Le dernier film de Jacques Audiard, EMILIA PÉREZ, crée une controverse internationale. Il met en colère les mexicains qui voient sa représentation de leur pays comme approximative et même insultante. Mais est-ce qu’une comédie musicale a le devoir d’être réaliste ? D’ailleurs, est-ce qu’elle peut l’être ?
Un record : EMILIA PÉREZ, la comédie musicale sur un homme de la drogue au Mexique qui change de sexe, est en lice pour 13 Oscars. Filmé en France et non au Mexique, intégrant un seul acteur d’origine mexicaine, abordant des sujets complexes comme la violence des cartels ou la transsexualité, le film provoque un scandale dans ce pays. À la suite de sa sortie, on voit fleurir au pays des manifestations, des campagnes sur les réseaux sociaux, des boycotts.
Parmi les critiques, Rodrigo Prieto, un directeur de la photographie venu du Mexique qui travaille à Hollywood, s’attaque au manque d’authenticité du film. Cependant, on peut avancer l’idée que EMILIA PÉREZ ne fait rien d’autre que de respecter un des principes de la comédie musicale : la suspension consentie de l’incrédulité. Autrement dit, une comédie musicale compte sur notre capacité à rentrer dans un monde irréel.
Un pacte avec le réalisateur
Tout comme les films d’horreur dans lesquels le public accepte des idées aussi loufoques qu’un homme qui se transforme en loup ou un monstre fusillé et enterré qui renaît pour la gloire de la franchise, les comédies musicales reposent sur un pacte entre réalisateur et spectateur. Si on veut se perdre dans un film de ce genre, il faut adhérer à son irréalisme. Dans la vraie vie, personne ne pousse une chanson chorégraphiée dans la rue, mais dans une comédie musicale, une telle invraisemblance fait partie des conventions.
Cela n’était pas toujours le cas. Au début du genre, né avec le son en 1927, ces films présentent souvent leurs numéros musicaux comme faisant partie d’un spectacle auquel certains personnages assistent. Ainsi, les chansons et la danse restent hermétiquement scellées dans un cadre de divertissement professionnel. Dans les films de cette époque, quand un numéro sort de ce milieu, il ressemble à un rêve, détaché du monde réel.
L’évolution d’un genre
Petit à petit, grâce aux micros et aux caméras devenues plus mobiles, la comédie musicale s’offre l’option de sortir du studio et montrer la vie en dehors. On va dans les rues, dans les parcs, dans les immeubles et quand on ne sort pas, on construit ces décors plus réalistes à l’intérieur. Murs réels ou en carton-pâte, ces nouveaux lieux de la comédie musicale obligent les acteurs à pousser la chansonnette d’une façon faussement improviste. On chante en marchant, la musique d’un orchestre surgit de nulle part, des passants commencent à danser.
Voici, donc, la suspension consentie de l’incrédulité grâce à laquelle le public se met d’accord pour croire à la version de la réalité portée à l’écran. Même quand l’action a lieu dans un endroit fermement ancré dans notre monde, on accepte que la comédie musicale nous oblige de suspendre notre incrédulité. Sinon, comment prendre plaisir quand Catherine Deneuve et les autres interprètes de Les Parapluies de Cherbourg (1964) chantent au lieu de parler dans cette ville normande, ou quand, dans Grease (1978), des lycéens font chœur spontané pour accompagner Danny et Sandy sur « Summer Loving » ?
Une réalité déformée
Certes, EMILIA PÉREZ est une comédie musicale qui met en avant des éléments de la vraie vie, tout comme West Side Story (1960 & 2021) ou La La Land (2016), mais il reste, en fin de compte, une vraie comédie musicale. Ainsi, son but n’est pas de refléter une réalité, mais plutôt de faire rentrer le public dans une irréalité.
Cette ambition s’annonce dès le début du film, quand Audiard nous livre un numéro ambitieux lors duquel des gens « ordinaires » chantent et dansent avec une énergie débordante dans des rues commerçantes d’un quartier populaire.
Jacques Audiard aurait pu faire un film dur sur les vrais problèmes de la vie au Mexique. Un Prophète (2005) et De battre mon cœur s’est arrêté (2009) montrent qu’il en aurait été sans doute capable. Mais il a choisi de réaliser une comédie musicale et de respecter les règles de ce genre. EMILIA PÉREZ est l’œuvre d’un artiste, pas un documentaire.
Andrew TAYLOR
Andrew Taylor est professeur de culture et de civilisation américaine à l’école de management Audencia. Ses enseignements couvrent des sujets tels que l’aspect géopolitique des films et séries, l’histoire de l’industrie hollywoodienne, et les divers genres de cinéma.
Cet article a été publié suite à une contribution d’un·e rédacteur·rice invité·e.
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