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SANS FILTRE, marqué par la mort en août 2022 de Charlbi Dean, est une œuvre politique qui souhaitait gratter le vernis social pour en faire imploser tous les rapports de pouvoir. Acclamée par le public cannois, le long-métrage se révèle finalement moins subversif que prévu…
Après avoir infiltré le monde de la mode dans The Square, le réalisateur suédois Ruben Östlund s’intéresse à la marchandisation des relations humaines et aux rapports de genre dans SANS FILTRE. Le long-métrage, distingué de la Palme d’Or à Cannes, s’intéresse à Carl (Harris Dickinson) et Yaya (Charlbi Dean), un couple de mannequins invités sur un yacht pour une croisière de luxe. En trois chapitres, le réalisateur aborde les rapports de pouvoir, de classe et de genre pour les faire exploser.
Ruben Östlund s’inscrit ainsi dans une tradition qu’il avait lui-même débuté avec The Square, Palme d’Or 2018 et dans laquelle Parasite, Palme d’Or 2019, s’inscrivait pleinement avec sa représentation de la lutte des classes en Corée du Sud. La hiérarchie sociale s’incarnant dans l’espace se retrouve ainsi dans SANS FILTRE qui en reprend les principes pour son deuxième chapitre sur le yacht : les clients bronzent sur les pontons tandis que les employés restent dans les étages inférieurs du bateau.
Quand Östlund perd le mojo
SANS FILTRE ou The Triangle of Sadness dans sa version originale s’articule en trois longs segments qui se veulent être un rise and fall de la bourgeoisie. Une situation micro-sociale dans laquelle, poussés dans leurs vicissitudes outrancières, les riches, les dominants, viendraient à perdre leurs privilèges et à devoir finalement se reposer sur le prolétariat. Finalement ils se rendraient compte du caractère inamovible des petites mains qui œuvrent dans l’ombre pour leur permettre de vivre une vie d’outrances luxures et de gourmandises tels des Tony Montana légaux.
Le problème majeur s’inscrit dans le propos – qui est louable ne le contestons pas – mais c’est bien la trop grande simplicité que Östlund va mettre dans l’écriture. Les ficelles sont simples pour ne pas dire simpliste, l’histoire d’une linéarité plate, trop plate pour ressentir quelconque émotion ou jouissance dans ce qu’il s’y déroule. Les personnages sont intéressants, à la limite du sous-jeu notamment le couple Harris Dickinson – Charlbi Dean (qui nous a malheureusement quitté dans la fleur de l’âge), qui jouent un couple d’influenceurs à la Emrata sans relief, lisses, certes ridicules mais si mal développés. Ce manque d’écriture, de caractérisation des héros du film font qu’ils passent complètement à travers le film et qu’importe ce qu’il peut leur arriver, on ne croit pas à leur amour. Quand Carl (Harris Dickinson) commencera une idylle avec Abigail (Dolly De Leon), Yaya (Charlbi Dean) n’en aura finalement cure de perdre son copain pour une autre. C’est le souci majeur du film, le développement des acteur.rices qui ne leur permet pas de mettre à profit leur talent car ne nous trompons pas, ces comédien.nes sont très talentueux.euses. Le seul qui semble réellement surnager dans cet océan de non-jeu est l’inénarrable Zlatko Buric (Dimitry) qui était Milo le Serbe dans la trilogie Pusher de Nicolas Winding Refn et qui se permet des folies dans SANS FILTRE et crève l’écran notamment durant le segment sur le yacht dans une scène de fin du monde aux côté d’un Woody Harrelson en roue libre totale mais qui a du sens étant donné la situation.
Entre l’amour et le pouvoir, il faut choisir
Pour autant, le manque de caractérisation des personnages peints par Ruben Östlund constitue également la richesse du film. A travers eux, ce ne sont pas des individus que le réalisateur met en scène mais des concepts auxquels il donne vie. Grâce à ses nombreux protagonistes, il réussit ainsi à explorer la marchandisation des relations humaines et les rapports de pouvoir dans les relations hétérosexuelles. Dès lors, Vera (Sunnyi Melles) n’est pas seulement la richissime cliente plutôt embarrassante mais aussi le symbole d’une ignorance qu’ont les riches de la vie quotidienne. Face à elle, le gentil vieux couple représente un paradoxe à travers les valeurs contradictoires qu’ils véhiculent. Mais les deux concepts les plus intéressants sont ceux incarnés par les deux acteurs principaux.
