Une fenêtre. Un zoom, lent, qui ne nous paraît pas reproduire la vision d’un œil humain mais plutôt le mouvement d’une caméra, extérieure mais voyeuriste. Un homme, au centre du cadre, et à ses côtés, comme effacée derrière les reflets nimbant les vitres, une silhouette féminine fantomatique…
L’homme, Fernando, entame alors son récit ; « No work »1« Aucun travail », se désole-t-il, alors qu’il ne parvient plus à prendre en charge les frais médicaux de sa mère. Puis, en contrechamp se dévoilent ses deux interlocuteurs, Whitney (Emma Stone) et Asher Siegel (Nathan Fielder). L’air contrit, le couple s’enquiert des difficultés rencontrées par Fernando pour lui annoncer une bonne nouvelle : ils lui ont décroché un emploi dans le café local. Fernando sourit poliment, mais une forme de gêne se dégage de la situation, dont l’inauthenticité saute rapidement aux yeux. En effet, dans ses tentatives de compatir avec la souffrance de Fernando, Asher s’adresse soudainement à un autre protagoniste : « Can we actually not do this one ? I would like to say a different answer »2« Peux-tu enlever ce passage ? Je voudrais dire une autre réponse ». La caméra, jusqu’ici figée sur les visages, révèle alors ce qui était resté hors-champ : l’autre protagoniste, c’est Dougie (Benny Safdie), producteur de l’émission de téléréalité du couple. Et puisque que la réaction de mère de Fernando est plus discrète que ce qu’aurait pu être la parfaite séquence émotion qu’il avait anticipée, il s’avance vers elle pour lui injecter de fausses larmes dans les yeux. Après de timides protestations, le couple cède, et tente – dans de maladroits passages entre l’espagnol et l’anglais – de rassurer leurs interlocuteurs : « It’s a little TV magic for you… Estrella de cine! ».
Une scène introductive pour le moins déstabilisante, face à laquelle on ne sait jamais quelle réaction adopter entre le rire et le profond embarras ; voilà qui, précisément, annonce le ton des dix épisodes de THE CURSE. Cette mini-série est la nouvelle production du studio américain A24, dont les créations audacieuses obtiennent une grande reconnaissance critique et publique (Hereditary, Moonlight, Under the Skin), et dont la réputation de chef de file du cinéma indépendant n’est plus à prouver. En tête d’affiche, l’on retrouve Emma Stone, qui confirme l’inflexion de sa carrière vers des choix auteuristes et audacieux (en témoignent ses récentes collaborations avec Yórgos Lánthimos, La Favorite et Pauvres Créatures). À ses côtés, Benny Safdie et Nathan Fielder, à la fois interprètes et coscénaristes/coréalisateurs de la série. THE CURSE est ainsi l’occasion pour eux de conjuguer leurs styles respectifs tout en travaillant à ce qui serait leur obsession commune, nommément le perpétuel questionnement des frontières entre fiction et réalité. En effet, le cinéma des frères Safdie a eu recours à des procédés relevant d’une démarche naturaliste (tels que l’improvisation et la présence de comédiens non-professionnels), contribuant à amplifier une surtension caractéristique de leurs récents thrillers. L’hybridation entre la fiction et le documentaire est également le motif privilégié de l’œuvre, encore trop méconnue en France, de Nathan Fielder. Dans Nathan For You ou The Rehearsal, l’humoriste canadien se met lui-même en scène au cœur de fausses téléréalités, qui ont fait de lui l’un des représentants attitrés de la « cringe comedy »3Humour malaisant. Cet humour grinçant à base d’autodépréciation et de gêne, assorti d’une dimension méta, constitue certainement la quintessence du geste fielderien dont l’empreinte est très marquée dans THE CURSE.
Réalité, fiction, action !
