Bertrand Tavernier
© Max Rosereau

[INTERVIEW] Bertrand Tavernier

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Bertrand Tavernier est venu à Lille mardi dernier présenter son dernier documentaire VOYAGE A TRAVERS LE CINEMA FRANÇAIS (notre critique: ICI), qui traverse près de 50 ans de cinéma français de Jacques Becker à Sautet.

On ne présente plus Bertrand Tavernier le réalisateur de Coup de torchon, Que la fête commence, La vie et rien d’autre et des documentaires Mississipi Blues ou La guerre sans nom, pour ne citer que quelques titres de son impressionnante filmographie. Bertrand Tavernier, président de l’Institut Lumière à Lyon, est ainsi un formidable passeur et conteur qui n’a jamais cessé de rendre hommage à ses films de chevet. Et ils sont nombreux ! Retour sur notre rencontre qui a précédé un débat étonnant avec un autre fan de Jean Sacha parmi les spectateurs !

On a l’impression que vous portez Voyage au coeur du cinéma Français depuis toujours. Y a-t-il eu un élément déclencheur, une urgence de transmission ? Qu’est ce qui a été possible ou différent et qui ne l’était pas avant ?

Bertrand Tavernier : J’avais eu une ou deux fois une proposition de la BBC mais je n’arrivais pas à trouver l’angle. Et puis il y avait cette contrainte de format (52’) qui me paraissait impossible. C’est en me disant qu’il fallait que j’en parle de façon personnelle que petit à petit le projet a grandi dans ma tête et s’est imposé. Je ne peux pas dire s’il y a eu un élément déclencheur sinon que cela devenait une urgence car je voyais des institutions chargées de diffuser, de protéger ou de vanter le patrimoine qui ne le faisaient plus, qui abandonnaient leurs taches et qui traitait ça de la même manière que quand avec Thierry (Frémaux) on voulait monter le projet du Festival Lumière. On nous rigolait au nez en nous disant : “vous revenez au temps du ciné club“. Ce Festival est aujourd’hui un énorme succès et je me suis dit qu’il fallait y aller car ce cinéma français n’était pas dépassé, qu’il était très divers, bourré d’énergie de vitalité, de passion et que je pouvais en parler à travers des bouts de ma vie. La conjonction de tout ça est devenue imparable.

Le cinéma chez vous pourrait être une histoire sans fin. Une suite pour la télévision est attendue. Comment avez-vous dessiné les contours de ce voyage qui n’est ni chronologique ni exhaustif ? Où l’arrête-t-on ?

B.T. : C’est très difficile. Je savais que j’avais envie de démarrer avec le sanatorium ce qui me faisait partir de Jacques Becker et de mon premier choc, Dernier atout, que j’ai mis 30 ans à identifier. Après, c’est le fruit d’un énorme travail avec des liaisons qui se sont imposées naturellement, de Becker on est arrivé rapidement à Renoir puisque je les ai découverts à peu près en même temps. Ensuite il a fallu jongler, faire plein d’essais et abandonner certains quand on se rendait compte qu’ils ne s’ancraient pas dans la dramaturgie. Et je ne parle pas ici des films qu’on a du abandonner faute de matériel ou de problèmes de droits d’auteur.

Falbalas de Jacques Becker
Falbalas de Jacques Becker

Choisir c’est renoncer. N’y a t-il pas des frustrations ou des regrets à ne pas être exhaustif dans ses coups de cœur quand il s’agit de transmettre et de partager comme vous le faites ?

B.T. : Je pensais toujours qu’il y aurait une suite derrière, on en avait parlé très tôt avec les producteurs. Je savais donc que je pouvais compter sur la série (NB : une suite de huit épisodes pour la télévision est attendue) qui je le rappelle ne sera pas une version longue du film mais une prolongation. Donc je savais qu’en éliminant Max Ophuls, Guitry ou Pagnol, je pourrais leur consacrer une autre place ailleurs. C’est la dramaturgie qui a imposé l’élimination de certains, et non une question de supériorité des œuvres.

Vous qui détestez les querelles de chapelle, qui êtes capable d’aimer des films et des cinéastes très différents, voyez-vous un point commun à tous ces films qui tisseraient le fil invisible de votre cinéphilie ? Qu’est ce que possède un film qu’on a envie de transmettre ?

