Révélé à la fin des années 1990 à l’international avec Cure et connu pour ses films d’horreur, Kiyoshi Kurosawa a régulièrement effectué des allers-retours entre les genres. En l’occurrence, son dernier film sorti en France Vers l’autre rive était un très beau mélodrame fantastique. Avec Le Secret de la chambre noire, Kurosawa reste dans l’entre-deux, dans un thriller sophistiqué porté par Tahar Rahim, Constance Rousseau et Olivier Gourmet. Juste après être passé au Festival de Gérardmer qui lui consacrait une rétrospective, c’est à Lyon que nous avons pu rencontrer le nippon lors d’une conférence de presse, accompagné de son acteur principal. – Attention, il est préférable d’avoir déjà vu le film avant de lire cet interview.
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Pourquoi avoir choisi la France pour tourner ce premier film hors du Japon et pourquoi avoir choisi Tahar Rahim comme acteur principal ?
– Kyoshi Kurosawa : Tourner en France, c’est comme un destin pour moi. La première fois que mes films ont été montrés en festival, c’était ici. (en 1999 à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes pour Charisma, ndlr) Petit à petit, j’ai eu un lien plus étroit avec la France. Je m’en suis rendu compte en écrivant Le Secret de la Chambre Noire Quand la production a démarré, j’ai tout de suite pensé à Tahar. On s’était déjà rencontrés au Festival du film asiatique de Deauville en 2012. C’est un acteur qui possède plusieurs facettes. Son personnage n’est pas simple, il hésite beaucoup avant de faire un choix.Puis il prend confiance en lui et devient actif. Il est très pur et essaye de faire progresser sa relation avec Marie. Pour un personnage aussi complexe, je n’aurai pu imaginer quelqu’un d’autre que lui. Il a joué son rôle à la perfection.
Est-ce que c’était difficile de tourner avec une équipe européenne, en quoi cela a influencé votre méthode de travail ?
– K.K. : Tout s’est fait par l’intermédiaire de traducteurs, et l’équipe française faisait de son mieux pour faire ce que je désirais. J’ai toujours souhaité tourner à l’étranger, et j’étais heureux de le faire en France, mais je ne pensais pas qu’ici on voulait tourner avec un réalisateur japonais, cela m’a surpris. Notre relation a été très fluide.
Pendant les sept mois passés en France, qu’est-ce qui vous a le plus manqué du Japon ?
– K.K. : Rien ne me manque quand je suis en tournage. Et ce n’était pas si long que ça. Mais dès que nous nous avons eu terminé, j’ai eu une semaine de libre, et j’avais hâte de retourner chez moi.
Tahar Rahim, connaissiez-vous le travail de Kiyoshi Kurosawa, et comment vous êtes-vous préparé pour ce rôle ?
– Tahar Rahim : Je connaissais son cinéma grâce à l’université où j’avais étudié ses films, en particulier Cure. Puis j’ai découvert le reste de son œuvre et je dois dire que Rétribution est un de mes films préférés.
C’est la première fois que j’interprète un rôle auquel je ne m’identifie pas particulièrement. Jean est un personnage assez simple dont on ne connaît pas le passé, intentionnellement. Je le vois comme une enveloppe charnelle vide qui va au fur et à mesure du récit se remplir du fantastique, de l’irréel et du réel, et se faire contaminer par cette maison et par les gens qui y vivent.
Pourquoi avoir choisi Grégoire Hertzel à la composition, et quelles indications lui avez-vous donné ? (Il s’agit du compositeur des films de Desplechins, entre autres)
– K.K. : Je voulais une musique qui donne une ambiance française. Je tenais aussi à travailler avec un orchestre acoustique, et j’ai donc choisi Grégoire Hertzel. Je voulais quelque chose de très classique, mais il s’est rapproché des compositions de Bernard Hermann, et cela m’a plu. C’est peut-être ce qui va rendre mon film de très bonne facture.
Tahar Rahim, vous devez jouer un personnage qui doute de l’existence du personnage de Marie alors que l’actrice est bien présente, dans quel état d’esprit avez vous abordé cette relation ?
– T.R. : Jean est le personnage ordinaire du film, et je me suis demandé comment et pourquoi il tombait amoureux de Marie. J’ai vu ce film comme une chute de dominos : chaque situation emmène à une autre et ainsi de suite. Petit à petit, Jean accepte l’irréel, mais je ne savais pas pourquoi. On en a discuté avec Kiyoshi et on a réussi à donner une raison pour que cette histoire continue et que le personnage reste dans le déni. En fait, c’est le contact physique qui le ramène dans l’irréel. A chaque fois que Jean met en doute la réalité, Marie le caresse, lui prend la main. Il me fallait cette réponse pour que je puisse le jouer.
L’ambiguïté morale de votre personnage vous a-t-elle plu ?
