Avec FANON, Jean-Claude Barny (Le Gang des Antillais, 2016) signe un biopic ambitieux, centré sur une figure majeure de la pensée anticoloniale : Frantz Fanon, psychiatre martiniquais devenu résistant algérien contre le colonialisme français. À travers le parcours du jeune médecin-philosophe, fraîchement arrivé à Alger dans les années 1950, le film tente de capter la naissance d’une conscience politique : celle d’un homme qui, en soignant les blessures invisibles des colonisés, va peu à peu épouser leur lutte.
Naissance d’une conscience politique et de la pensée tiers-mondiste
Jean-Claude Barny pose d’emblée un cadre historique rigoureux : l’Algérie sous domination française, traversée par des tensions que Fanon ressent comme un écho à son propre passé martiniquais. Lui qui a grandi dans un territoire où l’assimilation à la culture française a engendré « la honte d’être noir » découvre ici un peuple qui, malgré l’oppression, préserve farouchement son identité. Ce parallèle constitue l’un des ressorts les plus intéressants du film : la défaite psychologique des colonisés antillais face à la fierté résistante des algériens nourrit chez Fanon une réflexion intime qui deviendra engagement radical.
En parallèle, Fanon découvre une culture algérienne qui lui est étrangère, et s’imprègne peu à peu des traditions de ceux qui l’entourent, tout en proposant une approche plus moderne et collective du soin psychiatrique (le film mériterait d’ailleurs d’éclaircir ce point). Sans tomber dans un white savior complex qui serait hors de propos, il faut souligner ce décalage entre la position privilégiée de Fanon — occidental formé, à qui l’on confie un poste qui n’aurait sans doute pas été proposé à un algérien — et son engagement profond. Ce paradoxe, loin d’affaiblir le propos, le rend plus complexe.
Quand la forme épouse l’authenticité… au risque de l’austérité
Le choix de Alexandre Bouyer pour incarner Fanon est audacieux. L’acteur compose un personnage fermé, grave, presque impassible. Cette retenue, loin d’être un défaut, renforce la puissance d’une pensée implacable, qui dissèque la violence coloniale avec la précision froide du scalpel, comme dans Peau noire, masques blancs (1952) et Les Damnés de la Terre (1961). Il y a dans cette composition un refus de l’émotion facile, comme si le film lui-même cherchait à préserver la rigueur intellectuelle au détriment du romanesque. Toutefois, à force de maintenir cette posture figée, y compris face à ceux qui l’entourent, Fanon devient un personnage distant, auquel le spectateur peine à s’identifier ou à éprouver de la sympathie.
C’est là que la question de la forme prend tout son sens. FANON refuse le spectaculaire. Pas d’élans héroïques, pas de mise en scène flamboyante. La photographie sépia, la mise en scène sobre, la narration linéaire traduisent une volonté d’authenticité. Mais cette sobriété vire parfois à la sécheresse. Peut-on véritablement raconter l’émergence d’une pensée révolutionnaire dans un cadre aussi ordonné, presque académique ? La vie de Fanon aurait pu inspirer un souffle épique, un drame fiévreux, traversé de tension et de violence, à la manière de ces grands récits hollywoodiens qui transcendent le réel pour en révéler la puissance tragique. Le film choisit au contraire la retenue, le didactisme, et flirte parfois avec l’esthétique du téléfilm historique. La question sous-jacente devient alors : faut-il sublimer le réel pour mieux en transmettre la force, quitte à en accentuer la dramaturgie, ou rester fidèle au quotidien, au risque de l’austérité ?
La réponse apportée par Barny est nette : l’authenticité prime. Mais ce choix entraîne une autre limite : le manque de perspective. La violence révolutionnaire apparaît comme une évidence, jamais interrogée. Le film épouse sans nuance la pensée de Fanon, pour qui la révolte violente est le seul chemin vers la liberté. Cette cohérence idéologique a sa force, mais elle prive le récit de tensions dramatiques. Les dilemmes moraux, les doutes, les conséquences de cette violence restent hors champ.
FANON parvient-il à nous présenter une figure historique passionnante ? Oui, indéniablement. Il donne envie de lire Fanon, de comprendre ses textes, de réfléchir à la colonisation et à ses séquelles. Mais il laisse aussi un goût d’inachevé. À force de vouloir éviter le spectaculaire, il oublie parfois d’émouvoir, de faire vibrer. Le biopic, en restant trop rigide, peine à incarner pleinement la grandeur tragique d’un homme dont la pensée brûle encore aujourd’hui.
Nathan DALLEAU