De nos jours, il existe un type de film tellement important en termes d’enjeux et si unique qu’il serait presque un nouveau genre à lui tout seul : celui de film d’auteur / blockbuster.
Il existe depuis des années, mais plus le temps passe, plus il semble concentrer plusieurs enjeux majeurs de l’industrie à l’heure où les gros studios continuent de pulvériser la créativité en même temps que les meilleurs souvenirs provoqués aux gens par les franchises qu’ils “adaptent” (Minecraft, le film cartonne…). Et alors qu’il est pourtant passé par là après un début convaincant dans le cinéma indépendant, Ryan Coogler revient avec une proposition intrigante pour rappeler qu’il a sa place aux côtés de ceux pour qui « gros moyens » ne veut pas dire « petites idées ».
70mm, chaleur et grosse soirée
C’est épaulée par la texture de la pellicule et plusieurs formats (cf. sa très intéressante vidéo chez Kodak) que Ryan Coogler embarque le spectateur au milieu de nulle part en plein Mississippi des années 30. À la faveur d’une première partie de métrage qui étire sa préparation aussi loin que les champs de coton pour une communauté que vient une nouvelle fois mettre en valeur le réalisateur, le cinéaste (venant de la working class comme il le rappelle dans la vidéo), épaissit son cinéma et vient déployer (très) patiemment ses pions pour préparer la folle soirée qui va avoir lieu. Emmené par un Michael B. Jordan dédoublé et toujours investi même si un peu toujours dans la même zone de jeu, SINNERS s’emploie à nous plonger dans une atmosphère crépusculaire densifiée par ses 65 et 70mm englobant des êtres prêts à se révéler, se confier, s’affronter voire se transformer. Le tout porté, sublimé voire transcendé par une partition excellente de Ludwig Goransson venant s’emparer des mélodies légendaires du blues pour les amener vers un nouvel horizon, entre respect et transformation.
Un peu à la manière d’un Jordan Peele de Nope qui aurait rencontré le Martin Scorsese de Killers of the Flower Moon, le cinéaste de Fruitvale Station et Creed retrouve toute sa vigueur et sa force après les Black Panther et fait montre d’une maîtrise plaisante et palpable, organisant un suspens qui n’attend que d’exploser quand viendra le temps alors que les deux frères jumeaux parcourent la ville pour organiser leur soirée inaugurale pour leur club de blues. Le spectateur le sent, il a pénétré la texture et les contrastes d’une expérience qu’on ne voit pas souvent.
I’ve got the blues
Et c’est bien là que le cœur de la proposition se trouve. Resserrant les enjeux et les accélérant par l’arrivée d’individus bien particuliers, Ryan Coogler concentre ses idées au sein du lieu, théâtre de la déclaration d’amour au blues par le cinéaste. Le montage est rythmé, les acteurs au diapason et le travail sur le design sonore et la musique impressionne tandis que la soirée avance jusqu’au fameux et virtuose plan-séquence venant mélanger les temporalités dans un pur moment de cinéma. Usant parfaitement de son budget gros comme les biceps de Michael B. Jordan, l’unique auteur de cette histoire se sert des VFX pour pénétrer comme promis d’autres territoires, la caméra montant jusqu’à un ciel désormais embrasé pour redescendre et déambuler au sein du club de blues porté par une musique qu’on ne pourra jamais arracher à ses créateurs (ici honorés par le superbe timbre profond de Miles Caton).
C’est bien là, l’âme de ce genre de projets: proposer des moments hors du temps, orchestrés par des artistes qui n’ont pas besoin de mots pour expliciter, juste de leur caméra (et de leur formidable compositeur) pour emmener le spectateur ailleurs au milieu d’un programme remplissant son devoir de film à gros budget, et faire un pas de côté au sein du(des) genre(s) dans lequel leur film s’inscrit. Coogler nous avait scotché avec sa maîtrise de cet exercice dans le premier Creed, il pousse ici les curseurs jusqu’aux frontières de l’horreur qu’il n’avait pas encore abordée. Même si c’est aussi là que ses bonnes idées s’arrêtent, tels ses vampires sur le pas de la porte, attendant une invitation pour entrer.
Dance with the devil (mais pas assez)
Car une fois le moment venu de tout lâcher, force est de constater que la promesse n’est pas à la hauteur de l’attente, entre utilisations déjà vu de la figure vampirique, climax d’action un peu expédié et dimension horrifique finalement peu présente. Les bonnes idées sont pourtant là, et le film est même une assez passionnante expérience remplie de concepts cachés (Captain Popcorn en parle très bien ici) propices à l’analyse, preuves que le réalisateur et unique scénariste a bossé son sujet. Son approche de l’épouvante fait d’ailleurs un peu peur au début mais pas dans le bon sens du terme. Ponctuant la plupart de ses premiers moments horrifiques par des agaçants jumpscares, SINNERS inquiète d’abord à ce niveau-là.
Jusqu’à ce que les hostilités commencent vraiment, et que Coogler embraye, pour le meilleur… et le moins bien. Côté scènes inspirées, on citera de longs plans parfaits pour instaurer un suspens à propos dans des scènes qui n’ont pas peur de s’étirer comme il faut et laisser le talent des acteurs incarner les idées à l’œuvre. Les jumpscares faciles ne sont plus et au contraire, de délicieuses ruptures de ton viennent faire monter la tension (le « Coucou » lancé à Cornbread). Sauf que c’est aussi là que le bât blesse. Tel le programme passionnant mais parfois inégal de Nope justement, Coogler aurait sûrement gagné à être épaulé à l’écriture pour mieux mettre en scène ses envies pourtant remarquables, car une fois la fin arrivée, beaucoup de temps à déjà été pris, et il n’en reste plus beaucoup pour le reste. La riche galerie de protagonistes et toutes les nuances qu’elle pouvait amener s’évapore alors comme les assoiffés de sang devant un soleil du Mississippi – quand l’utilité d’avoir deux Michael B. Jordan pour le prix reste encore à trouver. Le film n’est donc pas aussi marquant ni bouleversant que sa promesse et s’il se termine avec rythme et fureur, on se dit que la reconstruction solide et inspirée de cette région des Etats-Unis de Ryan Coogler aurait pu faire surgir encore plus de choses de son environnement unique et de ses zones d’ombres qui continuent d’abriter de sombres aspects chez certains encore aujourd’hui.
Simon BEAUCHAMPS