Parmi les sorties les plus attendues de cette année 2020, 1917 est sûrement l’un des projets les plus attrayants. Filmé en plan séquence, le film raconte comment deux soldats vont tenter de traverser les tranchées afin de mettre fin à un conflit long de quatre ans et sauver des centaines de vie.
Un scénario qui semble redondant mais qui ne peut qu’attiser la curiosité si l’on s’intéresse à la genèse du projet. En effet, alors qu’il vient de mettre un point d’orgue à la mythologie Bond, Mendes décide de revenir vers le film de guerre après avoir offert dans Jarhead (2005) une introspection inédite dans la vie des soldats américains envoyés dans le désert saoudien. Surtout, outre l’ambition technique, il semblerait que 1917 fasse figure de nouvelle pierre angulaire dans la filmographie du réalisateur. Principalement axé sur des personnages pris dans un conflit intérieur, l’œuvre de Mendes questionne les certitudes de ses protagonistes, les place face à leurs limites morales et les invite à remettre en question le phalanstère dans lequel ils évoluent. Surtout, ses films ont offert un regard novateur sur notre société, abordant des problématiques inhérentes à ce début de siècle. Il convient dès lors de se replonger dans les dédales de ces sept piliers fondateurs du cinéma contemporain.
1917, un chef-d’œuvre au cœur des tranchées – Critique
Suicide social
L’une des thématiques chères à Mendes est indiscutablement celle des ravages engendrés par l’illusion de la réussite sociale. Le réalisateur construit par le biais du cinéma un miroir difforme et absurde du rêve américain, empruntant le chemin de la caricature et s’aventurant dans plusieurs genres. American Beauty (1999) et Les Noces rebelles (2007) présentent un schéma actanciel similaire. Dans les deux cas, le spectateur suit la trajectoire d’un actant emprisonné dans les méandres d’une banlieue américaine où le gazon verdit et où la propreté ne trouve d’équivalent que dans l’hypocrisie latente commune à l’ensemble des habitants.
Dans le premier film de Mendes, Lester Burnham ne peut échapper à la folie fécondée par ce mode de vie destructeur. S’effondrant dans la surconsommation, le père de famille modèle ne trouvera l’accès au bonheur qu’en retombant dans des plaisirs primaires. Pour s’émanciper des carcans nocifs, Burnham décide de faire abstraction des dogmes de son monde. Cet affranchissement de l’esclave moderne est souligné par deux types de séquences : d’une part, celles où Mendes dresse une caricature acerbe du rêve américain. Lester y passe pour un esprit démoniaque face à sa femme au volant de sa nouvelle voiture ou en travaillant au comptoir d’un fast-food, donnant ainsi au film une portée burlesque. D’autre part, des séquences où Mendes va donner à voir les pires fantasmes du personnage qui découvre à quarante ans l’adolescence dont il a été privé. Si Lester se rêve en partenaire sexuel idéal de la meilleure amie de sa fille, la mise en scène devra illustrer les hantises du personnage et ses divagations.
Mendes peint ainsi ses pires chimères aux termes de séquences hallucinées où la musique de Thomas Newman rythme la chute de roses pourpres sur le corps rêvé de la jeune Angela. La tragédie annoncée dès les premières lignes du scénario résonne davantage comme un acquittement: lorsque Lester se fait abattre froidement, il obtient finalement la rédemption qu’il mérite, loin des préjudices moraux causés par sa femme et l’idéal qu’elle tentait de lui inculquer.
Ce besoin de fuir une routine destructrice, c’est aussi le quotidien d’April dans Les Noces Rebelles. Sa trajectoire est similaire à celle de Burnham. Alors qu’elle cherche à sauver son couple des cendres dans lequel il ne cesse de brûler, l’impossibilité de fuir vers l’Europe et le caractère anxiogène du domicile vont avoir raison de sa foi en la liberté. Son suicide final est le résultat d’une aliénation progressive causée par un cadre mortifère, que le réalisateur souligne au moyen de travellings avant rétrécissant le champ et guidant April vers une mort certaine.
Pour échapper à ce destin tragique, Mendes choisit dans son excipit de filmer en gros plan un voisin se plongeant dans le silence par l’usage d’un appareil auditif, évitant d’écouter les ragots dévastateurs propagés tout au long du film par sa femme. Prisonnier éternel d’une cage aux contours faussement dorés, il opte pour un mutisme salvateur face à un quotidien morne duquel un autre riverain un peu plus tôt avait choisi de fuir, en quittant spontanément son domicile.
L’ennui et les tensions extrêmes causés par un quotidien pervertisseur sont aussi les bases du scénario de Jarhead (2005). Dans Les Noces rebelles, April ne parviendra pas à réaliser son rêve d’Europe et la bascule dans la fiction face au réalisme balzacien n’a pas lieu. Il n’est pas question pour les marines de Jarhead envoyés dans le Golfe de sombrer et pour lutter contre l’ennui et l’épuisement, l’imagination devient une nécessité. Se dessinera ainsi une partie de foot improvisée traduisant l’absurdité de la situation de ces soldats amateurs, ou une préparation improvisée au combat où Mendes se moque ironiquement du manque d’expérience de ces hommes.
