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ON REFAIT LA SCÈNE N°7 : la rencontre entre Adèle et Emma, dans LA VIE D’ADÈLE

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Nouveau numéro de notre rubrique ON REFAIT LA SCÈNE ! Après Le Voyage de Chihiro, nous nous intéressons à la Palme d’Or du Festival de Cannes 2013 : LA VIE D’ADÈLE réalisé par Abdellatif Kechiche.

LA VIE D’ADÈLE retrace trois heures durant, dix années d’une histoire d’amour à corps perdus entre deux jeunes femmes. Le format est certes peu conventionnel, mais bien loin de nuire au film, il l’auréole d’un pouvoir de fascination unanimement reconnu par la critique et le public. Considéré comme un véritable chef d’œuvre de la mise et scène et de la direction d’acteurs, LA VIE D’ADÈLE trace son sillon dans des séquences souvent très longues, au naturalisme revendiqué, par ces gros plans dans lesquels Abdellatif Kechiche prend le temps de sublimer avec une éblouissante authenticité ces instants fugaces qui nous changent à jamais : de la découverte de soi, à l’expérience du désir, jusqu’à la plongée dans les abîmes de l’amour fou. Le film collectionne les prix, dix sept récompenses, et consacre deux comédiennes: Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos, inoubliables…. Pourtant, très vite se voit affecté de l’intérieur par la polémique. La manière de travailler du réalisateur pose question; « horrible », selon les actrices, « insupportable » pour les techniciens. Le tournage initialement prévu pour durer deux mois et demi tourne au calvaire, et s’étale finalement sur cinq mois. Abdellatif Kechiche est exigeant, il veut filmer l’étincelle spontanée, la vérité, la part d’intime… Une ambition cinématographique qui ne supporte ni didactisme, ni formatage. Tout est chaque jour à inventer, la caméra filme sans discontinuer, même entre les prises et souvent à l’insu de ses comédiens ; des plans de quelques minutes sont tournés des semaines entières et les scènes de sexe sont de vraies « tortures » pour les comédiennes (la communauté LGTB les a d’ailleurs vivement critiquées en soulignant leur dimension caricaturale et une mise en scène de la sexualité lesbienne typiquement fantasmée par un homme). Kechiche pratique une direction d’acteurs parfois violente, il prône l’improvisation à l’usure, allant jusqu’à chercher l’épuisement des comédiens pour qu’ils lâchent prise et « vibrent juste »… LA VIE D’ADÈLE brille définitivement au prix de la douleur morale et physique de ceux qui l’ont fait… Pour autant chaque tournage a ses secrets et bien loin de se replier sur cet aspect, chacun reconnaît à Kechiche un résultat éblouissant.

Photo : la vie d'adèle
Le désir filmé par Appellatif Kechiche

La scène que nous allons voir est une démonstration très représentative de la « pâte » d‘Abdellatif Kechiche où dans un simple (en apparence) jeu de champ contre champ, le réalisateur parvient à créer une intimité formelle et émotionnelle entre deux personnages par une caméra qui fait « corps » avec elles, et qui, malgré l’impression fulgurante de spontanéité obéit à une mise en scène parfaitement millimétrée. Le désir filmé comme jamais… Attention, leçon de Cinéma !

La scène : Adèle se rend pour la première fois dans un bar lesbien espérant y retrouver Emma, une jeune femme aux cheveux bleus croisée dans la rue pour laquelle elle a eu un coup de foudre. Au moment où la scène démarre Adèle vient de quitter le bar masculin dans lequel elle a laissé son meilleur ami (et alibi pour fréquenter ces lieux) et se dirige à présent discrètement, entre gène et honte vers l’établissement lesbien.

1ère partie

Alors qu’elle s’approche du bar, Abdelatif Kechiche film Adèle en gros plan de face avec une très faible profondeur de champ, le fond est flou, comme dans une bulle qui isole le personnage de ce qui se passe en dehors. Adèle est dans une position d’introspection et son visage hésitant souligne la dimension initiatique de ce qu’elle s’apprête à vivre. Rapidement, ce plan de 16 secondes (une durée de plan relativement longue permettant une totale empathie) est envahi par la musique  – dont on note les tonalités lascives -, émanant du bar. Ce procédé d’amorce sonore (au delà de créer une fluidité de montage) invite le spectateur à expérimenter aux cotés d’Adèle l’attirance que le lieu suscite sur elle, et qui la happe.

