Photo du film TETSUO
Crédits : D.R.

TETSUO, de la chair à la machine

TETSUO, sorti en 1989 et tourné en 16mm, est considéré comme un exemple unique du mélange entre transhumanisme, cyberpunk et body horror au cinéma.

Qu’il s’agisse du montage violent, des effets spéciaux dérangeants bien que rudimentaires, ou encore de la musique industrielle et noise hallucinatoire (composée à l’aide de pièces de récupération), tout concourt ici à marquer le spectateur de façon brutale. Le visionnage laisse rarement indifférent : certains y voient un film fascinant, d’autres passent totalement à côté de la proposition de Shin’ya Tsukamoto.

Un avertissement s’impose : l’œuvre ne ménage pas son public. Elle expose à des scènes ultra-violentes, des métamorphoses répulsives, une sexualité malsaine et un montage épileptique. Le caractère expérimental du premier long métrage de Tsukamoto peut désorienter, mais il convient de rappeler qu’il s’agit d’une autoproduction, reflet direct et inaltéré de la vision de son auteur. Là où certains films de science-fiction livrent de grandes morales ou posent des questions sociales et philosophiques autour du transhumanisme, TETSUO entraîne dans un monde cinématographique furieux et enragé. Il ne s’agit pas de comprendre ce qui est montré, mais bien de le ressentir.

L’intrigue importe relativement peu, mais peut se résumer ainsi : un « homme moyen » et sa compagne renversent un autre homme en voiture et commettent un délit de fuite. Peu après, l’homme moyen commence à se métamorphoser en monstre de métal. S’ensuivent plusieurs confrontations sanglantes. Le protagoniste perd progressivement son humanité ainsi que toute notion de vie, de mort, de plaisir, de douleur et surtout de morale.

Avec ce projet inaugural, Tsukamoto oriente toute sa filmographie vers un questionnement sur l’individu et sa place dans un univers nourri de références multiples. L’œuvre se situe au croisement du cinéma japonais et de ses kaijus (Godzilla), de l’esthétique expressionniste (Le cabinet du docteur Caligari), des mangas et animés (Akira) et bien sûr des mutations chères au body horror de David Cronenberg (La Mouche, Videodrome) ou John Carpenter (The Thing).

Tsukamoto puise ainsi dans toutes ces influences pour accoucher d’une œuvre absolument subversive. Les similitudes avec Akira sont particulièrement frappantes. Tsukamoto a d’ailleurs reconnu s’être inspiré du manga et du film d’animation, véritable pierre angulaire du cyberpunk japonais, sorti un an avant TETSUO. Le personnage de Tetsuo dans Akira subit lui aussi des mutations monstrueuses jusqu’à perdre tout contrôle, ce qui rapproche les deux œuvres au point que l’on peut parler d’hommage implicite. Dans TETSUO, la fusion du protagoniste avec le métal reflète l’angoisse d’un Japon déshumanisé où l’individu se voit absorbé par la logique industrielle et technologique. Elle symbolise à la fois l’évolution de l’espèce et son effacement, l’homme se dissolvant dans une matière froide et mécanique.

Le film, oscillant entre fascination et horreur, traduit à la fois la crainte et l’attirance pour une modernité invasive qui transforme les corps et les désirs. Cette fresque psychotique fait écho aux traumatismes historiques du pays, notamment la Seconde Guerre mondiale et l’influence américaine, inscrivant les mutations mécaniques dans une mémoire collective marquée par la destruction, la domination et l’obsession du progrès.

À sa sortie en 1989, TETSUO a immédiatement marqué les spectateurs par son radicalisme visuel et sonore. Aujourd’hui, il est toujours perçu comme un film culte, une véritable claque cinématographique condensée en 1h07min. Le montage épileptique, parfois subliminal, rend les plans presque impossibles à analyser individuellement. Cependant, chaque image transpire d’une intensité stylistique remarquable. Le noir et blanc granuleux, le cadre souvent resserré, la caméra portée et nerveuse renforcent l’impression d’étouffement. La bande-son, composée par Chū Ishikawa, est un élément central de l’expérience. Mélange de percussions industrielles, de bruits métalliques stridents et de rythmiques martelées, elle crée une atmosphère mécanique oppressante. À tel point que chaque grincement sonore semble coller directement aux mutations à l’écran. L’œuvre s’adresse autant aux amateurs de cinéma audacieux, sans compromis malgré un budget restreint, qu’aux spectateurs friands de visions bizarres, grotesques, gores ou dérangeantes. La rage extrême que ce film dégage et l’état hypnotique qu’il provoque contribuent à en faire un objet unique.

Le transhumanisme désigne le concept d’une évolution de l’être humain par la technologie. Son influence sur la société contemporaine est déjà perceptible : chirurgie esthétique, pacemakers, implants auditifs, prothèses mécaniques et autres puces implantées. L’humain fusionne progressivement avec la machine. Des figures comme Mark Zuckerberg ou Elon Musk promeuvent un avenir cybernétique (Neuralink, réalité virtuelle) directement issu de la science fiction. Des récits qui évoquent souvent des milliardaires philanthropes imaginant des technologies capables de télécharger des mémoires, modifier l’ADN, ou prolonger indéfiniment la vie.

Cependant, chaque avancée soulève des conséquences : expérimentations sur des cobayes, généralisation d’implants choisis par confort plutôt que par nécessité, risques de discriminations possibles entre les humains « augmentés » ou les « naturels », eugénisme, piratage, manipulation par l’État ou encore la militarisation accrue des technologies. Le transhumanisme, au cœur de TETSUO, peut être lu comme une métaphore de l’aliénation moderne. Le personnage principal incarne la perte de singularité de l’individu dans une société de consommation petit à petit façonnée par la technologie.

Le cyberpunk, courant de science-fiction popularisé par William Gibson, explore précisément ces enjeux dans la littérature, le cinéma et le jeu vidéo. Le genre aborde aussi bien la politique, la publicité, les classes sociales, la violence, les mondes virtuels que le désespoir existentiel. Parmi les œuvres emblématiques figurent Akira, Ghost in the Shell, Blade Runner, Gunnm, Matrix, Deus Ex, Le Neuromancien, Robocop ou encore Johnny Mnemonic.

Le body horror, quant à lui, est un genre cinématographique qui a connu son âge d’or dans les années 1980 avec des réalisateurs tels que David Cronenberg, John Carpenter, Paul Verhoeven, J. Michael Muro (Street Trash) et, bien sûr, Shin’ya Tsukamoto. Ces films ont en commun de mettre le corps au centre de leur représentation, explorant ses blessures, sa sexualité, ses maladies, ses mutations et sa mise à mort. Le corps, à la fois miracle et prison des sensations, devient le vecteur principal du plaisir comme de la douleur, symbole de vie mais aussi de destruction. TETSUO apparaît ainsi comme un porte-étendard du body horror dans sa forme la plus radicale et abjecte. Ce dégoût participe, étrangement, à sa puissance esthétique.

Arno DENGEL

Cet article a été publié suite à une contribution d’un·e rédacteur·rice invité·e.
Si vous souhaitez écrire une actualité, une critique ou une analyse pour le site, n’hésitez pas à nous envoyer votre papier !

Auteur·rice

Nos dernières bandes-annonces

S’abonner
Notifier de
guest

0 Commentaires
le plus récent
le plus ancien le plus populaire
Commentaires en ligne
Voir tous les commentaires
0
Un avis sur cet article ?x