B.T. : Non il n’y a pas de point commun. Le propre c’est d’admirer des œuvres totalement diverses, très différentes, de cinéastes parfois qui ne s’appréciaient pas les uns les autres. L’émotion ou le choc ressenti est lui-même très différent. Je ne ressens pas devant Octobre à Paris la même chose que devant un film de Becker, Renoir ou Sautet. Octobre à Paris est un documentaire important sur un évènement terrible même s’il n’est pas toujours réussi. Jacques Panijel est d’ailleurs le seul cinéaste contemporain de ces évènements à faire un film sur cette répression de manifestation. Pour voir le film on a du fuir la police toute une nuit. Je ne mets pas ces films sur le même plan… C’est peut être parce que je suis d’une grande curiosité et que ce qui m’intéressait c’était de montrer l’extraordinaire diversité des talents et casser un peu ces “boites“. L’histoire montre qu’on a parfois essayé de regrouper des gens qui n’ont rien à voir ! Carné dans sa manière de mettre en scène n’a rien à voir avec Grémillon et pourtant ils sont rassemblés sous l’étiquette “réalisme poétique“. De la même manière je trouve l’étiquette Nouvelle Vague complètement creuse ! Il suffit de voir des extraits de Pierrot le fou ou du Mépris à côté d’extraits de Chabrol pour se rendre compte que le cinéma de Chabrol n’a absolument aucun rapport avec celui de Godard.

A propos de la Nouvelle Vague, vous racontez d’ailleurs combien vous avez été proche d’eux en tant qu’attaché de presse ou défenseur de la Cinémathèque d’Henri Langlois. Qu’est ce qui vous a éloigné ou rapproché d’eux ?

B.T. : J’étais très proche d’eux, je trouvais d’ailleurs qu’ils innovaient beaucoup et que certains imposaient un cinéma à la première personne qui venait casser les conventions du cinéma français qui à partir du milieu des années 50 devenait guindé, raide, statique. Ce n’était pas le cas de tous les films mais il y avait cette tendance-là. Ils amenaient des choses personnelles qui trouvaient racines dans un cinéma d’avant. Le côté autobiographique de Truffaut par exemple trouve ses racines dans un film comme Premières armes de René Wheeler. D’ailleurs Truffaut revendiquera son influence. J’aime moins en revanche certaines déclarations de leurs défenseurs qui font table rase de tout un cinéma, ce qui n’était pas le cas de Truffaut ou Chabrol. Chabrol aimait beaucoup les films de Duvivier, Truffaut a défendu des films d’Autant Lara et de Duvivier, il en a beaucoup cassés mais en a défendu d’autres. Malheureusement après on a eu affaire à des disciples plus intransigeants que leurs maitres qui appliquent une forme d’intégrisme auquel je m’oppose.

En défenseur d’un certain cinéma, vous “réhabilitez“ plusieurs cinéastes oubliés ou méprisés. A l’inverse vous n’oubliez pas de dévoiler le passé obscur de Jean Renoir, l’un des maitres incontestables du cinéma français. Est-ce une manière de rééquilibrer tout cela ?

B.T. : Non mais de prendre en compte le paysage du cinéma français qui est extrêmement varié, accidenté et comprend énormément de choses différentes. Il faut essayer de faire table rase de querelles complètement idiotes et d’observer les faits. Saluer les qualités de la Nouvelle Vague par exemple, il suffit de voir la photo couleur de Pierrot le fou ou du Mépris pour voir la différence immense avec les films français en couleur des années 50. Si vous comparez avec Le Rouge et le noir ou Les régates de San Fransisco d’Autant-Lara ou avec la plupart des films français de l’époque, vous réalisez qu’ils sont horribles, sur-éclairés. C’est incroyable la mocheté des films en couleur français ! Il y a très peu d’exception jusqu’au moment où Henri Decae va trouver des choses intéressantes et où Raoul Coutard va amener dans la couleur ce qu’on ne voyait pas dans les films de Christian-Jaque ou de Richard Pottier.
La Nouvelle vague a permis de casser la dictature de ce cinéma en couleur sur-éclairé là où les chefs opérateurs des années 50 avaient 10 ans de retard sur les anglais ou les américains. De temps en temps, on tombe sur quelques surprises comme certaines scènes nocturnes de La Caraque blonde de Jacqueline Audry, et ses plans du cavalier sous un ciel d’orage photographié par Marcel Weiss qui reste sans comparaison dans le cinéma français. Mais la Nouvelle vague va aussi faire disparaître les extérieurs très populaires du cinéma français qu’on trouve par exemple dans les films de Henri Verneuil, (Des gens sans importance). On se promène à Saint-Germain des prés, sur les Champs Elysées. La banlieue est absente, tout comme les classes populaires ou la classe ouvrière. Les films historiques vont disparaître aussi et ce n’est que très tardivement, avec la couleur que Truffaut va réaliser Adèle H. Un petit détail encore, à la fin des années 50, les deux seuls films qui constituent des défenses de l’avortement sont deux films d’Autant-Lara très ignorés, Journal d’une femme en blanc et Le nouveau journal d’une femme en blanc. Ce sont des films incroyablement en avance sur leur époque, audacieux et féministes. Ce sujet est complètement ignoré par la Nouvelle vague.

