Il y a bien longtemps, Coluche chantait « Misère » à la télévision française et entonnait « l’argent ne fait pas le bonheur des pauvres ». Quelle belle tirade à reprendre pour qualifier les enjeux et les protagonistes de « la » série du moment SQUID GAME, créée par Hwang Dong-hyeok.
Une série entre Battle Royale et The Game, une sorte de dystopie microsociale au sein de laquelle il est bien difficile de sceller un contrat social, tant tout va à l’encontre de la coopération et la solidarité, que ce soient les antagonistes au sein du « jeu » que les organisateurs et leurs épreuves.
Le synopsis est assez simple : nous sommes quelque part en Corée du Sud, 456 participants en quête d’argent, d’horizons très différentes, vont s’affronter dans des jeux enfantins. Gagner, c’est passer au jeu suivant, perdre, c’est être éliminé. Eliminé… Vous le voyez venir, la mort, la funeste défaite. D’ailleurs, il y a quelque chose de très cérémoniel dans les fins des personnages : un joli cercueil noir et rose qui est emmené par des individus vers les ténèbres de ceux qui n’ont plus d’avenir. Un respect presque panthéonesque à celles et ceux qui quittent le monde de SQUID GAME.
Un Malraux coréen aurait même pu leur crier du haut d’une tribune : « Comme Leclerc entra aux Invalides, avec son cortège d’exaltation dans le soleil d’Afrique et les combats d’Alsace, entre ici, joueur ou joueuse de SQUID GAME, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les jeux sans avoir parlé, comme toi. »
Le tour de force de la série est de faire consentir aux joueurs qui ont découvert la mort, le danger, l’enfermement, l’ignominie, de continuer à « jouer » au péril – littéral – de leur vie. Car au fond, ce public très hétéroclite et chamarré est réuni autour de la question fondamentale de l’argent. L’argent qui domine le monde et qui est la carotte au bout du bâton de tous les squid gamers qui sont dans le monde du dehors des parias, surendettés, au bord de la faillite, et sans avenir sinon l’opprobre. C’est donc avec ces millions et milliards de wons (en 2021, un milliard de wons représentent environ 720 000 euros) que les organisateurs dominent une meute d’hommes et de femmes. Ils sont aidés par leurs si particuliers sbires, tous cachés, masqués, anonymisés, déshumanisés, hiérarchisés par une forme sur leur masque : le carré domine le triangle qui dirige le rond. Ils abattent les joueurs, ils les brûlent en four crématoire et puis les mettent en simili-bière.
Malgré un pitch au concept certes assez original, SQUID GAME rappelle fortement les Hunger Games et Battle Royale, même si la série bénéficie d’une esthétique unique aux différentes inspirations, l’évidence rapide est une reprise aux couleurs criardes de Relativity de M.C. Escher, avec ses escaliers défiant la gravité et le bon sens. Ensuite, la série se veut comme une micro-société aux limites physiques très visibles, à la manière d’un Truman Show et ses trompe-l’œil grossiers, mais aussi Brazil dans son oppressante joie de vivre à travers le rapport aux enfants dans les jeux et à la joie dans les couleurs. Enfin, comment ne pas citer la série Maniac qui a redéfini une sorte de soft cyberpunk avec une présence des machines, des ordinateurs et de l’écran comme médium principal au style très eighties ?
L’une des principales faiblesses de SQUID GAME est aussi une de ses forces. À travers des personnages archétypaux au possible entre le père de famille valeureux mais lâche, le jeune premier déchu, le vieux qui sera forcément utile, rien de sidérant. Les femmes sont écrites et dirigées soit trop falotes et creuses soit trop à la manière « d’hystériques » freudienne. En somme, la femme est toujours assez en retrait dans une industrie coréenne encore frileuse à l’idée de montrer des femmes aussi indépendantes que chez un Park Chan-Wook, par exemple. Mais nous avons tous et toutes au fond de nous une ado coréenne nihiliste et taiseuse qui passe sa vie à tirer la gueule. Cette façon aussi de jouer sur le sous-jeu ou le sur-jeu des comédiens et comédiennes est quelque chose de très extrême-orientale, mais qui marche particulièrement bien dans ce genre de production où la justesse devient une notion très vague quand la pellicule dégueule du rose qui pète, du vert qui flashe et des effusions de sang. Ainsi le héros qui peut parfois paraître presque trop cabotin assimile la position du nice guy probe mais qui peut te crever si tu l’offenses.