Dés qu’Adèle pénètre dans le bar, la caméra se place dans son dos, nous faisant à présent marcher sur ses pas et partager sa découverte. Adèle déambule maladroitement dans un plan séquence à l’épaule qui joue ici un double rôle. La camera est vivante, mouvante; non seulement le travelling accompagne et immerge Adèle dans le décor, mais la caméra tient également un rôle de camera subjective. Elle va et vient entre le visage d’Adèle et ce qu’elle découvre. Ce choix du plan séquence en raccord-regard illustre parfaitement le désir du réalisateur de façonner son personnage par sa sphère émotionnelle en le suivant de manière totale, mais aussi crée une empathie absolue pour le spectateur qui partage son chemin et ses visions/sensations.

Soudain une femme lui parle et vient interrompre sa déambulation ainsi que le plan séquence qui matérialisait son introspection. Adèle répond à peine et se dégage, elle reprend son chemin. Mais alors la caméra la rattrape en plongée depuis la salle du haut (la hauteur d’où lui apparaîtra plus tard Emma). La plongée crée la sensation d’un second point de vue subjectif « hors champ » (invisible dans le cadre): quelqu’un a vu et regarde Adèle depuis l’étage…. Ce plan offre à la scène une montée en tension, on devine que ce regard est celui d’Emma bien qu’on ne l’ai pas encore vue. Le spectateur prend une posture omnisciente, il sait ce que le personnage ne sait pas : Kechiche fait de nous le complice de la scène qui se joue et crée un enjeu pour le spectateur qui s’accroche à l’action malgré les minutes déjà écoulées.

[bctt tweet= »LA VIE D’ADÈLE est certainement une des plus belles histoires d’amour que le Cinéma français ait eu à offrir. » username= »LeBlogDuCinema »]

Adèle, qui balaie le lieu mal-assurée, est assaillie par les regards lascifs que lui lancent les femmes qui se retournent sur son passage, son malaise est visible. A cet instant Kechiche désigne clairement Adèle en figure sexuée et sexualisée : ici, elle est une femme explicitement désirée par des femmes. Mais sa gêne et le décalage entre l’incandescence affichée de ces filles et la démarche chaste d’Adèle dit autre chose : elle n’appartient pas (encore) à ce monde, elle ne sait que faire de ces regards pour l’instant, ni comment y répondre. Adèle avance à tâtons, troublée par la nouvelle terre qu’elle est en train de fouler, comme une étrangère dans un lieux qui l’oppresse, l’effraie et la fascine en même temps.

Soudain, dans le dos d’Adèle, au sortir de la cage d’escalier, une chevelure bleue apparaît, c’est Emma. C’était donc bien elle qui regardait Adèle d’en haut. Abdellatif Kechiche cesse pour la première fois de suivre son héroïne, il la laisse sortir du champ et s’arrête un instant sur Emma. Bien que l’une ignore la présence de l’autre, Kechiche lie clairement les deux femmes, non seulement dans la temporalité du plan mais aussi dans le regard d’Emma dans lequel subsiste la présence d’Adèle qu’elle suit des yeux.

Il est intéressant de noter que la première apparition d’Emma se fait sur le mode de l’objet qui voit sans être vu, d’abord en hors champs depuis le haut de la salle, puis dans le dos d’Emma là. Kechiche la positionne ainsi directement comme un personnage dominant, une figure de prédateur qui rôde. Cette première rencontre fera d’ailleurs écho à la scène de rupture dans laquelle, là aussi, Emma « verra » Adèle sans qu’elle ne la voit depuis un plan en plongée d’une fenêtre. Ce n’est que quelques secondes plus tard, alors qu’Adèle se tient toute raide au bar, qu’elle aperçoit Emma à l’étage dans un champ contrechamp en plongée.  Une plongée subjective d’Emma sur Adèle qui vient entériner définitivement le rapport de dominance entre les deux femmes, Kechiche a formellement distribué les rôles.

2ème partie:

Adèle se fige, fébrile mais soulagée. À cet instant la performance d’actrice d’Exarchopoulos est tout bonnement époustouflante, elle parvient à nous faire sentir son trouble tout autant viscéral qu’émotionnel. Sa bouche soudainement sèche, sa gorge serrée et le bondissement de son cœur qui l’assaille… Adèle soutient maladroitement le regard d’Emma (qui esquisse un sourire satisfait), et comme pour lui indiquer que c’était bien elle qu’elle attendait, elle ôte sa veste. Inconsciemment, ici déjà ,elle se déshabille pour Emma.