THE CURSE signe l’incursion de Fielder dans la forme fictionnelle, puisque plutôt que de s’intéresser à une fausse téléréalité, il choisit ici une forme de « pure » fiction dont le sujet principal est le tournage d’une émission de téléréalité. La série se centre ainsi sur le projet télévisuel de Whitney et Asher, couple de philanthropes autoproclamés qui assure vouloir contribuer au bien-être de la communauté d’Española, ville du Nouveau-Mexique. Ils entreprennent ainsi une rénovation de grande ampleur des quartiers défavorisés via la construction de « passive homes », curiosités architecturales intégralement recouvertes de miroirs et soi-disant eco-friendly. La réhabilitation du quartier constituerait ainsi le cœur de leur show intitulé « Fliplanthropy », savoureux mélange de « philanthropie » et « house flipping » (pratique de rénovation immobilière dont la chaîne américaine HGTV s’est fait une spécialité). L’intrigue de THE CURSE s’articule autour des coulisses de ce projet, révélant aussi bien la défiance de la population locale que les travers des Siegel, progressivement rongés par l’obsession de leur image. Une obsession qui pousse Asher à donner un billet de 100 dollars à une petite fille (Hikmah Warsame) qui vend des boissons sur un parking, puisqu’il a conscience d’être filmé. Son hypocrisie éclate en plein jour lorsque, à peine la caméra éteinte, il demande à la jeune Nala de lui restituer le billet. Révoltée face à ce cynisme, celle-ci prononce la sentence qui donne son titre à la série, et qui fait basculer Asher vers une paranoïa absolument cauchemardesque : « I curse you! »4« Je te maudis ! ».
Un objet sériel qui brille par son étrangeté
Au-delà de son scénario assez singulier, THE CURSE détonne par rapport au paysage sériel actuel également par une mise en scène qui échappe à toute catégorisation sommaire. Le style Safdie/Fielder a en effet de quoi déstabiliser, entre scènes interminables, musique dissonante et choix de cadrages pour le moins inhabituels. Le cringe qui caractérise la série serait moins celui – franchement humoristique – de The Office que celui, plus acerbe et critique, que manie le réalisateur Ruben Ostlünd. Dans THE CURSE comme dans l’œuvre du réalisateur suédois double-palmé, l’inconfort découle de notre difficulté à appréhender moralement les situations mises en scène, qui sans cesse déclenche des sensations aussi ambivalentes que le rire et le malaise. Or, si l’on ressent la même gêne face à l’interaction entre un conservateur de musée et une jeune garçon immigré dans The Square et face à la réticence d’Asher à divulguer son code PIN à un habitant du quartier, c’est bien parce que l’on reconnaît – en partie – notre propre lâcheté dans les contradictions qui fissurent le progressisme revendiqué de ces personnages. De fait, l’impossibilité des Siegel à se conformer aux valeurs qu’ils affichent et à se déprendre de leurs préjugés renvoie le spectateur aux failles de sa propre boussole éthique. La série est en ce sens un objet ostlündien, une forme de support d’analyse privilégié des dilemmes inhérents à la posture du bourgeois de gauche. Au-delà de cette thématique résolument contemporaine, l’originalité de THE CURSE tient aussi aux influences que d’aucuns qualifieraient de « lynchiennes » de sa mise en scène. Tout comme Twin Peaks subvertissait le genre du soap opera, THE CURSE détourne la télé-réalité en flirtant avec le fantastique et l’horrifique. Le tempo arythmique des épisodes et la musique lancinante de John Medeski rappellent à plusieurs égards l’étrangeté de Twin Peaks : The Return, et l’allusion répétée à une prétendue malédiction suggère le surnaturel. Par ailleurs, la filiation de THE CURSE avec l’œuvre de Lynch réside dans leur volonté commune de sonder ce qui se cache derrière le vernis social, creusant l’abîme entre l’être et le paraître. La déformation des visages dans les miroirs et lors des séquences de générique matérialise ainsi l’univers sinistre qui réside derrière les apparences mondaines, à la manière du contraste entre l’ingénuité du visage de Laura Palmer (Sheryl Lee) et la noirceur des violences qui la cernent. Cette étrangeté semble se parachever dans le personnage de Dougie, dont l’opacité des motivations font de lui un être parfaitement fascinant, tantôt sympathique, tantôt inquiétant.