Il ne faut pas croire que SQUID GAME est une série d’action décérébrée et entendue. Effectivement, par moment, l’issue de certaines scènes paraît vite évidente et certains épisodes semblent être des fillers (c’est-à-dire un épisode de remplissage entre deux moments majeurs) ce qui est quand même dommage pour une série de « seulement » 9 épisodes. Mais il est intéressant de noter le souci des scénaristes d’ancrer leur récit dans une réalité avec des enjeux forts, dans un pays où le capitalisme a ravagé une bonne partie de la population à coups d’endettements records ou d’inégalités indécentes. Quitte à le faire, pour autant, aurait-il été judicieux de le faire un peu plus largement ? En effet, seule une petite poignée de personnages voit son background étoffé et la série se dessert en faisant monter assez vite une petite caste de héros à suivre.
Enfin et pas des moindres, la série touche à des thématiques ou des références très fortes, qui peuvent varier selon l’interprétation de chacun et chacune évidemment, mais cette fable mi-lynchéenne mi-sadienne dénonce le système capitaliste à grand coups de bastos et de biftons dans la ganache du spectateur presque ahuri par moment par la débauche d’une violence gratuite voire, ironiquement, payante. Car c’est là que le bât blesse, la mort d’un joueur ou d’une joueuse amène à l’augmentation de la cagnotte que le gagnant ou la gagnante empochera. La mort de l’autre est donc payante : il n’y a plus d’amitié. Au diable Locke et Rousseau, le contrat social1J.-J. Rousseau, Du Contrat social, 1762 n’est plus possible quand la mort rapporte.
Dans ce microcosme, le jeu se veut être le plus égalitaire possible entre les protagonistes – à la différence d’une Corée du Sud ultra inégalitaire, nous l’avons noté – cet ersatz de « communisme » n’est que le serpent qui se mord la queue d’un capitalisme dégénéré qui a décidé de mettre les plus malheureux, les plus infortunés, aux mains des plus riches, d’une richesse déviante, abjecte et sans visage. C’est là aussi que le sadisme entre en ligne de compte car il y a une réelle poussée voyeuriste au fil des épisodes et des symboliques extrêmement graves comme celle des Sonderkommando des camps de concentrations nazis ou encore les théories sur la soumission à l’autorité et la légitimation de la violence de Milgram2Stanley Milgram, Obedience to Authority: An Experimental View, 1974 et Arendt3Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, 1963 (dans deux domaines différents, le premier en psychologie sociale, la deuxième en philosophie politico-morale) sont légèrement, puis, plus ardemment soulignées.
Nous pouvons terminer sur cette phrase de l’intellectuel Guy Debord qui conclura notre propos et qui dit : « Dans un monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux ».4Guy Debord, La Société du Spectacle, 1967.
Etienne Cherchour
• Créateur.rice.s : Hwang Dong-hyeok
• Acteurs : Lee Jung-jae, Park Hae-soo, Wi Ha-joon, Jung Ho-yeon
• Date de sortie : 17 septembre 2021
• Durée des épisodes : 32 à 63 minutes
Nos dernières bandes-annonces
- 1J.-J. Rousseau, Du Contrat social, 1762
- 2Stanley Milgram, Obedience to Authority: An Experimental View, 1974
- 3Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, 1963
- 4Guy Debord, La Société du Spectacle, 1967