Cette tonalité plus légère dans la narration n’est pas sans rappeler les fuites en voiture de Lester dans American Beauty, rythmées par les Who et Jimmy Hendrix. Surtout, elle souligne dans le cinéma de Mendes le besoin de donner libre accès à ses pulsions primaires afin d’échapper au brasier ardant qui consume les ambitions des personnages, barricadés dans un ordinaire saugrenu.
La sainteté familiale
Outre l’aliénation sociale, le thème sous-jacent à l’œuvre de Mendes est incontestablement celui de la famille. Dans son unique feel good movie, Away we go, le metteur en scène construit une ode lyrique prônant la force de l’union et démontre qu’il est tout aussi à l’aise lorsqu’il bascule dans des registres plus légers. Surtout, on remarque dans son discours l’importance de la stabilité matrimoniale pour l’enfant. Jane, dans American Beauty, l’a compris et fuit sa famille, incapable d’expliquer à son père pourquoi la complicité créée par les liens du sang n’est plus. Paradoxalement, elle se laissera convaincre par Ricky, jeune passionné de cinéma, qui l’invitera à quitter l’engrenage familial dans lequel elle était censée s’engager.
Cette notion de destin causatif précédemment évoquée avec le personnage d’April est aussi au centre des Sentiers de la perdition (2001) puisque le film se demande comment Michael, gangster réputé, pourra éviter à son fils une vie de crimes en dehors des lois. La quête initiatique que vivra le jeune enfant le sortira finalement des sentiers évoqués par le titre et laissera entrevoir une lueur d’espoir au bout du tunnel. Lorsqu’il assistera au décès tragique de son père, Michael Jr ne s’emparera pas de l’arme symbolique et ne verra la figure paternelle s’éteindre qu’au travers d’une fenêtre le protégeant des fracas du monde réel. Dès lors, Michael Sr sera parvenu à accomplir l’objectif primordial de sa quête, l’éducation par l’empathie et la compassion. Ce sont ces valeurs qui guident finalement sa progéniture vers la bienveillance d’une famille de substitution aux antipodes de celle évoquée par la horde de Paul Newman au début du film.
Il était encore plus audacieux de lier ces problématiques à la figure de James Bond. Pourtant, Skyfall et Spectre sont intimement liés à la généalogie de l’agent spécial et à son ascendance. A la fin du premier volet, Bond décide de tendre un guet-apens à son ennemi en se rendant dans le manoir où il a grandi. En plus de proposer des plans d’ensemble quasi-apocalyptiques en s’appropriant pleinement les caractéristiques de la campagne écossaise, Mendes ressert l’étau scénaristique autour de la psychologie de 007. L’apathie du personnage est mise à rude épreuve lorsqu’il se replonge dans les méandres d’un passé sur lequel il avait définitivement tiré un trait. Surtout, le décès final de M résonne comme la disparition d’une figure maternelle essentielle aux rouages psychiques qui caractérisent Bond.
Encore une fois, la tragédie finale fait sens dans l’œuvre de Mendes puisque désormais, l’agent du MI6 devra nécessairement apprendre à agir seul en endossant la posture autoritaire consistant à prendre de manière autonome ses décisions. La suite de cette quête initiatique se poursuit dans Spectre et encore une fois, l’apathie inhérente à Bond sera questionnée. Lorsque son frère de substitution cherche à l’atteindre, il ne va pas procéder à une torture physique comme l’avait fait le chiffre dans Casino Royal. Au contraire, le personnage joué par Christoph Waltz cherche à replonger l’archétype incarné par Bond dans ses angoisses, en le plaçant face à des tableaux ressuscitant des épisodes antérieurs que le personnage cherche à anéantir. Dès lors, la résolution du combat mené contre le terroriste dépend aussi du conflit intérieur qui lie Bond à son passé et ses chimères. La victoire finale et l’épilogue, plus optimiste et moins symbolique pour le héros, laissent penser que l’agent secret a fini par réussir à effacer ses tourments familiaux / conjugaux et se dirige vers des cieux plus radieux.
Reste désormais à savoir si Mendes proposera un renouvellement des thèmes qui lui sont chers dans son nouvel opus. Le synopsis sous-entendant que la quête des personnages sera liée à la survie d’un de leur frère, il est possible de supposer que la question de l’engagement familial sera encore mise au devant du scénario. Pour ce qui est du cinéma, il est quasi-certain que le choix du plan séquence reflète l’audace d’un metteur en scène dont la filmographie n’a eu de cesse de surprendre et d’émouvoir. Sa volonté de se diriger vers les tranchées de la première guerre mondiale peut être analysée comme une réelle prise de risque pour un cinéaste qui n’hésite pas à sortir des sentiers battus. Comme une continuité du discours de Terry dans American Beauty qui clamait la nécessité de filmer le monde dans ses moindres détails pour en saisir l’essence au travers d’un sac plastique, Mendes va sûrement chercher à s’accaparer un univers inédit dans son œuvre afin d’en extraire ce qui en fait sa beauté, en y liant les thèmes qu’il chérit.
Emeric Lavoine
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