Après la forme, le fond. Si THE CURSE passionne, c’est aussi parce que l’interprétation de chaque scène n’est jamais fermée ou univoque, mais permet au contraire à chaque spectateur de faire son propre cheminement, investissant la série de ses propres angoisses et réflexions. Benny Safdie, en interview au Lincoln Center, compare l’épisode final de la série à un « tiroir de commode », qui n’aurait aucune poignée. Certes, il serait plus aisé que le fabricant en adjoigne une en plein milieu du tiroir, mais selon Safdie, cela ne finirait que par amenuiser la créativité de chacun . Au contraire, s’il n’y a pas de poignée, alors nous devons tâtonner, essayer par nos propres moyens d’ouvrir le tiroir, et c’est précisément ici que réside l’intérêt : nous stimulons notre imagination, notre intelligence, et traçons ainsi une voie d’interprétation proprement singulière. Cette métaphore s’applique en réalité à l’entièreté de la série, source inépuisable de cogitation cérébrale tant elle regorge de thématiques et de mystères non résolus. Ainsi, les diverses portes d’entrées, ou en termes safdiens, « poignées de tiroir » détaillées ci-dessous ne prétendent pas exhaustives, mais sont plutôt diverses tentatives d’approcher analytiquement cet étonnant objet sériel.
Réalité, téléréalité… porosité
Tout d’abord, dans une veine très fielderienne, THE CURSE peut être le support d’une réflexion autour de la téléréalité et de la porosité entre réalité et simulacre qu’elle met en scène. Plusieurs scènes dans la série témoignent de l’absence de toute spontanéité dans l’émission de Whitney et Asher. Si le couple est désireux de filmer les réactions des habitants à leur action philanthrope, ils recherchent moins l’authenticité que l’effet de spectacle : ainsi Dougie injecte de fausses larmes à la mère de Fernando, et l’artiste native Cara (excellente Nizhonniya Austin) répète machinalement une partition pré-écrite par le couple. Or, le couple se conçoit réellement comme de bons samaritains, et dès lors, ne paraît pas comprendre pourquoi les habitants du quartier n’accueillent pas avec enthousiasme la construction des maisons eco-friendly. Ce décalage perceptif est parfaitement restitué avant tout parce que la série, contrairement à la télé-réalité de Whitney et Asher qu’elle met en scène, s’assure de nous montrer les backstage du projet. De fait, de façon antithétique à un rythme téléréalistesque ultrarapide et narrativement linéaire, THE CURSE s’attache à divulguer les répétitions, les coupures, les préparations dans des séquences qui apparaissent (en comparaison avec la courte durée de la scène qu’ils cherchent à tourner) interminables. Et alors que la spontanéité de la vie est minutieusement effacée de leur téléréalité, la téléréalité, elle, s’invite dans leur quotidien. Cette impression est tout d’abord transmise par la mise en scène, qui multiplie les plans filmés à travers une vitre, dans le reflet d’un miroir ou encore dans des prises de vue qui ne paraissent pas être celles d’un œil humain. L’entièreté de leur existence semble ainsi cernée par des caméras de surveillance, et le couple lui-même finit par ne concevoir leurs interactions qu’au prisme de l’image que celles-ci renvoient d’eux.
L’on retrouve ici les obsessions de Fielder ; l’entrepreneur autoproclamé qu’il incarne dans The Rehearsal est si soucieux de maîtriser tous les cadres de l’interaction qu’il anticipe toutes les réactions possibles à une situation donnée, poussant sa volonté de contrôle à son paroxysme. Dans une certaine mesure, la centralité de cette thématique, celle de l’anticipation des situations sociales et de l’imparfaite adhésion réel à ces prévisions fait l’œuvre fielderienne un objet particulièrement goffmanien. Se référant au sociologue Erving Goffman, cet adjectif renvoie surtout ici à sa théorie des rites d’interaction. Selon Goffman, les relations sociales peuvent s’appréhender au prisme de la métaphore théâtrale : quand nous échangeons, nous performons certaines attitudes en vue de renvoyer une image choisie de nous-mêmes à notre interlocuteur. La vie en société est « ritualisée » au sens où il existe des attentes préexistantes à chaque situation qui nous permettent de mettre en place des stratégies : on vouvoie notre supérieur hiérarchique, on ne regarde pas dans les yeux un inconnu dans un ascenseur… Et pour Goffman, la gêne et la honte découlent précisément de ces situations où l’ordre usuel de l’interaction est rompu par un acteur qui n’agit pas conformément aux normes, ou bien quand le cadre de la situation n’est pas bien défini. Asher suscite fréquemment le malaise chez ses interlocuteurs précisément parce qu’il ne semble pas avoir intériorisé toutes les normes en vigueur, que ce soit par une saillie humoristique inappropriée chez le médecin ou lorsqu’il aborde sans aucun préalable le sujet pécuniaire avec Cara. Whitney, elle, est absolument terrorisée à l’idée que la mise en scène d’elle-même qu’elle propose soit ébranlée ; on la voit ainsi – en termes goffmaniens – perdre la face lorsque la cruauté de ses parents surnommés « slumlords » est abordée en interview.
