Le 7 septembre 2019, le dernier long-métrage de Todd Phillips remporte le Lion d’Or de la Mostra de Venise après avoir reçu une ovation de huit minutes lors de sa projection. Le tout pour un résultat aussi complexe que le personnage qu’il dépeint. Après une mûre réflexion, on se sent enfin prêt d’en parler.
JOKER fait partie de ce cercle très restreint des films annoncés comme cultes avant même leur diffusion. Si ce privilège leur assure un certain succès au box-office, il n’en reste pas moins qu’en conséquence ils seront attendus au tournant par le public qui en espère une expérience phénoménale. Ce long-métrage de Todd Phillips, réalisateur de la trilogie Very Bad Trip, était donc guetté en raison de sa réputation mais également à cause de son sujet: le cinéaste se penche ici sur l’origine de l’histoire du mythique antagoniste de Batman : le Joker. De la vie quotidienne à la frénésie meurtrière, il ne semble alors n’y avoir qu’un pas. Mais en cherchant à revenir aux origines du personnage, le réalisateur ne chercherait-il pas à expliquer l’origine de la violence, à lui donner un but, en opposition à une agressivité purement arbitraire ?
En cherchant à expliciter les germes de la folie psychotique du Joker, Todd Phillips n’en excuserait-il pas le comportement ?
Si la plupart des critiques était enthousiasmée pour cette origin story lors de sa première projection au festival de Venise, certains ont néanmoins émis une réserve, voire une forme de malaise, quant au message du film. David Ehrlich (IndieWire) juge le film « potentiellement toxique » pendant que Richard Lawson (Vanity Fair) y trouve « une propagande politique« . Dans le Time, Stephanie Zacharek va même plus loin en déclarant que ce film est inapproprié « dans une Amérique où, chaque semaine, il y a une tuerie de masse ou une tentative d’acte de violence perpétré par un type comme Arthur, le mouton égaré. » En effet, en démontrant comment un comédien raté a pu devenir un tueur en série psychopathe, Todd Phillips cherche à plusieurs reprises l’empathie du public au risque d’excuser la transformation d’Arthur Fleck en Joker.
Au tout début du film, lorsque ce dernier est battu par des adolescents dans la rue sans raison, le cinéaste ne dénonce pas seulement l’atmosphère toxique qui s’est répandue dans le Gotham City des années 80 mais démontre aussi que si le futur clown est devenu « méchant », c’est parce que le climat social ne joue pas en sa faveur et qu’il choisi de réagir en conséquence, par la même violence. Les longs travellings lors de ses passages à tabac et ses moments de folie, puisqu’il est atteint d’une maladie psychiatrique, vise à encourager la bienveillance, la compassion voire la compréhension du public. Le Joker est violent et agressif, mais c’est uniquement parce que des motifs externes (violence sociale, incompréhension…) et internes (trouble mental) l’ont poussé dans une certaine mesure dans cette voie. Un choix risqué pour un cinéaste qui s’exerce pour la première fois au thriller psychologique en choisissant de revenir sur le parcours d’un personnage de pop-culture dont l’image est tâchée de sang depuis la tuerie d’Aurora en juillet 2012.
Ainsi, Todd Phillips construit une mécanique psychologique à travers laquelle il explique, en la justifiant à demi-mots, l’origine de la violence du Joker, au risque de se faire rejeter par une partie des critiques (IndieWire, Vanity Fair, France Inter, Télérama, NoCiné, Figaro, La Septième Obsession…). Dès lors, lorsqu’Arthur Fleck apprend la vérité sur ses parents, c’est comme si le public réalisait en même temps que le protagoniste que, dans un autre monde, il aurait peut-être pu devenir Batman s’il avait bénéficié des mêmes conditions de vie que ce dernier, plutôt que de sombrer dans l’invisibilité et l’insécurité sociale.
Mais malgré le clivage inhérent à ce scénario, l’atmosphère réussit à convaincre le public de la qualité du long-métrage. À travers ce Gotham City des années 80, Todd Phillips dépeint un environnement ultra-référencé autant d’un point de vue purement esthétique mais aussi d’une approche cinématographique. Le spectateur averti ne manquera pas de remarquer les clins d’œil à Taxi Driver ainsi qu’à La Valse des Pantins, au risque d’y voir un sorte de remake de ces derniers par le réalisateur de Very Bad Trip. Cependant, celui dont le public en attendait le plus n’était pas le réalisateur mais Joaquin Phœnix qui a eu la tâche délicate de revêtir le sourire tranchant du Joker après la performance aussi désastreuse qu’insignifiante de Jared Leto dans Suicide Squad. Si le jeu d’acteur de l’ancien interprète de Theodore Twombly dans Her ne vaut pas la prestation de Heath Ledger qui avait valu à ce dernier un Oscar posthume du meilleur acteur dans un second rôle, il reste convaincant et efficace dans ce rôle qu’il habite avec dextérité.
Au final, ce qui ressort le plus de ce long-métrage c’est la polémique autour du message qu’il transmet au regard de la transformation d’Arthur Fleck en Joker. Pour Joanna Robinson (Vanity Fair), ce long-métrage démontre qu’à chaque époque correspond un « méchant » mais que même si celui-ci est le vilain que le quadriennat de Donald Trump mérite, il n’est pas celui dont l’Amérique a besoin. En revenant sur les incarnations précédentes des différents adversaires de Batman (Cesar Romero, Jack Nicholson, Mark Hammil, Heath Ledger, Jared Leto), la journaliste explique que « s’il n’était pas dans leur intention de faire d’Arthur un héros […], il était impossible de rendre Arthur totalement antipathique compte tenu du génie de Phœnix pour attirer du public. Au cours de son évolution, le personnage du Joker a volé, tué et agi pour attirer l’attention mais il s’adressait plus particulièrement à une audience qui soutenait Batman. Le Joker de Phœnix, lui, est motivé par un besoin inépuisable d’attention et de validation« . Le vilain qui était invisible aux yeux de tous devient alors non seulement visible mais aussi écouté et adulé par une population au bord de la névrose sociale. Une récompense qui vaut bien toute la violence du monde pour un Joker qui n’avait jamais été écouté, ou simplement compris pendant toute son ancienne vie en tant qu’Arthur Fleck.
Que l’on adhère ou pas aux controverses qui entourent ce film aussi complexe que polémique, il est néanmoins nécessaire de souligner que ce dernier a le mérite de faire débattre le public. Une discussion qui devient nécessaire à moins d’un an de la prochaine élection présidentielle américaine.
Sarah Cerange
• Réalisation :Todd Phillips
• Scénario :Todd Phillips, Scott Silver
• Acteurs principaux : Joaquin Phœnix, Robert de Niro, Zazie Beetz, Frances Conroy
• Date de sortie : 9 octobre 2019
• Durée : 122 min