
Paul Schrader, Patricia Mazuy, Jia Zhangke : pour notre première journée à Cannes, l’on se dirige vers les propositions de ces trois cinéastes confirmé.e.s : au programme, confession, mélodrame et épopée.
Oh, Canada – Paul Schrader
Après une sortie en trombe remarquée depuis la gare de Cannes en ce 4e jour du Festival, nous voilà déjà dans la file pour l’obtention du sacro-saint sésame, à savoir, un ticket pour la première de Oh, Canada. L’on profite de ce moment convivial qu’est la queue pour ainsi glaner quelques premières impressions, en direct de ce monde où l’on parle des films en disant « le [nom du réalisateur] ». Par exemple, « le Coppola » n’a pas convaincu malgré la forte attente dont il faisait l’objet : tentative jugée trop mégalo (en référence au titre, Megalopolis) de synthétiser des influences aussi hétéroclites que l’empire romain et la science-fiction futuriste dans une fable gargantuesque. « Le Lánthimos », présenté l’après-midi, semble écœurer certains festivaliers par son exubérance et sa méchanceté que certains jugent gratuite. Semblent tirer leur épingle du jeu « le Arnold » – que l’on essaiera bien vite de rattraper – et, dans la Quinzaine des Cinéastes, Les Fantômes de Jonathan Millet, thriller inspiré par la réelle traque de criminels de guerre syriens.
À l’agréable nous avons pu joindre l’utile, puisque cette longue attente nous a permis d’obtenir la place tant désirée, notre première soirée débutant donc avec le nouveau long-métrage de l’américain Paul Schrader, sélectionné en Compétition Officielle. Scénariste bien connu de Taxi Driver et réalisateur d’American Gigolo ou plus récemment de The Card Counter, il adapte ici le roman éponyme de l’écrivain canadien Russell Banks, décédé l’année passée. Schrader reconvoque Richard Gere quarante-quatre ans après American Gigolo ainsi que la nouvelle sensation Jacob Elordi pour que tous deux interprètent Leonard Fife, documentariste reconnu et loué pour ses engagements, à différentes époques de sa vie. Le film peut dérouter ceux qui s’attendaient à retrouver une structure classique de film-portrait, la narration s’ancrant avant tout sur un Leonard Fife vieilli et en phase terminale de cancer, qui conscient de sa fin prochaine, accepte de répondre aux questions de son ancien élève Malcolm (Michael Imperioli). La narration du film se cale alors sur les souvenirs brumeux et fragmentés de Fife, qui – en bon cinéaste – refuse de se plier aux exigences de son élève et entend bien agencer lui-même ses confessions. Oh, Canada explose les temporalités, alterne entre différents interprètes pour le même personnage, ou différents personnages pour le même interprète, rappelant la confusion paranoïaque ressentie devant The Father de Florian Zeller. En ce sens, le film échappe au reproche – presque poncif – parfois fait à Schrader de privilégier le scénario avant tout ; le film étant une mise en abime et s’ouvrant d’ailleurs sur une installation de plateau, les cadres s’y démultiplient, les couleurs alternent avec le noir et blanc, le grain de l’image varie selon les époques. Cette narration explosée est à double-tranchant : si elle restitue les tourments intérieurs de Fife qu’explorait – littérairement – Banks, elle peut avoir pour contrepoint de confondre. Et surtout, de ne dresser que des portraits allusifs de personnages secondaires qui auraient pourtant mérité d’être approfondis ; on pense à l’épouse, Emma, interprétée par l’excellente Uma Thurman. Leonard réclamant sans cesse sa présence pendant l’interview, l’on aimerait mieux sonder la singularité de cette femme par rapport aux (nombreuses) autres prétendantes de Fife, au-delà de sa rapide caractérisation de brillante élève ou d’infirmière dévouée. Le seul personnage réellement creusé, bien qu’il n’en soit pas pour autant facile à cerner, est bien celui de Leonard Fife. Lui qu’on découvre être un homme ayant fui ses responsabilités est ainsi une variation autour de la figure schraderienne de l’homme hanté par ses pensées et par la culpabilité. Mais Fife, campé par un Richard Gere au sommet de son art, est peut-être surtout rongé par la mort et la vieillesse. Lui qui s’est sans cesse dérobé par la fuite, qui excelle dans la séduction, qui a fait des événements du monde l’objet de son métier se retrouve en effet cloué à une chaise roulante, comme aussi figé que les personnes figurant sur les photographies qu’il analyse avec ses élèves. Oh, Canada est un film sur un homme regrettant que « ce qui reste de sa vie à présent, qui il est, n’est rien d’autre que ce qui se trouve dans son cerveau », une belle proposition non exempte de défauts mais qui a valu à son réalisateur quatre minutes d’applaudissements au Théâtre Lumière.