L’une des scènes les plus mémorables de la série où cet enjeu de « mise en scène de soi » est représenté intervient dans l’épisode 3, Questa Lane. Whitney n’arrive pas à enlever son pull-over, dont la fermeture éclair est cassée, et demande à Asher de l’aider. La maladresse de ce dernier les fait beaucoup rire, et ils semblent partager un moment de complicité, une des rares lueurs de romantisme que la série laissera entrevoir au spectateur. Et de fait, Whitney saisit elle aussi la potentialité émotionnelle de cette situation : à la fois orchestratrice et spectatrice de sa propre vie, elle réclame ainsi à Asher de reperformer la scène, cette fois-ci devant la caméra de son iPhone. Celle-ci est si aliénée par son paraître qu’elle conçoit sa vie au prisme des likes Instagram qu’elle est capable de susciter, n’hésitant pas à user d’artifice pour obtenir l’approbation des autres. Dans le même plan-séquence se rejoue alors sous nos yeux la même interaction, qui ne suscite rien d’autre que de l’embarras tant elle est vidée de tout le charme qui infusait dans l’incident originel. Le couple finit d’ailleurs par se disputer à l’issue de ce reenactment, une issue bien moins attendrissante que celle qu’aurait pu avoir l’enlevage du pull initial.
(Mise en) scènes de la vie conjugale
Si cette scène est si intelligente, c’est aussi parce qu’elle symbolise très bien le délitement du couple Whitney/Asher qui progresse tout au long de la série. De fait, THE CURSE est aussi l’étude d’une relation fondamentalement asymétrique, ce qui apparaît en plein jour au fur et à mesure du tournage de leur téléréalité. Whitney semble avoir plus de mal à tolérer les moments de malaise suscités par les écarts d’Asher, un point que le réalisateur Dougie ne manque pas de relever. De fait, reprochant au show des Siegel d’être trop lisse, ce dernier prend un malin plaisir à instrumentaliser les failles du couple pour introduire plus de drama à son émission. Ainsi il pousse Whitney à cracher son venin face caméra, accolant sciemment ces confessions à celles d’un Asher entièrement obnubilé par sa femme. Or, si cette dramaturgie est poussée à bloc par Dougie, elle révèle chez les Siegel des affects jusqu’ici enfouis derrière un vernis de mondanités. La malédiction soi-disant lancée par Nala et la simulation téléréalitesque sont dès lors les catalyseurs de l’implosion du couple, THE CURSE mettant ainsi en scène les effets que peuvent avoir la fiction sur le réel. La paranoïa maladive d’Asher exacerbe toutes ses insécurités, aussi bien sociales – puisqu’il s’inscrit à un cours de prise de parole – que sexuelles, la thématique de son micropénis étant abordée à plusieurs reprises dans la série. En réalité, son investissement dans Fliplanthropy résulte surtout de sa volonté de matérialiser son amour pour sa femme. Whitney ne porte pas du tout une fascination de la même ampleur à son mari. Cyniquement, on pourrait même considérer qu’elle n’accorde d’intérêt qu’à la judéité de ce dernier, puisque cela apaise son complexe de blanche bourgeoise en lui permettant de se concevoir comme membre d’une communauté marginalisée. De fait, Whitney est rongée de l’intérieur par l’héritage de ses parents qui ont fait profit sur le dos de populations en situation de précarité. Cette quête de rédemption individuelle et sa complaisance dans son complexe de white savior l’obnubile tellement qu’elle oublie d’accorder de l’attention aux ressenti des autres, notamment dans son couple mais aussi dans son amitié (à sens unique) avec Cara.
