Dernière étape de notre rétrospective Clint Eastwood avec les années 2010 et des films qui prouvent à quel point il reste un metteur en scène important.
Comme si le temps n’avait pas de prise sur le visage paysagé de Clint Eastwood, ce dernier aborde les années 2010 non plus pied au plancher mais en revenant à un rythme de croisière malgré tout impressionnant. S’il frôle parfois l’académisme, le réalisateur n’hésite pas à se remettre en question sur des thématiques obsédées par la mort ou purement historiques. Sur six films, un seul n’est pas un biopic (Au-Delà) et reste, par ailleurs, son plus faible pour la période. Hasard ou coïncidence ? Quoiqu’il en soit, à partir de cet échec, Clint ne sortira pas d’un genre dans lequel il entrevoit la seule alternative pour raconter ses histoires. Et si l’exercice peut avoir ses limites, il n’hésite pas à les repousser en faisant jouer la troupe de Broadway de Jersey Boys dans l’adaptation éponyme, et plus encore, en recrutant les protagonistes de l’histoire ayant servi de base au film Le 15h17 pour Paris. Pour ce dernier, le réalisateur n’hésitera pas non plus à convoquer les témoins (infirmières, passagers) dans une sorte de catharsis sur grand écran. Pas vraiment une première (Audie Murphy ou plus récemment Howard Stern l’ont fait) mais une décision singulière. Parallèlement, la mise en scène de Clint, son style et sa technique évoluent également.
Plus nerveuse (American Sniper) et aventureuse (le défi technique de Sully en Imax), il n’hésite pas à se séparer de son monteur attitré depuis 1977 (Joel Cox) et mise sur le jeune et inexpérimenté Blu Murray pour donner de l’énergie à Sully. En se débarrassant du superflu, Clint revient à l’essentiel, et rompt avec le ronron un tantinet mécanique que certains critiques commençaient à percevoir dans son cinéma. Toujours droit face à la polémique de American Sniper, ce film lui permet également de signer son plus gros succès au box office… à 85 ans ! Absent de ses réalisations en tant qu’acteur (hormis une apparition non créditée dans American Sniper) mais devant la caméra pour son pote coproducteur Robert Lorenz (Une Nouvelle Chance, 2012), le comédien ajoute alors un rôle peu essentiel à la suite de Gran Torino mais symptomatique. Comme s’il ne pouvait finalement convenir d’une telle sortie, Clint Eastwood vient donc d’annoncer son possible retour en tant qu’acteur (et réalisateur) sur un projet alléchant, The Mule, où il jouerait un passeur de drogue nonagénaire. Une histoire vraie, évidemment.
2010 – AU-DELÀTitre original : Hereafter
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Quelle mouche a donc piqué Clint Eastwood ? En croisant le destin de trois individus confrontés à la mort, le script semble d’abords du cousu main pour M. Night Shyamalan, voire un Claude Lelouch new age période La Belle Histoire. Le début du film nous conforte dans cette opinion avec une reconstitution impressionnante du tsunami de 2004 et la journaliste Marie (Cécile de France) qui survit à une expérience de mort imminente conclut par la fameuse lumière blanche au bout du couloir. Mais où sommes nous ? La suite est au diapason et alterne les belles séquences (le segment américain principalement) et d’autres plus anecdotiques (les scènes parisiennes). Les allusions au “surnaturel” ou à “l’au-delà” ne sont pas les préoccupations majeures d’Eastwood qui se concentre sur le destin de George (Matt Damon, très bon) dont la capacité à pouvoir communiquer avec les morts est vécue comme un fardeau, le tenant ainsi éloigné du monde des vivants, prisonnier d’un don devenu malédiction. Cet arc narratif est de loin le plus passionnant et nous offre un vrai moment d’émotion lors de sa rencontre avec le jeune Marcus qui ne souhaite qu’une chose, parler une dernière fois avec son frère jumeaux décédé après un accident. Trois destins croisés, qui se rencontrent au détour d’un film imparfait, limite fumeux, mais sobrement filmé et qui permet à Eastwood d’aborder plus longuement que l’expérience télévisuelle de Vanessa in the Garden (lui aussi sur l’au-delà) le genre codifié du fantastique et de regarder une nouvelle fois la mort en face. Pas de quoi fouetter un chat. Rien de répréhensible non plus. |