Malheureusement, à peine Adèle a t-elle vu Emma qu’une jeune fille vient l’aborder. Emma observe la scène et s’en délecte comme excitée à l’idée d’un duel qu’elle sait avoir déjà gagné. Mais Adèle est, elle, déstabilisée, et ne parvient pas à répondre à son entreprenante interlocutrice, préférant lancer des œillades comme des appels au secours dans la direction d’Emma… Elle n’aura pas à attendre longtemps puisque d’une intrusion du coude Emma se faufile entre les deux femmes et les sépare avec assurance. Emma lance à sa rivale potentielle qu’elle est en train de parler à sa « cousine », et ce mot sonne comme un code du milieu lesbien qui évoquerait une conquête déjà réservée. La fille tilte et s’en va. Ce dialogue fait ainsi la démonstration qu’Emma incarne un monde qui a ses propre codes et ses normes. Abdellatif Kechiche en fait très clairement une « initiatrice », celle par qui Adèle va être dépucelée, non pas d’une sexualité, mais d’un mode d’existence, d’une identité. D’ailleurs, si dans la suite du film Adèle sera la muse d’Emma, à cet instant précis c’est tout l’inverse, c’est Emma qui tient le rôle de la muse au sens étymologique (du latin mos, moris) désignant les «mœurs» et «ce qu’il convient de faire». L’une et l’autre seront une source d’inspiration réciproque… Et c’est cette inspiration mutuelle qui sera tout l’enjeu du dialogue entre les deux femmes. Abdellatif Kechiche joue avec la notion de complémentarité : l’une aime le lait et l’autre trouve ça « dégueulasse », ou bien l’une pratique un Art que l’autre méconnaît, puis l’inverse, l’autre parle l’anglais que la première rêve d’apprendre… Pour autant, à l’échelle du film, cette notion tire vers un certain manichéisme que certains ont reproché au réalisateur. En effet, Kechiche construit tout son film dans un rapport très binaire. Ainsi, de manière générale, Emma est physiquement, sexuellement, socialement, professionnellement et intellectuellement dans une position de supériorité vis à vis d’Adèle, qui, non seulement est encore à la recherche d’elle même, mais est également la fille d’un milieu d’ouvrier face une artiste bobo. Une bipolarité un peu simpliste qui ira même jusqu’à ce que l’amatrice d’huîtres (mets certes raffiné mais tout aussi symbolique) y initiera la mangeuse de pâtes bolo.

Emma leade la conversation, elle pose les premières questions auxquelles Adèle répond en balbutiant. C’est d’ailleurs dans ces même termes qu’Abdellatif Kechiche traitera la scène de rupture. Ici, le sous-texte a une importance capitale bien que quelques phrases phares sortent du lot « Il n’y a pas de hasard » ou plus tard « Avec toi c’est tout ou rien »… Kechiche fait parler le désir contenu et pourtant brûlant, et le jeu des actrices est étourdissant de perfection. La notion de performance d’acteur n’existe plus, elle disparaît sous la justesse folle de Léa Seydoux et Adéle Exarchopoulos. D’ailleurs, elles sont devenues invisibles, nous ne voyons plus que deux femmes, Adèle et Emma, qui tombent amoureuses et qui se désirent. Abdellatif Kechiche nous invite dans cet instant précieux et fragile de la naissance de l’amour, et il est diablement à la hauteur de son ambition. Face à nous, l’authenticité, la vérité fugace…

3ème partie:

A compter de ce moment là, la scène prend (encore plus qu’elle ne l’était déjà) une tournure de leçon de cinéma. Par un simple jeu de champ contrechamp Abdellatif Kechiche va exceller dans la mise en scène et sceller le destin de ses personnages. A partir de maintenant les deux femmes ne seront plus jamais séparées dans le cadre, le champ contrechamps de trois quart sera si serré que le personnage en amorce y sera omniprésent. Ainsi, non seulement le dialogue est visuellement une fusion totale entre elles, mais en plus il permet la captation d’une ultra-sensorialité. Les actrices se troublent, hésitent et rougissent, leurs regards se cherchent et se repoussent, se fixent sur leurs lèvres qui les hypnotisent… Adèle va même jusqu’à en oublier ses mots lorsque Emma se rapproche de son visage en lui tendant l’oreille. On sent le vertige, on sent l’émoi, l’envie de l’autre et l’excitation sexuelle (aussi, et en premier lieu) qui se diffuse. Aimer c’est désirer et aimer c’est une brûler d’une sexualité vorace, et ça Kechiche n’en démordra pas!

Mais la grandiosité de cette scène et le génie de Kechiche vient d’un élément à peine perceptible et pourtant brillant : Au fur et à mesure de la conversation, sans que l’on s’en rende compte, Emma se rapproche d’adèle et l’échelle de plan change peu à peu, millimètre par millimètre jusqu’à ce que le champ-contrechamp (effectivement très amorcé) se change dans la plus grande fluidité en un plan unique ou elles sont réunis. L’intimité est totale et la maestria de la mise en scène incontestable !