– T.R. : L’ambiguïté renforce la tension que l’on voulait faire passer. Mais Jean n’est pas vénal. Comme toute personne qui a un moyen de gagner beaucoup d’argent sans faire de mal, il est tenté, mais il le fait aussi par amour. C’est un opportuniste, mais il n’est pas égoïste. Bien sûr, ce qu’il fait n’est pas très propre !
Comment voyez vous la direction d’acteurs ?
– K.K. : Que ce soit en France ou au Japon, je n’ai aucune idée de la manière dont seront mes personnages. C’est en voyant le rôle de Jean joué par Tahar que je l’ai découvert.
– T.R. : J’ai l’impression qu’il aime voir quelque chose s’incarner dans le personnage au travers des acteurs. Il y a une part de liberté qu’il nous laisse pour que l’on puisse construire le personnage, qu’il découvre sur le tournage comme un spectateur.
Y-a-t-il un des personnages duquel vous vous sentez le plus proche ?
– K.K. : En écrivant le film, je m’identifiais à Jean, malgré la différence d’âge et de nationalité. J’aime aussi beaucoup le personnage de Stéphane, mais je ne veux pas faire les mêmes fautes et devenir comme lui.
Dans vos films précédents, la mort est source de peur. Mais vous allez vers quelque chose de plus apaisé.
– K.K. : C’est vrai que mes films s’inscrivent dans le genre de l’horreur, mais je voulais aussi représenter d’autres sentiments avec les fantômes, les rendre plus humains en quelque sorte. Peut-être est-ce parce que je me fais plus vieux. Mais si vous ressentez d’autres sentiments que de la peur, j’en serais vraiment très heureux.
Votre film pourrait être vu comme un film uniquement sur le regard. Les personnages sont prisonniers du regard des autres, mais vous jouez également avec le regard du spectateur, et chacun vos acteurs a un regard particulier. Quelle est pour vous l’importance du regard ?
– K.K. : En tournant ce film, j’ai eu l’impression de donner en effet beaucoup d’importance au regard. Je me suis rendu compte que les français ont vraiment des yeux très grands comparé aux asiatiques. La manière de regarder les gens est différente, les expressions que l’on transmet et que l’on perçoit sont différentes. C’était très amusant de voir comment les acteurs ont utilisé leur regard dans le film. Au Japon, on ne regarde pas les gens fixement, alors que sur le tournage, la manière qu’avait Tahar de me regarder m’a toujours impressionné.
Est-ce que les fantômes dans « Le Secret de la Chambre Noire » sont les mêmes que dans vos films japonais, ont-ils le même sens ?
– K.K. : Cela dépend de quels fantômes vous parlez. Le personnage de la mère est un fantôme effrayant. C’est ce genre-là que l’on rencontre dans les films d’horreurs traditionnels japonais et partout ailleurs. Ici, le personnage de Marie devient un fantôme au cours du film, et cela participe à renforcer l’effet dramatique. Cette manière de représenter les fantômes était un challenge pour moi, ça n’est pas courant dans l’horreur japonaise.
Quel est le rapport dans ce film entre la photographie, les fantômes et le cinéma ?
– K.K. : Quand on prend une photo ou lorsqu’on filme, ce qu’on a à l’arrivée est beaucoup plus proche d’un fantôme que d’un être humain. On a quelque chose qui appartient au passé. Même si la personne est encore vivante, on ne peut pas savoir à partir de notre enregistrement si elle l’est encore, elle oscille entre les deux. Ainsi, dans les films, les personnages peuvent tous être considéré comme des fantômes. Le passé et le présent sont étroitement liés. Le présent du tournage devient le passé du moment de la projection. De la même manière, la vie et la mort se mêlent dans mes films.
Chacun des personnages du film a une vision de la réalité. Quelle est la votre et quel est le lien entre réalité et cinéma ?
– K.K. : Le film se trouve dans un entre-deux entre le réel et l’irréel, mais c’est de cette manière-là qu’il existe. Lorsque je filme, je n’enregistre pas la réalité. Et de fait, le film se trouve dans une autre réalité. Mais en le regardant, il devient réel. C’est difficile de se demander ce qui est irréel puisque tout ce que nous avons filmé existe. Par exemple, Marie perd la vie mais reste vivante pour Jean. On ne sait pas si c’est réel ou irréel, mais on a l’impression du réel parce que Constance Rousseau et Tahar Rahim existent. Sous cet angle, on ne peut imaginer qu’un fantôme puisse nous toucher. Ce n’est possible qu’au cinéma.
Est-ce que vous avez peur de mourir ?
– K.K. : Je ne peux pas vraiment dire que je ressente de la peur. Bien sûr, je m’interroge parce que je ne sais pas ce qu’il y a après. La mort n’est pas simplement effrayante. Si je devais revoir un ami décédé, je serai ravi de le revoir même en fantôme. Mais plutôt que d’avoir peur de la mort, je pense que c’est la manière dont cela arrivera qui nous effraie. Vais-je mourir paisiblement ou en souffrance ?
Propos recueillis par Alexandre Léaud