Pierrot le fou de Jean-Luc Godard
Pierrot le fou de Jean-Luc Godard

Vous êtes un conteur hors pair. Comment parvenez-vous à retenir autant d’anecdotes, de détails, de citations avec cette précision ?

B.T. : Je ne note rien, je m’en souviens. On retient en racontant souvent. Puis je suis très marqué par des épisodes de ma vie que je n’oublie jamais. Par exemple, les déclarations de Gabin lors de nos rencontres, je les connaissais presque mot à mot. Je me souvenais des expressions peut être aussi parce que je suis metteur en scène et que tout d’un coup je repère ce qui m’intéresse et me dis “c’est comme ça qu’il faudrait le tourner“. Mais des expressions comme “ le lapin des flandres“ de Gabin…. c’est totalement inouï cette manière de parler !

Vous consacrez un chapitre à Gabin et à pas mal de cinéastes ou compositeurs. Que des hommes. N’avez-vous pas de passion pour une actrice, comme Paul Vecchialli peut l’avoir pour Danielle Darrieux ?

B.T. : Je me suis dit que j’aurai droit à la question ! Je ne trouve pas d’exemple comme Gabin. Au niveau de la qualité, si, c’est Darrieux mais elle n’a jamais initié un film. Gabin achetait les droits d’un livre avec Duvivier, créait une coopérative pour aider à démarrer La grande illusion, achetait les droits de La traversée de paris (Marcel Aymé) avec Jean Aurenche. Il n’existe pas d’exemples dans le cinéma français de gens qui s’investissent autant. Gabin co-produit Le chat (Granier-Deferre). Cet engagement me touche. En plus dans les années 30, Gabin ne s’est pas beaucoup “gouré“ ! L’équivalent féminin de Gabin aujourd’hui c’est Catherine Deneuve ou peut être aussi Jeanne Moreau. Dans l’époque que je traite, il y a évidemment plein d’actrices géniales comme Mireille Balin, bien plus moderne qu’on ne l’imagine dans Menaces (de Edmond T. Greville), ou la très sous-estimée Annabella ou encore Blanchette Brunoy qui est une comédienne prodigieusement juste dans tous ses films.

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Jean Gabin dans Le jour se lève de Marcel Carné

Vous êtes passé de spectateur à cinéphile puis d’assistant réalisateur à attaché de presse avant de devenir le cinéaste que l’on connaît. La magie du cinéma à laquelle vous rendez hommage est-elle intacte, est-elle la même sur un film que l’on découvre en spectateur que sur un film sur lequel on a travaillé ?

B.T. : Oui la magie continue sur tous ces films. Quand j’ai revu Le mépris ou Cléo de 5 à 7 (Agnès Varda), j’étais complètement bouleversé. La 317ème section (Pierre Schoendoerffer) est une des plus grandes séances que j’ai pu avoir en revoyant tous les films. C’est un film “génialissime“. Je continue d’avoir des chocs énormes. Là récemment, j’ai revu La tête d’un homme de Julien Duvivier et je l’ai revu une deuxième fois de suite tant le choc a été grand. C’est inouï d’audace. J’ai d’ailleurs essayé de noter toutes les audaces mais il y en a tellement dans la narration, dans la mise en scène… Et cette magnifique chanson écrite par Duvivier et interprétée par Damia est d’une beauté extraordinaire.

Propos recueillis par Anne Laure Farges

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