« Le cinéma ce n’est pas montrer la vie comme vous voudriez la voir, c’est la vie comme elle est ! » lance Adèle Haenel, l’une des quatre comédiennes d’Orpheline d’Arnaud des Pallières, avec la fervente intention de répondre par le tacle lorsque, pour mettre fin au lourd silence post-projection qui a envahi la salle, je me décide enfin à prendre la parole. La vérité, il n’est pas nécessaire de me préciser qu’à travers son film le cinéaste Arnaud des Pallières recherche à dire la sienne ; sa vérité sur le désir des femmes et des hommes. Mais je tiens à vous dire à quel point, sur la question de cette vérité, il se trompe.
D’abord, la vérité, aussi singulière et multiple soit-elle, renvoie – dans toutes les formes d’Art – nécessairement à une notion d’universalité, à ce qu’il y a de commun, au fond, à tous les êtres. C’est grâce à cette dimension que même dans les scènes les plus abjectes ou les plus crues que le Cinéma ait connues (un viol en plan fixe chez Noé par exemple, les pénétrations et éjaculations en gros plan de chez Giraudie, ou encore le soixante-neuf fessé chez Kechiche) il y a du beau. Ce n’est pas tant ce que l’on voit qui est beau (quoi que), c’est surtout ce que les cinéastes parviennent à capter et restituer de plus grand, de plus humain ; lorsqu’ils réussissent à travers la mécanique physique à faire jaillir la mécanique émotionnelle et psychique. Alors, seulement là, ils touchent à la vérité des êtres.
Mais Orpheline ne parvient pas à se hisser jusqu’ici. Il n’y est question, ni de vérité, ni d’humanité, ni d’universalité. Orpheline reste et se maintient dans la seule sphère du racolage gratuit, de la représentation sans nuances et dans la pure projection personnelle, proprement, pauvrement, petitement, indignement vide. Orpheline est au fond une propagande de la haine des femmes, qui a la perversion et la malhonnêteté de se faire passer pour une œuvre féministe, et cela est une honte.
Le choc que j’exprime est-il l’aveu d’une candeur et de la méconnaissance du cinéma de la chair mise à nue ? Non, au contraire. À mon esprit, moult réminiscences des chefs-d’œuvre qui avant Orpheline se sont, eux aussi, frayés un chemin dans l’abyssale cavité du désir et du sexe, au masculin comme au féminin. Je les ai chevillés au cœur ces œuvres sans compromis, n’ignorant jamais la violence potentielle de ce qu’elles mettent en scène, du mystère du rut humain à la complexe jouissance féminine. Le cul au cinéma, la baise comme il en est question ici ; brute, vive, violente, mystique ou sadomasochiste, de Noé à Breillat en passant par Despentes, Lars von Trier, Larry Clark, Verhoeven, Kechiche, Giraudie, et la liste est encore longue, je la connais bien. Je me passionne pour ces cinéastes qui dissèquent la mécanique de l’érotisme en filmant singulièrement des bouches, des seins, des culs, des queues et des chattes, souvent en gros plan, lumière crue ou directe, sans maquillage, à la recherche de la vérité de la carne, du sexe, du désir et souvent de l’amour… À tout cela et à ces divers esthétismes je suis aguerrie. D’ailleurs je pourchasse cette virtuosité avec boulimie, c’est même exactement la raison pour laquelle j’étais assise dans la salle.