4eme partie :

Alors que le trouble est à son paroxysme, Abdellatif Kechiche vient casser la tension par l’intervention de la bande de copines d’Emma , la caméra quitte Emma (sans pour autant se couper) et isole Adèle le temps d’un instant. Elle est ramenée à sa condition d’étrangère, mais ce temps est très court puisqu’Emma présente immédiatement Adèle comme sa cousine (cette seconde utilisation du terme entérine le fait qu’il s’agit bien d’un code) sous les rires taquins de ses amies. Emma la masculine a de l’orgueil, elle ne veut pas que l’on devine son trouble à elle aussi, elle écourte donc la conversation et quitte Adèle sans oublier de lui demander ou elle pourrait la trouver. Sans dire au revoir – car on ne se quitte pas – Emma tourne les talons et s’enfonce dans la foule. Adèle se retrouve seule dans le cadre, toujours en gros plan avec en background un couple de femmes qui s’embrassent. La caméra zoome et fixe de nouveau l’introspection d’Adèle et son vacillement, retour « à l’intérieur », un centre de soi vers lequel la camera se rapproche doucement. Soudainement la caméra recule, plan large, Adèle gît dans la foule d’un bar anonyme, un sentiment de vide s’abat sur elle, comme la tristesse après l’amour. Adèle décide de partir, elle s’apprête à payer, mais Emma la phallique l’a déjà fait. Adèle se lève et s’en va, la camera la laisse s’éloigner, fixe, pour la première fois. La tension d’Adèle retombe, le gros plan n’est plus une nécessité… Jusqu’à la prochaine séquence.

Sarah Benzazon

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  1. Juste une petite remarque : Muse n’a aucun rapport avec mos moris moeurs, coutume. Ça vient du Grec Mousa, et si ça a un rapport avec quelque chose, c’est avec la Musique, et la Poésie.

  2. J’avoue franchement ne pas comprendre pourquoi ce film est reconnu comme un « chef d’oeuvre ». Sa mise en scène est banale tant sur la forme que sur le fond et l’histoire est bien trop diluée, bien trop longue. En tant que téléfilm, ce n’est pas mal, mais en tant que « film » conçu pour être vu sur un grand écran, je le trouve vraiment léger, sans compter que la photographie n’est pas non plus exceptionnelle.

    Je passe sur la polémique (qui d’ailleurs ne concernait pas que la « dureté » du réalisateur) ou sur les propos des LGBT, mais il est clair que pas mal de choses dans le film ont été faites pour le « buzz » ou provoquer de mini-scandales prompt à faire s’enflammer la critique.

    Reconnaissons que cela a parfaitement marché vu que le film a eu ses récompenses, même si le succès public est loin d’être présent (un million d’entrées France obtenu à l’arrache et avec pas mal de places offertes, mais là n’est pas la question, un succès ne veut pas dire bon film et inversement).

    Enfin, quand on parle de réalisateur exigeant, je pense plutôt à un Cameron, technicien si doué qu’il pourrait occuper tous les postes d’un film, mais qu’il doit déléguer ne pouvant être partout.

    1. Je ne partage évidemment pas du tout votre opinion David , mais cela n’est pas une entrave au débat. Et bien , à mon avis La vie d’Adéle n’a rien d’un téléfilm (j’en regarde de temps en temps) en cela que les plans sont pensés pour être signifiants et non pas uniquement remplir leur fonction de cadrage et de raccord. La réalisation de Kechiche dépasse le savoir faire technique , et à mon sens le film est doté d’une âme particulièrement puissante, justement parce qu’il ne se limite pas au savoir faire. Il y a dans ce film l’exploration intime d’un personnage tout autant que le spectateur et la durée ne saurait etre plus courte lorsqu’il s’agit de retracer dix ans d’une vie avec l’ambition que cela génére une sensation. Car c’est bien cela que cherche a faire Kechiche : filmer de la sensation, celle du désir oui , mais celle de la vie tout court.
      En ce qui concerne le buzz je trouve que vous n’abordez pas les choses de la bonne façon , ce qui se passe après et autour d’un film ne regarde pas le réalisateur…Le buzz appartient a ceux qui le font. Soyons sérieux nous ne sommes pas dans une téléréalité , on ne monte pas si difficilement un film pour le Buzz, mais le désir d’aborder un sujet en marge des thèmes du cinéma grand public est une certitude . En ce qui concerne Cameron , et bien nous y voilà , en effet il est un parfait technicien , mais voyez-vous, son cinéma me laisse froide comme un glaçon et je m’ennuie très vite devant tant de perfection technique….