d’acteur est plus proche de la chorégraphie et de la musique, que de la littérature. J’ai longuement discuté, décortiqué les personnages avec Garance Marillier, Ella Rumpf et Rabah Nait Oufella; et ce n’est qu’une fois que j’ai senti qu’ils avaient complétement intégré les caractères de leur personnage respectif, que le travail sur les corps a commencé. J’ai travaillé sur les positions, l’énergie, et pour servir ce parti pris, j’ai fait en sorte que les décors soient les plus bas possibles. Vous remarquerez que dans les studios de ses trois étudiants, les meubles, les lits sont près du sol; du coup, instinctivement les acteurs prenaient des positions affalées, ce qui implique déjà d’une certaine façon, un rapport animal au corps.
Comment vous est venue l’idée du plan où les visages de Garange Marillier et Ella Rumpf se confondent dans le reflet d’une vitre ?
L’idée m’est venue sur le tournage, cela a d’ailleurs été compliqué de régler ce plan, pour que les visages se superposent parfaitement à l’écran. Je voulais qu’apparaisse ainsi un troisième visage, comme si leur « entre-dévoration » avait donné naissance à un troisième être.
On ne peut s’empêcher de voir chez Ella Rumpf, une ressemblance avec Béatrice Dalle. Aviez-vous réalisé que cette ressemblance ferait naître une parenté avec Trouble Every Day, le film de Claire Denis où Béatrice Dalle interprète une cannibale ?
C’était impossible de ne pas penser à Trouble Every Day en élaborant mon propre projet; c’est un film que j’adore même si j’ai choisi avec Grave, un point de vue différent sur le cannibalisme. Je suis consciente de m’inscrire dans une histoire, avec des films jalons qui m’ont influencé, comme ceux de Cronenberg, Lynch ou Trouble Every Day; si ces films n’existaient pas, alors peut-être que Grave n’aurait pas vu le jour.
Je n’ai pas pensé directement à Béatrice Dalle en choisissant Ella dans le rôle d’Alexia; je cherchais avant tout quelqu’un d’androgyne, et qui ait quelque chose de carnassier dans le visage, et justement Ella sait très bien jouer des traits de son visage, des expressions de sa bouche. Consciemment ou inconsciemment, j’ai également projeté sur elle, quelque chose de Fairuza Balk dans Dangereuse Alliance.
On remarque l’importance particulière de la musique de Jim Williams, qui permet d’identifier la place de chaque scène dans le récit.
Oui, j’ai découvert le travail de Jim Williams dans les films de Ben Weathley, Touristes et Kill List, et j’ai tout de suite aimé la personnalité qui s’en dégageait. Je n’adhère pas vraiment aux compositions orchestrales habituelles des films hollywoodiens, ni aux nappes sonores qu’on entend dans beaucoup de films de genre. Jim, lui est un maître instrumentiste marqué rock, virtuose de la guitare électrique et qui s’autorise de véritables des envolées lyriques. Ça collait parfaitement à mon idée d’appuyer par la musique, la dimension tragique du film, le destin qui se dessine pour Justine. D’où le côté solennel de l’orgue qui s’impose lors de la scène où tout bascule pour l’héroïne.
Le titre international « RAW » apporte presque une autre identité au film, êtes-vous contente de ce titre ?
Le double sens du titre français était impossible à traduire en anglais; Grave exprime à la fois ce tic de langage générationnel, et l’idée première de gravité dans la condition humaine, d’une réalité qui vous tombe dessus, à laquelle vous ne pouvez échapper, qui vous cloue au sol. Mais je suis contente du titre anglais choisi par Wild Bunch, qui possède tout de même un double sens: « Raw » signifie « cru » et résonne comme un titre plus genré, et « to be raw » veut dire « à vif ».
Propos recueillis par Arkham