LOVE STREAMS
© Wild Side

[CRITIQUE] LOVE STREAMS (1985)

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S’attaquer au cinéma de John Cassavetes relève à plusieurs égards de l’insurmontable tant son œuvre est dense, avant-gardiste pour son époque et majeure dans l’histoire du cinéma. A l’annonce de la sortie du Blu-ray de LOVE STREAMS dans une version restaurée et en HD (avec ses compléments : court métrage L’Enfant attend + un livre), chacun s’empare du sujet Cassavetes et y va de sa propre connaissance, couronnant le ou les films vus du titre d’œuvre « pilier » du cinéaste. Le dilemme est bien là, chaque film de John Cassavetes s’impose comme un film référence. Il est sans aucun doute le metteur en scène dont le nom revient avec le plus d’insistance lorsqu’ il s’agit d’envisager l’existence d’un cinéma improvisé. « Ce que vous venez de voir est une improvisation » déclare-t-il lors de la projection de Shadows en 1958, son tout premier film en tant que réalisateur.

John Cassavetes estampille dès lors ses réalisations du sceau « sans concession ». Point de départ outre-Atlantique de ce qui sera la Nouvelle Vague française, John Cassavetes fait fi des dogmes hollywoodiens et du puritanisme qui a contaminé l’industrie du cinéma, il veut filmer la vie et use du système D de la production au tournage. Et pourtant, John Cassavetes livre une œuvre intense dont la grandiosité de la mise en scène reste à ce jour inégalée. Le redécouvrir aujourd’hui permet de mesurer à quel point le cinéma actuel lui doit tout.

 

LOVE STREAMS est le dernier long métrage du réalisateur. Au moment du tournage, le réalisateur atteint d’une cirrhose se savait condamné. LOVE STREAMS, qui reçoit alors l’Ours d’or du meilleur film et le prix FIPRESCI à la Berlinale en 1984 est considérée comme une « œuvre somme ». John Cassavetes y développe ses thèmes de prédilections : la solitude, la mort, la folie mais aussi les fêtes nocturnes, l’exutoire trouvé dans l’alcool, le jazz et le couple en perdition. Il fait ainsi  référence à ses œuvres antérieures comme Meurtre d’un bookmaker chinois , Une femme sous influences, Opening night ou encore Faces qu’on reconnaîtra au détour de certains plans ou scènes.

Robert est un écrivain alcoolique qui puise son inspiration la nuit dans les clubs de jazz. Fin séducteur il semble bien moins las des questions de l’ivresse et du vertige de la séduction que de l’amour lui-même. Plus grand chose ne parvient à émouvoir cet homme, tantôt cynique, tantôt écorché, si ce n’est l’intensité d’un moment fugace, une rencontre éphémère et « le secret des femmes » qu’il cherche à percer irrémédiablement à travers une multitude de rencontres dont jamais aucune ne parvient à étancher sa soif d’étourdissement.
Sarah, sa sœur, est quant à elle en plein divorce, débordante d’amour pour son époux et son enfant, elle oscille en permanence entre excès affectifs et hystérie compulsive, elle ne parvient pas à retenir son mari, ni même sa fille qui ne souhaite plus vivre à ses côtés. Pourtant rien ne compte plus pour cette femme fragilisée que l’amour qu’elle porte à sa famille et au nom duquel elle se dévoue corps et âmes en un torrent d’amour intarissable (Love Streams) dont le flot s’écoule à l’infini. Sarah et Roberts, deux âmes rongées par leurs douloureuses et intimes solitudes se retrouvent avec l’espoir de panser les souffrances de l’autre que rien ne semble pourtant pouvoir apaiser.

[divider]LOVE STREAMS – BANDE-ANNONCE[/divider]

Avec LOVES STREAMS,  John Cassavetes livre un film plus que jamais autobiographique. Il tourne dans sa propre maison et se réserve un premier rôle (d’abord prévu pour Jon Voight) aux côtés de Seymour Cassel et de la brillantissime Gena Rowlands (sa propre femme) qui l’ont accompagné toute sa carrière. Et s’il prend de nombreuses libertés avec la pièce de théâtre de Ted Allan dont le film est l’adaptation, c’est pour s’en emparer plus instinctivement, l’imbiber de sa propre vie et servir son puissant propos. Le réalisateur y dresse le portraits de deux personnages en fuite. Une fuite contre leurs mondes dans lesquels ils semblent tous deux inadaptés, mais en premier lieu contre eux-mêmes. Si dans un premier temps il cherche à opposer formellement ces deux entités, c’est bel et bien pour mieux les assimiler et les lier aussi intimement qu’intrinsèquement dans la seconde partie du film. Cassavetes et Rowlands s’y montrent des interprètes magistraux, bruts et éperdument vivants, faisant de LOVE STREAMS une œuvre fascinante de beauté.