Le brio des interprètes Fielder et Stone happe entièrement, tant leur jeu infuse de la complexité à ces personnages de prime abord détestables. En effet, au vu de leur narcissisme, de leur appât du gain et de leur absence de gratitude, il est souvent difficile d’être empathique avec Asher et Whitney. Mais chacun des deux se révèle plus subtil que la caricature à laquelle nous pensons avoir affaire, car ils ne sont pas de purs cyniques. De fait, ils sont presque contraints de croire à leur rôle de bienfaiteurs, sans quoi toute la persona – aussi bien privée que publique – sur laquelle repose leur projet comme leur couple s’effondrerait. Ou alors, peut-être est-ce seulement par habituation (phénomène sur lequel repose, précisément, la téléréalité), mais l’on se surprend parfois à ressentir de l’empathie pour l’un d’eux. Les performances des acteurs se situent en effet sur une ligne de crête, où l’on ne cesse de se demander si les Siegel croient réellement au bien-fondé de leur action ou bien s’ils arborent une hypocrisie crasse. Fielder est passé maître dans l’incarnation du loser gêné et gênant, la relative impassibilité de son visage et monotonie de sa voix rendant encore plus éclatantes les scènes où Asher perd son sang-froid, et s’enfonce dans le désespoir. Sa maladresse détonne avec l’hyper-contrôle du personnage incarné par Emma Stone, qui délivre ici l’une de ses interprétations les plus impressionnantes. Avec son grand sourire dont on ne sait jamais à quel point il est affecté, on comprend rapidement que Whitney ne cesse jamais de penser à la façon dont elle est perçue par les autres. Stone fascine en matérialisant jusque dans son corps la contradiction inhérente de son personnage, qui tout en souhaitant laisser place aux minorités ne cesse d’envahir l’espace. L’aisance avec laquelle elle s’introduit chez les autres ou se sert dans leurs assiettes fait écho au concept « d’expansivité ontologique » théorisé par Shannon Sullivan. La philosophe fait ici allusion à une modalité de la domination blanche s’exerçant via la « tendance à agir et à penser comme si les espaces pouvaient être à leur disposition », un désir de contrôle de l’espace parachevé dans le projet-même de construction des passive homes.
Un miroir tendu sur la gentrification
Les vitres réfléchissantes de ces maisons, plutôt que de se fondre dans le paysage d’Española, ne font que le déformer. Une métaphore absolument parfaite de la gentrification que le couple provoque tout en refusant de se l’avouer, Asher préférant parler du g-word. De fait, les Siegel adoptent un comportement paternaliste, imposent sous couvert de bonne foi leurs standards de vie. Convaincus de savoir mieux que les locaux ce qu’il faudrait faire pour réhabiliter le quartier, ils avancent à marche forcée, implantant café, boutique de jeans ou encore en régentant les habitudes de consommation des habitants. THE CURSE prolonge ici sa réflexion sur le thème de l’inauthenticité, dans la mesure où ces rénovations ont surtout pour but d’attirer de nouveaux venus via la projection d’une image idyllique à la télévision. Whitney se fait ainsi orchestratrice de cet eldorado factice, n’hésitant pas à présélectionner les acheteurs potentiels ou encore à payer des artistes autochtones pour qu’ils acceptent de soutenir sa cause. En réalité, l’impact de leur action est surtout de faire monter les prix et de déplacer les locaux, puisqu’aucun habitant du quartier ne peut acheter un logement aussi onéreux qu’une passive homes. La série retravaillant sans cesse l’ambiguïté de ses personnages, l’on ne sait jamais à quel point cet impact est conscientisé par les Siegel. Par exemple, s’ils tentent de proposer des emplois aux habitants les plus pauvres, ces jobs sont souvent temporaires. De même, si Whitney s’évertue à éloigner la police de la ville, c’est avant tout pour qu’Española se dote d’une réputation safe, collant davantage à l’image qu’elle s’est faite de son projet. Ici encore, le scénario se bâtit sur la dichotomie entre authenticité et simulation, en maintenant une forme d’opacité sur le degré d’hypocrisie de ses protagonistes.
