Le film démarre. Le rideau s’ouvre. Le spectacle peut commencer (partout). L’œil s’écarquille. Quelques corps bougent avec futilité. Leurs mouvements (dans leur puissance à extraire et à raconter la vie, par leur poétique cinématographique pour ainsi dire) agitent l’Autre. Et la distance peut paradoxalement s’évanouir quand l’émotif croit aux mensonges et aux détournements.
Deux femmes dansantes de Pina Bausch émeuvent et pressent le corps du « spectateur » jusqu’à en extraire son liquide lacrymal. L’humanité se raconte et donne à se sentir par la cinétique. PARLE AVEC ELLE reproduit sans cesse, tout en le variant et le déplaçant, le même dispositif : l’humanité surprise face au spectacle vivant hors d’elle puis ce spectacle la touchant et exprimant au plus-que-présent l’humanité de celui qui le regarde, jusqu’au point de la dévisager. Comment, dès lors, apparaissent les traces d’humanité face aux inflexions de l’existence ? Et comment, au cinéma, l’émotion (se) construit-elle, (se) perd-t-elle, (se) transforme-t-elle et circule-t-elle ?
Le cinéma abstrait en faisant le spectacle de l’ordinaire. Il agit sur les corps en tirant sur eux. Violentés par des forces centrifuges, les corps cinématographiés conversent. Marco sue. Marco pleure. Lydia crie. Lydia saigne. Ils s’expriment en se décomplexant, non sans souffrances. Ils ont été mis face à un être animé qui est allé chercher, grâce à sa propriété émotive, quelque chose en profondeur, quelque chose d’humain. Le spectacle de l’Autre touche et arrache. En fait il y a ces corps qui dansent, ces corps qui chantent, ces corps qui se risquent ; et face à ces corps qui se donnent en spectacle, il y a ces Autres qui écoutent, regardent, touchent. Puis une fois la relation établie, le spectacle continue avec l’être ému qui se voit s’émouvoir. Un moment de grâce qui se partage à l’humble unisson des subjectivités. Chaque être qui participe à ces échanges taciturnes y laisse un peu de lui. Chacun s’abandonne aux mouvements discrets d’une humanité bouleversante au rythme d’une caméra reliante.
Les corps agissent puis réagissent. Benigno parle à Alicia, ce corps inerte, froid, mutique et immobile, plongé en somme dans le coma. Benigno vit plus que jamais quand il se raconte face au corps momentanément mort. Il (se) réalise face à la vie qui sommeille. Il se voit en elle. Car s’il puise en lui un peu de sa médiocrité pour en donner à Alicia, la présence à moitié paralysante d’Alicia est telle qu’elle réfléchit sur Benigno. Le temps s’affaisse devant le dynamisme surprenant des sentiments. Benigno aime. Alicia l’attire dans tous les sens du terme. Benigno s’oublie en elle. Il vit d’elle et pour elle, comme s’il y avait ce corps (Alicia) dont on avait abstrait les moteurs et que Benigno n’était que ces moteurs sans corps et au cœur malade. Benigno meurt à la vie. C’est qu’au fond on n’existe jamais en entier au cinéma : fondu par la chaleur de la lumière, estropié par le cadre, disloqué par la caméra. Le cinéma réduit tout en traces. Tout se présente avec quelque chose qui manque à ce tout fantasmé et cette absence s’y présente. Autrement dit, on désire que tout apparaisse parfaitement dans son intégralité (in)formelle, et ce désir profondément humain, irrationnel, perpétuel et circulaire permet au film de se mouvoir sans relâche.
Le cinéma produit une multiplicité d’écrans. Effectivement, PARLE AVEC ELLE montre des écrans. L’écran peut cacher : les paupières closes de Lydia et d’Alicia, les lunettes de soleil d’Alicia, les draps d’hôpital, les portes entrouvertes… C’est un tissu peu ou prou opaque, plus ou moins épais, qui couvre et donne pourtant à voir avec une nouvelle acuité comme l’iris au cinéma. Ainsi, ces écrans intrafilmiques dévoilent en voilant. Les perceptions en sont donc déplacées. L’écran peut aussi signifier et creuser des distances. Ces plaques transparentes en plexiglass font, de ceux qui osent regarder à travers, des voyeurs (et si un spectateur se situe dans l’écran, l’autre se situe dans la salle). Ces écrans matérialisent l’écart qui existe bel et bien entre le regardé et le regardant, mais matérialisent aussi l’attraction du regardé éprouvée par le regardant. C’est en quelque sorte une réalisation de la pulsion optique. Ce voile qui laisse tout apparaître saisit l’artificialité et la perversité du cinéma. L’écran de cinéma peut aussi apparaître à l’écran comme l’écran télévisuel ou le film en noir et blanc qui se substitue à l’écran de PARLE AVEC ELLE. La génération des différents écrans prouve l’épaisseur de l’écran cinématographique ; car dans cette épaisseur, les écrans sont contenus dans un certain désordre. Le cinéma reconstruit sans cesse le désordre de son propre espace-temps. (Désordre dans lequel tout est invité à se perdre.)
Faire écran, c’est projeter un peu de soi dans cet espace-temps qui s’agite et agite immuablement tout être (tout apparaître). PARLE AVEC ELLE brouille les frontières et ainsi désoriente. On se fait des films pour ainsi dire. Un film fait des films. Il y a quelque chose de très fantasmagorique dans le film. Rien n’est certain. Lydia et Alicia sont apparemment dans le coma. Sans doute mutiques, que peuvent-elles vraiment en ce moment ? Dorment-elles ou bien meurent-elles ? Tout tient par la croyance et ce mouvement humain et nécessaire de projection. On peut fuir au cinéma. Dans l’espace, tout s’écoule avec le temps. PARLE AVEC ELLE est en fait liquide : le corps lavé d’Alicia, des larmes, des sueurs, de la pluie, le liquide médicamenteux contenu par les poches aseptisées, des douches, une piscine, du sang, mais aussi des fluides vocaux et des émotions qui circulent en permanence. Rien ne tient en soi. Pour faire du cinéma, il faut des écrans, des êtres, des désirs, des fantasmes mais surtout, il faut y croire. Alors si on peut fuir au cinéma, un film s’espère et rassemble grâce à ce qu’il a d’humain dans son inhumanité mécanique et artificielle.
On « parle avec elle » (la bouche, parfois béante, parfois cousue, du cinéma) et on essaye de faire encore un peu plus de cinéma avec ce que peut et ce que ne peut pas le cinéma.
Luna DELORGE