La Prisonnière de Bordeaux – Patricia Mazuy
Après une courte nuit de sommeil, c’est vers la Quinzaine des Cinéastes que nous nous dirigeons, pour le nouveau film de Patricia Mazuy, La Prisonnière de Bordeaux. Après le remarqué-mais-clivant Bowling Saturne en 2022, la réalisatrice française s’éloigne de la masculinité vers un scénario au féminin, co-signé par Pierre Courrège et François Bégaudeau. Dans les rôles principaux, elle convoque Isabelle Huppert (24 ans après leur collaboration sur Saint-Cyr) et Hafsia Herzi, qui partageront également l’affiche du prochain film d’André Téchiné prévu pour juillet 2024. La Prisonnière de Bordeaux, donc, c’est la rencontre et la singulière relation que nouent Alma (Isabelle Huppert) et Mina (Hafsia Herzi), deux femmes qu’a priori tout oppose. La première est une bourgeoise richissime, la seconde une jeune mère issue des classes populaires. Cependant, elles sont reliées par une chose : les visites au parloir qu’elles effectuent auprès de leurs maris, tous deux incarcérés dans la même prison. Alma propose à Mina de l’héberger presque instantanément après leur rencontre, initiant une forme d’amitié assez improbable loin de la présence masculine. L’intelligence de Mazuy est de ne tomber ni dans la peinture d’une sororité comme à même de dépasser tous les clivages de classe, ni dans une caricature d’opposition riche-pauvre. Certes, la richesse matérielle d’Alma est particulièrement ostentatoire, ou encore, le statut de femme racisée de Mina rappelé à maintes reprises. De même, elles s’opposent dans leur rapport au temps, Alma en disposant de trop, et Mina de pas assez. Mais en filigrane, la domination entre ces deux femmes qui s’appellent elles-mêmes des « co-détenues » n’est pas si unilatérale. C’en est à se demander qui est la prisonnière de l’autre, une ambiguïté rendue possible par la maestria des deux interprètes. L’une comme l’autre est capable de transcender chaque phrase qu’elle prononce par l’imprévisibilité d’un jeu proprement fascinant ; Huppert comme Herzi savent mêler tendresse, manipulation ou colère, leur co-présence suspendant tout bonnement à leurs lèvres. Éventuellement, on peut reprocher à Mazuy une certaine outrance scénaristique dans les largesses qu’Alma dispose pour sa codétenue, un jeu plus approximatif de certains personnages secondaires. Cependant, pour sa trame mélodramatique ponctuée d’accents et suspendue au magnétisme de ses actrices, La Prisonnière de Bordeaux vaut très certainement le détour.
Caught by the Tides – Jia Zhangke
Enfin, retour en Compétition Officielle avec Caught by the Tides, du cinéaste chinois Jia Zhangke. Pour sa 7e sélection en compétition, le réalisateur propose une épopée au cœur de la Chine, sur les années qui séparent 2001 et 2022. Des bouleversements économiques à l’entrée du pays dans l’OMC, des jeux olympiques de Pékin à la pandémie de Covid-19, Zhangke explore dans son nouveau film l’histoire récente de son pays. Son actrice fétiche, Zhao Tao, y interprète Qiaoqiao, héroïne éprise de Bin. Alors qu’ils vivaient tant bien que mal leur histoire au fil des danses, Bin fuit un jour vers une autre province, sans laisser de traces. La caméra de Zhangke suit alors Qiaoqiao, partie en quête de son bien-aimé. S’il n’est pas facile d’accès en termes de narration et de rythme, le film est un véritable bijou de mise en scène. Zhangke y explore de nombreux modes de procédés filmiques, les chants traditionnels semblant être des instants documentaires dérobés, l’écran d’un ordinateur rappelant le Broadway by Light d’un William Klein, un vieil homme faisant la publicité de son restaurant sur TikTok depuis un écran de téléphone. De fait, le film met aussi en tension dans ses scènes la modernité et la tradition, les vieux joueurs de carte devant des spots commerciaux pour des robots ultra-sophistiqués figurant à eux-seuls les deux visages d’une Chine inégalement convertie au capitalisme. À l’hétérogénéité des images s’ajoute donc l’hétérogénéité de leur contenu, le tout dans une mise en scène qui confine à la virtuosité. Les plans sont somptueux, la musique très présente et souvent déroutante, le visage de Zhao Tao captivant. Encore une fois, Caught by the Tides n’est pas le film le plus aisé à appréhender de la compétition, quelques départs de la salle en cours de route ayant pu être observés. Il demeure qu’un prix de la mise en scène apparaîtrait amplement mérité.
Esther VASSEUR