Devant la caméra de Ruben Östlund, Charlbi Dean n’est pas seulement Yaya. Elle incarne également une mannequin sublime qui a pleinement conscience de la valeur économique de sa beauté. De la même manière qu’Emily Ratajkowski, la jeune femme a pleinement conscience que son succès est éphémère et périssable. Son corps n’est pas vraiment le sien mais celui des autres qui se l’approprient dès l’instant où ils lui donnent de la valeur. Harris Dickinson, quant à lui, représente les mannequins hommes dont la valeur économique est trois fois plus faible que celle de leur compagne et qui tentent désespérément de ne pas tomber dans un schéma traditionnel des relations hétérosexuelles. En écho avec l’une des scènes d’ouverture, la troisième partie de SANS FILTRE crée un parallèle avec le discours de Yaya qui explique avoir conscience que lorsque sa carrière sera terminée, elle devra épouser un homme riche : une possibilité qui n’existe pas pour les mannequins hommes comme Carl.
Ruben Östlund n’hésite pas à renverser ce préjugé en vendant le corps du jeune homme à Abigail sur l’île afin qu’il ait accès à de la nourriture. Inhabituelle, cette relation apporte également à Carl une modernité qu’il recherchait dans sa relation avec Yaya où les rapports de force sont renversés, dépassant ainsi quelque chose de purement transactionnel. Pendant ce temps, Yaya qui était à l’apogée de sa beauté sur le bateau, a conscience de la valeur économique inexistante de son physique désormais abîmé par la vie sauvage. Mais si Ruben Östlund aurait pu aborder cette thématique de façon subversive, il s’inscrit malheureusement dans une approche traditionnelle de la beauté : celle des femmes se déprécie au fil du temps tandis que la valeur de celle des hommes continue d’augmenter tout au long de leur vie. Qu’il s’agisse de George Clooney ou de l’employé plus âgé sur le pont du bateau, leur beauté ne se déprécie pas avec le temps, au contraire. Malgré une ambition subversive, Ruben Östlund inscrit pleinement son propos dans un héritage patriarcal qui entraîne la disparition des femmes de plus de 40 ans.
Pour autant, le film se veut être une comédie, acide et sans concession de la bourgeoisie. Très bien accueilli par l’intelligentsia cinématographique, Östlund reçoit sa deuxième Palme d’or à Cannes en 2022 grâce à lui. Nous pouvons remettre en question l’aspect réellement dérangeant du film s’il a été adoubé par studios, journalistes et jurés mais aussi par les instances de Cannes qui sont très frileuses quand on parle politique et notamment luttes sociales. Alors oui, on voit des bourgeois mourir, on note un relatif renversement des codes de classes avec la prise de pouvoir d’Abigail et l’instauration d’une dictature du prolétariat à la Lénine mais est-ce vraiment le cas ? Finalement Abigail ne prend pas le pouvoir car elle ne veut plus de la domination de la bourgeoisie ou même du patriarcat, elle va elle devenir la dominante et opprimer les autres dans cette micro-société. Les codes s’inversent mais elle ne met pas fin à l’oppression sociale, elle se l’approprie pour mieux la reproduire à son avantage.
Certes on pourrait dire que la prolétaire a pris le pouvoir et domine la bourgeoisie mais cette situation peut rappeler la montée en puissance des oligarques russes dans les années 1990, Abigail concentre et accumulent les richesses pour sa propre consommation et ne va pas les redistribuer : pour cela il faudra lui accorder des faveurs sexuelles, écraser les autres, elle divisera les clans pour mieux les soumettre et fera toujours passer son plaisir avant celui des autres. Finalement de Lénine elle sera plus proche de Staline.
Que reste-t-il de nos amours, la subversion et les beaux jours ?
Ce caractère anti subversif du film est frappant car il va à l’encontre du cinéma antérieur du cinéaste. The Square par exemple, chef-d’œuvre absolu, qui reçut la Palme d’or en 2017 utilisait les codes de la société bourgeoise, d’une bourgeoisie à la fois sociale, économique mais aussi culturelle. Plus compliqué à traiter de prime abord, The Square est une film profond qui questionne la légitimité de l’Art contemporain – sujet au combien intéressant tant il est remis en cause – mais aussi le rapport à la limite de l’art, à la violence de classe à travers des allégories et des coups de maîtres de mise en scène magistraux – pensons notamment à la scène du banquet et l’invité surprise. The Square s’est immédiatement inscrit comme un film à part grâce à son propos profondément antisystème sans jamais tomber dans un militantisme gauchiste de niche, mais aussi par sa maîtrise absolue du rythme, de la nuance, de l’écriture et d’une mise en scène proche de la perfection. Le problème de SANS FILTRE est d’une part qu’il souffre de la comparaison de son illustre prédécesseur mais aussi que Östlund a semblé avoir perdu une forme de tact pour livrer un pamphlet assez immature et outrancier pour rien – en somme la montagne a accouché d’une souris.