2011 – J. EDGARTitre original : J. Edgar
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Film curieux, J. EDGAR nous parle autant de l’ancien patron du FBI que du cinéaste lui-même. L’air de rien. Ni thriller, ni pensum politique, le film navigue entre les genres avec, au centre, le versant le plus sentimental du cinéaste. En scrutant ce personnage complexe, bourré de frustrations et d’obsessions diverses, Clint Eastwood nous parle une nouvelle fois de l’Amérique par le prisme de l’une de ses icônes les plus ambigües, tour à tour, monstrueux et pathétique. Leonardo di Caprio est impressionnant dans sa capacité à virevolter dans le grand huit émotionnel de son personnage. À la lisière de ce qu’il fit dans The Aviator (où il campait Howard Hugues, autre “monstruosité” obsessionnelle et déséquilibrée), démiurge inaccessible et incapable de montrer la lueur d’un sentiment profond, il incarne le symbole d’une Amérique pas si éloignée du présent. Si le film peut paraître très académique, son traitement et ses aspérités (notamment sur la sexualité de Hoover) s’autorisent un regard glacial sur le personnage, à la fois fascinant par tant de pouvoirs et ignoble par la folie qui en émarge. Un terrain de jeu entre ombre et lumière qui sied parfaitement à un cinéaste qui s’en est fait une marque de fabrique tout au long de sa carrière. |
2014 – JERSEY BOYSTitre original : Jersey Boys
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Il faut le dire, JERSEY BOYS est un film impeccable, rutilant mais un peu engoncé et futile. En nous plongeant dans l’histoire de ces quatre copains qui fondèrent les Four Seasons, groupe mythique des années 60 de l’autre côté de l’Atlantique, le vintage ruisselle et donne au film ce côté rétro naphtaline renforcé par une réalisation qui ne s’écarte que trop rarement de la comédie musicale originale dont le script est tiré. Les acteurs du film sont les mêmes que sur la scène de Broadway ce qui confère à l’ensemble une unité et une cohérence qui entraîne les numéros musicaux sur un tempo un peu trop bien réglé. Une douce nostalgie en ressort. Le bonheur de retrouver Christopher Walken dans un rôle décent et dansant, et cette façon, sinueuse, du réalisateur de ne pas vraiment traiter son sujet. Clint Eastwood préfère en effet appuyer sur le deuil et les regrets, le sens du sacrifice et la mélancolie amère qui drape les personnages. Cette façon de creuser le matériel brut de départ donne au film le relief nécessaire pour échapper aux clichés habituels. Pas forcément de quoi convaincre totalement. |
2015 – AMERICAN SNIPERTitre original : American Sniper
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Voici un film qui divisa la critique et le public. Même si le succès de AMERICAN SNIPER sera considérable, notamment aux États-Unis où il battra des records, la polémique soulevée par le héros du film, Chris Kyle, considéré comme le sniper ayant le plus de victimes au compteur, associera ses actes à une moralité que beaucoup penseront partagée par le réalisateur. Pourtant AMERICAN SNIPER est loin d’être un film simple ou simpliste. Si certains verront dans le film une apologie de la guerre ou de cette violence légitimée, un monument au “héros” salaud national, le film joue d’une ambiguïté à la fois terrible et désespérée. À ce titre, la scène introductive est primordiale. Quand le père de Kyle sépare les individus en loups, en brebis et en chiens de berger, tout est déjà là. En souffrance. Le soldat Chris Kyle fera le sale boulot. Celui pour lequel il a été formé après le 11 