Monsieur des Pallières, je n’ignore pas votre qualité de cinéaste puisque vous parvenez à faire vivre à votre spectateur une expérience sensorielle sans faute. Une expérience désagréable, certes, mais qui a le mérite d’exister et d’être puissante. Ce que je combats ici, et que la femme que je suis réclame le droit de dénoncer, c’est votre parole, celle qui est à l’écran. Je m’insurge devant la gravité du regard que pose – je l’espère seulement à la manière d’un acte manqué – votre film sur les femmes, les hommes et le rapport qu’ils entretiennent. Un regard qui est dangereux, parce qu’il n’est en rien la vérité des femmes. Ce regard qui n’est autre qu’une projection de la fantasmagorie pornographique et phallocratique masculine, et c’est précisément ce regard-là, aussi archaïque qu’honteux, qui moralise, « ordinarise » et normalise les violences (psychiques et morales) faites aux femmes. C’est aussi avec ce regard que l’on cristallise depuis des siècles, et de manière on ne peut plus grave en ce moment avec la montée du fondamentalisme, l’idée qu’une femme est une chienne en chaleur permanente, assoiffée de phallus ou de chattes (parce que les femmes sont chez vous naturellement bi), et que si un homme ne la possède pas d’une manière ou d’une autre, elle ne sera jamais rassasiée.
Il convient qu’Orpheline est un projet de belle envergure. Quatre (grandes) actrices (Adèle Haenel, Adèle Exarchopoulos, Solène Rigot et Vega Cuzytek), pour quatre âges de la vie d’une seule et même femme. Quatre visages, parce que dans la vie, on n’est finalement jamais la même personne. Quatre états à quatre épisodes charnières de la vie. À tout cela, je donne du crédit. Sauf que le passage de la théorie à la pratique n’a pas lieu. Ce que l’on voit dans votre film, outre la toile de fond – un vague thriller laissé à l’abandon prétexte à autre chose -, c’est un personnage de femme qui dès l’écriture est dénué de toute construction, et qui d’une partie à l’autre ne se pourvoit d’aucune incarnation psychologique. Elle se meut uniquement physiquement, hébétée, dans une absence totale d’expression, comme une perpétuelle enveloppe vide, un corps sans fond, qui vole de destination en destination. La pourvoir d’une psychologie ou simplement d’une capacité d’introspection ne vous a pas semblé nécessaire en revanche, vous lui avez concédé un attribut puissant, un seul et unique attribut qui devient par conséquent une emblème que vous brandissez : la lubricité. De ce fait, votre Orpheline devient le récit de l’humiliation des femmes et un prétexte à se vautrer avec concupiscence dans l’esthétique de la crasse.
Comment ne pas vous rappeler à votre responsabilité lorsque vous mettez en scène une enfant de 13 ans, au corps rempli de bleu à cause des coups que lui porte son père alcoolique, seule en boite de nuit, cheveux gras et rouge à lèvre bavant, en train de draguer le plus lascivement possible un chef d’entreprise de quarante cinq ans en s’impatientant ostensiblement de pouvoir lui faire à l’arrière de sa voiture la délicieuse fellation dont elle rêve depuis tant d’heures ? Comment supporter seulement que vous puissiez expliquer en toute conscience que cette fille de 13 ans, battue et orpheline, veut « exprimer et vivre pleinement son désir » et d’ajouter que « c’est elle qui a envie de cet homme » et que « c’est beau et généreux » ? Soyons sérieux, comment est-il possible d’ignorer avec autant d’infamie la plus petite notion de psychanalyse infantile ? Pensez-vous vraiment qu’une enfant dans la misère affective et sociale que vous décrivez puisse désirer un homme qui a l’âge d’être son père, et que cet état soit beau et l’expression d’une liberté ?
