Chaque dimanche dans Cinéma(s) du monde, nous revenons sur un mouvement, un artiste ou un genre cinématographique que le temps a injustement oublié. Non pas à travers un simple cours d’histoire, mais par le biais de l’analyse politique, poétique et esthétique d’un film d’exception tout aussi méconnu, représentatif ou révélateur du courant ou de la filmographie mis à l’honneur. Cette semaine, Sous la chaleur du soleil, film chinois réalisé en 1994 par Jiang Wen revenant sur les heures les plus lumineuses de la terrible Révolution culturelle de Mao Zedong.
Contrairement à ses voisins (la Corée, le Japon, la Russie, Hong Kong et même Taïwan), on déprécie souvent le cinéma chinois « continental », ceci pour des raisons évidentes, la première étant la mainmise absolue que le gouvernement possédait sur l’industrie culturelle jusqu’à la fin des années 80. Ingérence qui s’est aujourd’hui légèrement relâchée, même si elle conduit toujours un grand nombre d’interdictions et de censures. Des débuts du XXème siècle (et plus particulièrement de l’arrivée au pouvoir de Mao Zedong en 1949), où brillaient des cinéastes aujourd’hui oubliés comme Wu Yonggang (La Divine, 1934), Sun Yu (La Reine du Sport, 1934) ou encore Bu Wancang (The Peach Girl, 1931), à la fin des années 80, on ne peut que remarquer une parenthèse artistique longue de cinquante années, vaguement comblée par quelques films de propagande ayant survécu à l’ingérence occidentale moderne, à l’image des films de Xie Jin (Le détachement féminin rouge, 1961).
La fin de la Révolution Culturelle en 1976 – coïncidant avec la mort de Mao – laisse une empreinte profonde sur le peuple chinois, et évidemment sur toute une nouvelle génération de cinéastes underground dont on retiendra surtout Zhang Yimou et Chen Kaige, amateurs d’un certain académisme formel mais cependant déclencheurs d’un renouveau artistique tardif. Le succès dans les festivals étrangers de cette nouvelle vague tofu va forcer les autorités à « légitimer » ces auteurs maison, qui vont irrémédiablement conduire à une deuxième salve d’artistes dans les années 90, cette fois plus contestataires, s’inscrivant dans l’état d’esprit de la « génération Tian’anmen », grandement marquée par les terribles événements du printemps 1989. Jia Zhangke (Lion d’or en 2006 pour Still Life) en est sans aucun doute le metteur en scène le plus représentatif et le plus acclamé à l’international – lui et ses collègues ont cependant la particularité de ne pas voir leurs films exploités dans leur pays natal.
SOUS LA CHALEUR DU SOLEIL sort en 1994. De ce que les spécialistes caractérisent comme la « sixième génération » du cinéma chinois (c’est-à-dire les Jia Zhangke et autres Wang Xiaoshuai, apparus dans les années 90), il s’agit pourtant d’une exception toute relative : succès dans l’Empire du Milieu, il n’est sorti à l’étranger que dans une poignée de pays – son seul fait d’armes restant le Prix d’interprétation qui fut remis à son acteur principal à la Mostra de Venise. Son metteur en scène, Jiang Wen, est à l’origine lui-même un acteur – on l’a d’ailleurs récemment vu dans Star Wars : Rogue One – passé à plusieurs occasions derrière la caméra. Si les critiques retiennent surtout de lui l’extraordinaire Les Démons à ma porte sorti en 2000, SOUS LA CHALEUR DU SOLEIL est son premier film.
Ce qui est de prime abord passionnant à propos de SOUS LA CHALEUR DU SOLEIL, c’est son point de vue. La Révolution Culturelle est restée ancrée dans l’esprit de la plupart des chinois comme une période de douleurs, de souffrances multiples – quel serait donc la vision d’un gamin sur ces heures sombres de l’histoire chinoise ? Ces années pendant lesquels on vit, on profite, et sur lesquels on posera plus tard un regard mélancolique ? Jiang Wen fut un de ces gosses. Né en 1963, il a tout juste treize ans quand se termine la Révolution Culturelle. Ce film, c’est en quelque sorte sa propre enfance – un ado en pleine découverte de l’existence, au milieu de conflits politiques qu’il ne peut pas comprendre. La question du point de vue est primordiale justement parce que SOUS LA CHALEUR DU SOLEIL en adopte un, intime, et c’est bien la raison pour laquelle il ne fut pas interdit à sa sortie : pas de massacres, pas de violences, on peinerait à s’imaginer les exactions commises par le gouvernement en arrière-plan de ce récit initiatique.
Car le dispositif mis en place par le réalisateur chinois n’est pas sans sémantique. Cet homme qui métamorphose son passé à sa convenance, qui se construit sa propre histoire, il n’est pas sans rappeler le désaveu de ce Pays gigantesque, tournant le dos à ses propres horreurs, à ses propres paradoxes. Cette Révolution Culturelle au visage luisant et brillant, c’est finalement la plus belle métaphore de la Chine moderne, le mensonge le plus vieux du monde, qu’on répète aux autres et surtout à soi-même : « Tout va bien ».
KamaradeFifien
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• Réalisation : Jiang Wen
• Scénario : Jiang Wen, Wang Shuo
• Acteurs principaux : Xia Yu, Feng Xiaogang, Jiang Wen
• Date de sortie : 1994
• Durée : 2h14min