De fait, si l’image qu’ils ont d’eux-mêmes est déformée (à la manière de leur reflet dans les multiples miroirs), peut-être que le point de vue le plus juste à explorer serait celui des autres personnages forcés à les côtoyer. À titre d’exemple, pour Nala et son père Abshir, les Siegel ne se conçoivent qu’au prisme de l’intrusion dans le foyer, la mise en scène adoptant même les codes du thriller horrifique pour restituer leur sensation. Une autre perspective extrêmement intéressante dans la série est celle de Cara, artiste native engagée. Par ses œuvres, elle entend visibiliser la souffrance de la communauté à laquelle elle appartient, ce qui ne manque pas d’attiser l’intérêt de Whitney. Désireuse d’obtenir la validation de Cara pour laver son action de tout soupçon, elle multiplie les invitations et les louanges, ce alors-même qu’elle ne semble pas comprendre la portée de l’œuvre de l’artiste. C’est en voyant la façon dont son travail peut être décontextualisé que Cara entame une grande remise en question, qui n’est pas sans rappeler les états d’âme du personnage de Detroit (Tessa Thompson) dans le film Sorry to Bother You. De fait, les deux femmes artistes sont placées face au même dilemme : à quoi bon produire un art contestataire s’il a pour finalité d’être acheté par de riches bourgeois blancs, non peu fiers de le faire trôner au milieu de leur salon ? Le profit économique que ces ventes représentent est-il vraiment une compensation satisfaisante ? Si la voie finalement choisie par Cara semble particulièrement pessimiste, sa trajectoire a le mérite de nous interroger sur la difficulté à vivre au cœur de paradoxes, et plus particulièrement celui qui se niche entre nos engagements et notre situation objective.
Et la malédiction s’abat
De fait, toutes les contradictions et complexités que nous avons évoquées se nouent au cours de la série. S’il est au départ difficile d’appréhender cet objet sériel non identifié, l’on finit non seulement par accepter, mais même par être proprement captivés par les dilemmes qu’elle tisse, le malaise qu’elle suscite, les personnages qu’elle compose. La tension et le mystère se renforcent au cœur de 10 épisodes tous passionnants, et ce jusqu’à un final qui restera dans les mémoires. Le réalisateur Christopher Nolan a eu beaucoup de mots élogieux pour THE CURSE, qui selon lui a révolutionné le médium télévisuel, atteignant des sommets auxquels très peu de séries ont accédé. Il cite à cet égard Twin Peaks, une comparaison qui vient à l’esprit au vu du dénouement que beaucoup qualifient de lynchien. En effet, THE CURSE ne se laisse pas encapsuler, et comme le rappelle Safdie avec sa métaphore du tiroir, c’est bien la liberté dont chacun dispose pour investir la série de ses propres interprétations qui en fait la richesse. L’une des pistes à creuser (qui n’engage que l’autrice de cet article) pourrait être celle de l’impasse dans laquelle leurs insécurités respectives placent Asher et Whitney. En l’occurrence, chacun incarnerait une émotion réflexive – la culpabilité et la honte – pouvant être suscitée par leur complexe de bourgeois de gauche antiraciste. Whitney est rongée par la culpabilité, celle d’être la fille de promoteurs véreux – slumlords – qui n’ont pas hésité à faire profit sur le dos de communautés précaires. En ce sens, c’est moins d’elle en tant que personne que de faits et d’actes dont elle essaie de se dédouaner ; dès lors, toute la série illustre sa volonté de réparer et de racheter sa conscience. Asher, lui, métaboliserait davantage la honte ; par rapport à la culpabilité, la honte regarde moins envers un acte commis qu’envers l’individu tout entier. L’être honteux est si peu à l’aise qu’il ne peut envisager que d’essayer de devenir quelqu’un d’autre, voire… de disparaître. Dès lors, la Curse du titre est peut-être tout autant celle que Nala jette à Asher que l’insécurité que portait irrémédiablement en lui chacun des personnages.
Esther VASSEUR
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