septembre. Celui pour lequel il excelle (on pense au Capitaine Conan de Bertrand Tavernier). Peut-on alors parler d’héroïsme dans une guerre aussi dégueulasse ? L’interprétation de Bradley Cooper (également producteur) est impressionnante. Sa transformation physique également. Habité par son rôle, il confère au patriotisme une touche de dévotion désincarnée, à la lisière de la folie pure, de la tension maximale. Destin tragique et ironique, on pourra tout aussi bien le regarder comme le symbole d’une nation paumée dans ses mauvais choix. A 84 ans, Clint Eastwood nous sert une mie en scène impressionnante de nervosité, d’une force redoutable, démontrant toute la vitalité de son cinéma et dont on regrettera uniquement l’épilogue à base d’extraits d’archives. De l’enfer du champ de bataille à l’intimité d’un couple construit sur des ruines, le film dépasse le simple cadre de la guerre en Irak pour nous montrer l’incroyable conditionnement d’un soldat abandonnant une partie de son humanité au drapeau de son pays. Chris Kyle est-il un héros ? Une victime ? Un symbole de propagande ? En écho de son diptyque Mémoires de nos Pères / Lettres d’Iwo Jima, le film n’avance pas de réponse. Il provoque le questionnement et laisse le spectateur décider seul. Si les positions politiques privées de Clint Eastwood alimenteront la machine, le simple fait qu’il reprit, une fois n’est pas coutume, un projet longuement élaboré par Steven Spielberg (qui n’a pas la réputation d’être un franc-tireur facho) et surtout la sortie de son film suivant, Sully, allait mettre en perspective cet inconfortable AMERICAN SNIPER. |
» Tout est sans précédent jusqu’à ce que ça arrive pour la première fois… » (Sully)
2016 – SULLY
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Après avoir vu SULLY, il est impossible de regarder American Sniper de la même façon, et inversement, tant les deux films se répondent de façon diamétralement opposée. On touche ici à une certaine logique de la filmographie de Clint Eastwood où bien souvent un film se fait l’écho d’un précédent, remettant toute tentative de démonstration en perspective (Mémoires de nos Pères / Lettres d’Iwo Jima, L’Échange / Gran Torino). Et dans ce cadre, étroit, difficile de faire plus différent que Chris Kyle et Chesley Sullenberger. L’un était un sniper, l’autre un pilote de ligne. Pour l’Amérique tous deux sont des héros post 11 septembre, un traumatisme auquel se réfère largement les deux films, l’un en proposant des images de l’attentat pour convaincre son protagoniste de s’engager, l’autre en faisant survoler New-York par un avion en perdition dans une mise en image (abîme) effrayante. Et si Kyle aura sauvé des vies en assassinant, Sully posera d’urgence le vol 1549 de l’US Airways sur le fleuve Hudson, en plein hiver, dans une manœuvre encore jamais réussie. Mais voilà, Sully va rapidement être interrogé sur ses choix et le faire douter de ses propres décisions. Bien qu’il n’y ait pas eu une seule victime, a-t-il pris la bonne décision ? En bref, a-t-il eu de la chance ? En décortiquant l’histoire, les doutes et les questionnements du héros, en montrant une administration retord, prête à tout pour rejeter la faute sur le pilote suite à la perte de l’appareil, Clint Eastwood se place, comme Frank Capra, à côté des gens simples. Film court et alerte, SULLY va à l’essentiel, sans gras. Clint Eastwood a du flair et sait donner sa chance. Le choix du monteur Blu Murray (35 ans, fils de son monteur son habituel) dont c’est ici le premier film, en remplacement de Joel Cox (présent depuis 1977) est un exemple singulier de cet état d’esprit aventurier. De même, premier film réalisé avec une nouvelle caméra IMAX Alexa 65 (en 6K), SULLY est la démonstration qu’à 85 ans, Clint Eastwood reste un artiste espiègle et curieux. Pied au plancher. |
Cyrille DELANLSSAYS
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