Cassavetes pare ses décors entre un neutralisme discret et une virtuosité de la mise en scène. Alors que Robert se soûle dans une demeure sombre aux allures de capharnaüm lugubres, haut symbole du repli sur soi et de la triste et décadente noirceur de son habitant, dans laquelle le réalisateur l’assigne à résidence (il n’en sort presque jamais, si ce n’est pour être de nouveau cantonné à la lumière ténébreuse de la nuit), Sarah est un personnage souriant, ouvert et empathique que Cassavetes traite dans des plan extérieurs souvent gorgés de soleil dans lesquels son sourire semble, et semble seulement, donner le change.

Photo du film LOVE STREAMS

Si Robert tente de conserver une effervescence substantielle nécessaire à son existence vidée de tout sens et de toutes considérations morales et affectives (il n’a vu son fils que sa mère biologique lui donne à garder qu’à sa naissance, ou encore il cherche à séduire une jeune femme, puis sa mère), Sarah gorge chacun de ses actes et chacune de ses intentions d’un don de soi exalté. Elle visite les hôpitaux, se met en scène dans un spectacle clownesque désespéré dans l’espoir fou de se réconcilier avec sa famille ou offre à son frère des animaux pour qu’il fasse l’expérience de l’altruisme. Tout deux se débattent avec leurs propres armes, ici leurs failles immenses, pour tenter d’échapper à leurs conditions et la détresse psychologique inouïe qui les a enseveli. D’ailleurs, bien que ce ne soit pas le propos de John Cassavetes, le film flirt avec la psychanalyse, de manière plus ou moins consciente. Le fait que le réalisateur fasse de ses personnages des frères et sœurs renvoient à la possibilité d’un événement commun traumatique dans la prime jeunesse expliquant l’enlisement aliéné de leur quête insatiable et asservie de reconnaissance, d’admiration et de complétude.

L’enfance, c’est aussi cet âge mal traité dans LOVE STREAMS. Sarah écrase sa fille aussi bien dans le cadre dont le gros plan efface son visage que dans leur vie commune. Et Robert ne s’occupe guère des questions de l’enfance et enivre scandaleusement son fils qui aura bientôt, comme son père dans une séquence précédente, le visage couvert de sang. Ces deux personnages d’enfants s’évadent d’ailleurs tour à tour du domicile de ceux qui ne savent pas les « aimer », comme une tentative de reprendre son souffle in extremis avant la noyade dont Sarah et Robert ne peuvent, eux, se sauver.

[bctt tweet= »« ni intrigue, ni narration dans Love Streams, mais pourtant une puissance émotionnelle inouïe » » username= »LeBlogDuCinema »]

LOVE STREAMS est gorgé de scènes sublimant la fragilité humaine et porte parfois ses personnages jusqu’au pathétisme le plus douloureux. John Cassavetes filme la vie, « la vraie vie » dit-on, « sans artifice » et en restitue les errances sourdes. Le film dégage une puissance émotionnelle inouïe. Pourtant il n’y a ni intrigue, ni narration. John Cassavetes capture la fièvre de l’existence. Et l’histoire (si tant est qu’il y en ait une autre que le désenchantement quotidien) jaillit, lumineuse, de ses personnages, semblable à la pulsion (de vie, destructrice ?) qui les anime. Le cinéma de Cassavetes épouse la complexité des sentiments humains et sous le joug d’une improvisation époustouflante de vérité les rend incisifs et voraces.

LOVE STREAMS fascine alors par son incandescente vivacité mais nous plonge aussi dans l’effroyable drame de l’hystérie qui pour le cinéaste n’a pas de sexe. Les deux êtres à l’affectivité immature sont engoncés dans leur soucis d’eux-mêmes et du regard qu’on porte sur eux. Ainsi Robert, quasi ivre mort, suivra en rampant une femme jusqu’à chez elle juste pour ne « perdre » ni sa superbe, ni la partie. Et Sarah apparaîtra à de nombreuses reprises en femme fragile et perdue, dans le bureau du juge ou dans le parking d’un aéroport parisien au milieu de ses valises, ne voulant jamais faillir à ses engagements. Robert ne tient à personne, pas même à son fils qu’il laisse seul dans une chambre d’hôtel. Et Sarah, elle, ne peut se séparer de rien et se promène avec une horde de bagages contenant sa vie et son amour. L’un est libre, l’autre est pieds et poings liés. Mais aucun d’eux n’est affranchi et tous deux subissent, comme un poison indolore, l’hostilité de leurs existences et de leurs dérives intérieures.

