Marguerite Duras a créé une œuvre totale : d’abord un roman, puis une pièce de théâtre, un film et une chanson inoubliable. Ce n’est pas étonnant alors qu’elle n’ait gardé dans INDIA SONG que ce qui reste, quand on enlève tout ce qui a déjà été dit : des corps, des regards, offerts à l’imaginaire.
INDIA SONG dans la bouche de Jeanne Moreau, dont la voix n’est jamais entendue dans le film, commence ainsi :
Chanson
Toi qui ne veux qui rien dire
Toi qui me parles d’elle
Et toi qui me dis tout
Comment peut-on ne rien dire et dire tout à la fois ? Le film de Marguerite Duras est une forme de réponse à cette question. Quand on regarde INDIA SONG, ce qui se joue semble déjà avoir eu lieu et ce qui se trouve devant nos yeux en est une reconstitution. La caméra balaye les détails des vêtements, des objets comme si elle inspectait les preuves de ce quotidien, comme si c’était tout ce qu’il en restait. Elle montre le détail des corps, du sein de Delphine Seyrig, à la fois sensuelle et chirurgicale : le corps se détache de la femme et devient paysage. Les corps d’INDIA SONG deviennent le décor de la scène qui a existé.
Dans leur chorégraphie déambulatoire, les comédiens savent mot à mot, geste par geste, ce qui constitue leurs scènes : ils n’ont plus besoin de le dire, de le faire. Comme des danseurs qui marquent leurs pas pour un filage, le mouvement, l’émotion se réduit à une marche, une tête qui se détourne, un regard. Qu’est-ce qui se passe dans le corps ? Qu’est-ce qui reste quand on retire le langage, quand on retire le superflu ? Ce mouvement intérieur, imperceptible, la simple présence des corps devient une surface de projection, une zone d’imaginaire. Comme reliés par des fils aux voix que l’on entend, les mots se devinent sur les bouches. Les hurlements de Michael Lonsdale en vice-consul déchirent l’oreille et le trouble indiscernable sur le visage de Delphine Seyrig nous devient gigantesque.
Duras fait du cinéma comme une écrivaine, elle fait un film qui est comme un de ses romans. La poésie des mots échappe à une quelconque prise avec le réel. C’est noté dans le générique : il y a les voix de la réception et il y a les voix intemporelles, celles qui disent quelque chose de plus grand, celles qui disent tout. Quelle est cette temporalité à laquelle elles n’appartiennent pas ? Le jeu entre ces différentes couches de sons, ces différentes couches de sens, participe de la sensation de pertes de repères de cette bourgeoisie expatriée, repliée sur elle-même dans la vacuité de son quotidien.
Car des Indes, on ne verra rien mais on entendra, on imaginera tandis que le soleil se couche, que la caméra balaye les buissons dans la nuit. On imaginera à qui appartient cette voix qui chante et comment c’est Calcutta par-delà l’image. Tout ce qui est hors-champ nous appartient. Et quand ce que l’on voit entre en relation avec ce que l’on entend, nous ne sommes plus tout à fait sûrs : comme dans un jeu d’enfant, le texte semble donner une voix à la peinture. Que pourraient se dire ces personnages ? Qu’est-ce qui peut arriver ? A la manière d’un roman photo, les voix remplissent les bulles de cette communication par la pensée, la musique joue sur l’image du piano vide, sans pianiste.
Mélanie
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• Réalisation : Marguerite Duras
• Scénario : Marguerite Duras
• Acteurs principaux : Delphine Seyrig, Michael Lonsdale, Claude Mann
• Date de ressortie : 14 Octobre 2020
• Durée : 2h00min