Continuons. Cette fillette, on la retrouve ensanglantée en pleine nuit sur la route pour tenter de passer la nuit au calme chez un garçon croisé plus tôt dans des toilettes. Le garçon accepte de lui offrir le logis si elle « sait se vendre », et lui balance, après qu’elle ait passé la serpillière sur le sol de son appartement crasseux, un méprisant « t’as vraiment une sale gueule ». Mais la fille de 13 ans, petite nymphe lubrique que vous nous assurez qu’elle est, se mord les lèvres de désir et commence à le masturber. Plus tard, c’est un homme de 50 ans rencontré en auto-stop qui aura pitié d’elle et lui donnera un peu d’argent en plus d’une nuit dans un hôtel propre. Sauf que dans la séquence d’après (et sans transition), alors que la fille a à présent 20 ans, ce même gentil homme marié de 30 ans son aîné, lui dira en lui fourrant la main dans la culotte « Alors t’as baisé combien de mecs aujourd’hui ma petite salope ?». Évidemment, elle ne s’en souviendra plus (ses journées sont si longues). Ah si, « un type dans des chiottes ». Mais le climax du film arrivera quelques minutes plus tard, lorsqu’elle rencontrera un riche homme d’affaires mafieux de 60 ans – recherchant par petite annonce sur Internet à « adopter » une fille -, à qui elle demandera la bave aux coins des lèvres combien de fois il aura « pensé à elle en se branlant aujourd’hui », avant de se prendre deux baffes et d’adorer ça au point d’écarter les cuisses sans plus attendre, et se soulager sur lui.
Dans votre film, le seul choix offert aux femmes, la seule possibilité de résilience pour elles, c’est de baiser. Baiser pour se sortir d’un foyer violent, baiser pour gagner de l’argent, baiser juste parce que l’autre a un phallus et que ça suffit à l’exciter, baiser parce que c’est ça être une femme libre ! Mais ne voyez-vous pas que la femme dont vous parlez est prisonnière de la plus indestructible prison que le monde féminin ait à supporter : celle de l’érotomanie collective inconsciente masculine qui peut faire dire à un homme sans sourciller, comme c’est votre cas, qu’une gamine baisée par un type de 30 ans de plus qu’elle a (librement) envie de lui. C’est aussi cette érotomanie inconsciente que vous portez, qui excuse les viols – parce que les femmes « cherchent » -, qui peut même banaliser l’inceste ou la pédophilie – puisque les petites filles ont du désir -, la prostitution, et dans d’autres pays, la lapidation. Cette manière de considérer les femmes que vous diffusez est indigne pour les Hommes et l’Humanité. Ce qui me choque fondamentalement, Monsieur, c’est que vous mettez parfaitement en scène la violence que subissent les femmes, mais vous ne la dénoncez pas, vous la déballez en allant jusqu’à en faire une force érotique (la pauvre fille crasseuse bien bandante). Et non seulement vous privez ces femmes du statut de victime que l’éthique et les droits fondamentaux humains doivent leur reconnaître, mais en plus vous avez l’audace de les en rendre complice et presque friande…
Que le récit soit l’adaptation de la vraie vie d’une femme, ne change rien à ce que vous en faites. La femme que vous donnez à voir provoque ma colère infinie parce que, si vous aviez une once d’empathie pour le parcours que vous essayez de retracer, en laissant de côté vos fantasmes de nymphomanie normalisée, vous comprendriez que cette femme n’a jamais baisé ni par envie, ni par désir, mais par nécessité pour survivre. Parce que sucer un homme et lui offrir son sexe peut sauver la vie là où les coups et la rue tueront. La liberté des femmes, ce n’est pas de vivre esclave d’une libido que vous pensez affamée – ne transposez pas la sexualité des hommes sur celles de femmes. La liberté des femmes, c’est justement de ne plus être esclave ni de leur condition, ni de celles des hommes et de décider avec leur tête. Votre héroïne, ne décide rien, elle s’est résigné à subir la misère et l’a apprivoisée comme elle a pu. Et que vous ayez le crédit de diffuser votre vision meurtrière des femmes à l’échelle d’un film, qui sera largement distribué, est dramatique. Vous participez à normaliser le mépris, la méconnaissance et la haine des femmes. Et je ne peux que vous dire mon profond dégoût pour ce que votre film dit des femmes.
Ne m’en voulez pas, ce qui est dit ici est au fond peut-être tout à votre gloire. Avec votre Orpheline aujourd’hui, vous vous glissez dans la peau de Vladimir Nabokov, il y a 60 ans avec sa Lolita. Mais moi, au nom des femmes et de l’humanité, je me dois de m’insurger.