Photo du film LOVE STREAMS
© Wild Side

Alors que Sarah rejoint son frère chez lui, John Cassavetes cesse de traiter leurs histoires de façon isolées dans un montage dialectique. Enfin réunis sous le même toit, Sarah et Robert sombrent et le film prend un second départ. Cette réunification qui semblait salvatrice va en fait inaugurer l’arrivée d’un troisième personnage resté discret jusqu’alors, celui de la folie. Cassavetes fait de ses deux figures opposées un couple à l’attraction fatale.
La maison glauque de John enserre à son tour comme une camisole Sarah et elle se noie dans la démence entre séquences oniriques cauchemardesques et crises d’hystéries. Même ses actions les plus nobles sont poussées par Cassavetes dans leurs limites les plus dramatiques. Ainsi, alors qu’elle cherche un compagnon à son frère dans une animalerie dont les contours burlesques prêtent à sourire, la scène se meut dans une tragédie presque effrayante au moment où Sarah débarque exaltée à la maison avec toute une ménagerie. John Cassavetes crée le malaise et laisse se dessiner à la simple vision d’une situation inadaptée et incongrue le visage grave de l’égarement et du délire psychiatrique.

Robert, l’égoïste égocentrique du début du film se change au contact de sa sœur en amoureux transi. Il lui déclare son amour, personne d’autre ne compte pour lui, il l’aime, il n’aime qu’elle et veut qu’elle vive avec lui pour toujours. LOVE STREAMS joue sur la confusion entre la réalité et la fiction. S’il est évident que le réalisateur souhaite étendre le thème de la folie au puissant désir d’inceste inconscient de Robert, le spectateur entend également une déclaration d’amour du cinéaste à sa femme, alors qu’au moment du tournage il se sait condamné.

Photo du film LOVE STREAMS
© Wild Side

Le film se clôt alors que nous assistons à l’ultime rêve de Sarah, un pastiche de comédie musical glaçant. A son réveil elle décide de partir brusquement. La maison est plongée dans l’obscurité humide et souillon de la nuit, une pluie diluvienne annonciatrice d’une apocalypse symbolique s’abat sur la ville. John supplie Sarah de rester, mais elle n’en fait pas cas. Elle retrouve ses valises et monte dans la voiture d’un homme croisé à peine quelques jours avant. Elle part, et Cassavetes nous laisse le choix de s’approprier son destin. Part-elle propulsée par un dernier sursaut de vie, un ultime appel de sa nature contemplative et passionnée qui la pousserait à fuir la maison et son habitant sordide ? Ou alors a t-elle définitivement succombé à ses démons se laissant envahir par le tourment qui lui sera fatal ? Le « secret » de cette femme reste entier pour Robert. Il ne parviendra jamais à résoudre son énigme. Le seul indice du possible destin de Sarah que John Cassavetes feint d’égarer au hasard d’un mot est le destin de sa valise, la même que Sarah traînait de son corps tout entier au début du film. Cette fois-ci elle se fiche qu’elle ne rentre pas dans la voiture et la laisse sans égard dans la boue, la balayant d’un geste. Tant pis, tant qu’elle part loin…A-t-elle perdu la raison ou l’a t-elle trouvé ? Notre énigme à nous aussi reste entière.

John Cassavetes filme là une scène finale effroyablement signifiante qui laisse peu d’alternative au spectateur pris à la gorge par la tristesse. Il laisse peu de chance à Robert qui, un verre de Whisky à la main, est victime à son tour d’une hallucination. Il a perdu sa sœur et tente de la regarder s’éloigner par la fenêtre, mais il n’y parvient pas, sa vision est obstruée par un « torrent » de pluie qui s’écoule sur la vitre, le séparant irrémédiablement d’elle mais aussi par la folie qui assurément l’a rattrapé. Robert sombre dans le tumulte de cet amour fraternel incestueux qui restera à jamais inassouvi et inavoué. Son visage disparaît sous les gouttes d’eau et seule la lumière de juke-box le maintient en survie dans l’image quelques secondes encore. Robert est John et tous deux tirent leur révérence en une déclaration d’amour infinie. LOVE STREAMS est un chef-d’œuvre.

Sarah Benzazon

 

 

LOVE STREAMS, le film-somme de Cassavetes
Note des lecteurs10 Notes
Titre original : Love Streams
Réalisation : John Cassavetes
Scénario : John Cassavetes, Ted Allan
Acteurs principaux : John Cassavetes , Gena Rowlands, Seymour Cassel
Date de sortie : 1er février 2017
Durée : 2h25min
Synopsis : frère et soeur, Sarah et Robert éprouvent l'un pour l'autre un amour inébranlable. (...) La crise qu'ils traversent les réunit de nouveau. Une étrange et folle relation s'établit entre ces deux êtres à la dérive...
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Toubib160
Toubib160
Invité.e
12 avril 2016 10 h 29 min

Oui, je suis d’accord. Ce film est génial.
Et 2h20 de film c’est trop court…
Cadrages, acteurs, thème et surtout, oui, l’improvisation au somment de l’art du cinéma.

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