On peut légitimement se demander ce que Östlund cherchait à montrer avec ce film, choquer pour choquer peut-être mais le personnage a prouvé qu’il était au-dessus de ce genre de prétention bas du front. Malheureusement l’impression générale que l’on ressent en sortant de la séance c’est d’avoir passé 2h30 avec un réal bourgeois post soixante-huitard qui s’est évertué à se convaincre lui-même qu’il était encore dans une certaine pureté révolutionnaire. On pourrait lui répondre que « Eat the richs » oui bien sûr et même avec plaisir, mais vu son film et son parcours il ne sera surement pas dans le camp dans lequel il aspire à être le jour du soulèvement.
Qui sont les coupables ?
Le dégueulasse il y en a qui aiment bien sûr, quand c’est bien dosé, quand c’est bien fait, bien amené. Quel cinéphile aguerri un brin bobo-intello ne s’est pas extasié sur les scènes scato de Salo de Pasolini ou de l’horreur orgiaque de la Grande Bouffe de Ferreri. Même pour le plus émétophobe d’entre nous, une scène purement dégueulasse peut-être intéressante, répugnante certes, mais drôle ou alors profondément politique. Pour autant, le cinéaste a choisi une simplicité qu’on qualifierait d’assez crade en articulant bien 10 minutes du film sur les hôtes qui gerbent à foison sur tout et sur n’importe quoi, en jet, en explosion, presque volcaniquement. Ces effusions de vomi sont très très pénibles à regarder car elles arrivent – sans mauvais jeu de mot – entre la poire et le fromage sans qu’il n’y ait quelconque intérêt scénaristique autre que « ohlala, regardez, c’est le bordel, du coup on va couler ». A mon sens, c’est bien à ce moment-là que l’œuvre passe du film assez chiant sans être vraiment méchant au délire malsain et crade de son réalisateur. Choquer au cinéma c’est un levier important et nombre de films sont violents ou sales pour amener quelque chose, mais ici il n’y a rien. Alors certes on peut y voir une destruction de l’habitus bourgeois bourdieusien avec la fin du contrôle de soi et de son apparence chère à cette classe mais cette justification est assez faible pour expliquer le tournant majeur du film.
Cette scène, comme les scènes suggérées de sexe entre Abigail et Carl – qui se fait d’ailleurs slutshamer par les autres hommes de la communauté – se voudraient choquantes, destructrices des codes, violente pour les petits bourges de cinéphiles mais il semblerait qu’Östlund ait raté son pari parce que les films qui critiquent réellement et de manière acerbe la classe dominante ne sont pas vraiment adoubés par celle-ci et encore moins dans le plus renommé et le plus chic festival de cinéma du monde avec la récompense suprême. Östlund a voulu jouer l’anarchiste mais il semblerait bien que son cinéma et a fortiori SANS FILTRE ne soit qu’un miroir brossant dans le sens du poil la bourgeoisie en leur livrant une œuvre cathartique. Un film de bourgeois, fait par un bourgeois pour les bourgeois. Il est facile de dire que ce film est un brûlot ou un pamphlet de classe quand celui-ci semble finalement n’être qu’un cinéma doudou pour l’élite intellectuelle bourgeoise, pour le petit monde de la critique qui se retrouve dans les salons privés de la Mostra ou dans les projections privés du VIIIe arrondissement. C’est toujours agréable de voir des bourgeois plus bourgeois que nous s’en prendre plein la gueule. Ça nous fait dire qu’au fond, c’est pas nous les méchants.
Derrière une réputation subversive, SANS FILTRE cache en réalité un propos politique faible. Dans des univers où toutes les valeurs se confondent, le long-métrage prend le parti d’une critique sociale aux inspirations trash dans l’ambition de renverser les rapports de pouvoir, qu’ils soient de classe ou de genre. Mais avec un cynisme parfois vulgaire qui ne fait finalement pas rire grand monde, Ruben Östlund vide son film de toute portée politique et enfonce parfois des portes ouvertes. Plus que son propos politique, on retiendra finalement de cette Palme d’Or la réputation de Ruben Östlund comme étant celle d’un réalisateur, doublement récompensé, qui dérange et pousse son public à se poser des questions même si celles-ci restent superficielles. Comme quoi, dans les rapports de pouvoir tout comme dans le cinéma, mieux vaut parfois ne pas se fier aux apparences.
Etienne Cherchour & Sarah Cerange
• Réalisation : Ruben Östlund
• Acteurs : Harris Dickinson, Charli Dean, Woody Harrelson, Dolly De Leon
• Date de sortie : 28 septembre 2022
• Durée : 149 minutes