Sorti le 27 novembre 2024, EN FANFARE de Emmanuel Courcol a connu un succès remarquable, avec plus de 2,5 millions d’entrées en France. Et pourtant, le film ne révolutionne rien. Son intrigue est familière, sa photographie sans éclat, son casting discret… Pourquoi, malgré tout, a-t-il touché le public ?
Peut-être justement parce qu’il choisit de ne pas en faire trop. Parce qu’il évite la surenchère narrative, le spectaculaire, le grandiloquent. Parce qu’il préfère montrer des visages, des relations et des trajectoires humaines qui n’ont rien d’extraordinaire, mais dont la mise en présence crée une tension douce, juste assez forte pour faire vibrer quelque chose.
Une clé de lecture serait d’affirmer que le succès du film repose précisément sur ce choix : celui de représenter le réel, ou plutôt une certaine idée du réel, en renonçant aux signes ostentatoires du cinéma traditionnel. Pas de révélations fracassantes, pas de dramaturgie trop huilée, pas de mise en scène qui cherche à voler la vedette à ce qu’elle montre. Et c’est peut-être cette modestie-là – ou ce refus de l’effet – qui touche autant.
Un film qui refuse d’en mettre plein la vue
On comprend rapidement qu’EN FANFARE refuse les promesses du cinéma spectaculaire. Pas de plan-séquence virtuose, pas de photographie léchée destinée à éblouir, pas de performance surjouée d’acteur qui cherche à arracher des prix. La mise en scène ne cherche pas à imposer une vision, elle se contente d’accompagner. Ce n’est pas une économie de moyens, c’est un choix. Un refus du clinquant.
Mais pourquoi ce choix ? C’est là que le film commence à se distinguer. Beaucoup de spectateurs, non familiers des coulisses du cinéma (travail sonore, composition visuelle, interprétation des acteurs, mise en scène…) peuvent ne pas voir immédiatement ce qu’EN FANFARE cherche à accomplir. Pourquoi renoncer aux codes classiques du divertissement ? Pourquoi ne pas chercher à « épater » ? Cette approche n’est pas une négligence, mais un pari risqué : faire du réel non seulement un décor, mais un principe actif du récit. L’absence d’artifice ne s’impose peut-être pas de prime abord, mais c’est dans cette simplicité maîtrisée que se cache la véritable force du film. Une force qui, loin d’éblouir, nous touche plus en profondeur.
Le film semble même parfois freiner volontairement ce qui pourrait devenir « trop cinématographique » : une dispute entre les deux frères ne monte jamais jusqu’à la crise attendue, une révélation bouleversante est annoncée presque en hors champ, les retrouvailles prennent moins de place que les silences. Emmanuel Courcol (Un triomphe) travaille avec ce que Barthes appelait « l’effet de réel » : ces détails qui, sans être nécessaires à l’intrigue, font exister un monde crédible, habité, reconnaissable.
Ce qui se joue entre les deux frères : pas l’action, mais la tension
Dans une autre version du film, la relation entre les deux frères aurait pu être un prétexte à tous les excès : coups de théâtre, rivalité exacerbée, arc de rédemption un peu facile. Ici, rien de tout ça. Ce qui se joue entre Thibaut (Benjamin Lavernhe), chef d’orchestre parisien, et Jimmy (Pierre Lottin), ouvrier du nord, c’est un déplacement beaucoup plus subtil.
Le film ne cherche pas à opposer deux stéréotypes sociaux : le bourgeois raffiné face au prolo au grand cœur, comme on l’a vu cent fois. Il ne cherche pas non plus à les réconcilier à grands coups de bons sentiments. Ce qu’il montre, c’est une double frustration : chacun projette sur l’autre une vie qu’il pense plus enviable que la sienne. Jimmy voit dans Thibaut la réussite et l’accès à un monde plus grand que lui ; Thibaut découvre, chez Jimmy, un ancrage, une honnêteté, une simplicité qui lui échappent.
Mais là encore, le film ne dit jamais cela frontalement. Il se contente de faire exister cette tension, ce sentiment d’avoir été dépossédé de quelque chose. Ce qu’on voit, ce n’est pas une histoire de frères retrouvés, c’est une confrontation d’ethos, deux manières d’être au monde. Et cette tension silencieuse, jamais résolue, donne au film sa densité.
Chercher à appartenir, sans chercher à briller
Ce que Thibaut cherche en venant à Lille, ce n’est pas la reconnaissance, il l’a déjà. Ce n’est pas l’amour, il ne semble pas le vouloir. Il cherche un ancrage. Une appartenance. Et c’est peut-être là que le film touche quelque chose de profondément humain : ce besoin de lien, mais débarrassé des enjeux classiques du récit (se faire aimer, triompher, réussir).
Le film aurait pu appuyer cette quête. Il choisit de la laisser flotter. Thibaut observe, écoute, s’adapte. Il ne s’impose pas, il cherche à s’ajuster. Il y a là quelque chose de presque pudique, une manière de faire passer les émotions en sourdine. Et c’est là que le choix du réel devient aussi un choix éthique : ne pas forcer le spectateur à ressentir. Lui laisser l’espace.
Dans ce cadre, la fanfare devient le symbole parfait : un groupe hétéroclite, un peu bancal, mais uni par un souffle commun. Chacun y trouve sa place sans avoir à tirer la couverture à lui. Et c’est peut-être ça que le public a senti, confusément : une manière de faire du lien qui n’impose rien, mais qui accueille tout.
EN FANFARE ne fait pas le choix du spectaculaire, ni de la virtuosité. Il choisit le réel, au sens d’un rapport au monde qui refuse l’exagération, qui préfère les nuances aux effets, et les failles aux certitudes. Ce parti pris, discret mais constant, irrigue tout le film : mise en scène, écriture, interprétation. Rien n’y crie, rien n’y brille – et pourtant, tout y vibre.
Nathan DALLEAU