Seijun Suzuki

[SORTIE DVD] COFFRET SEIJUN SUZUKI

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Trois mois après le décès de Seijun Suzuki, Elephant Films réédite en DVD et Blu-ray trois de ses films les plus emblématiques : La Barrière de la chair, fresque du Japon d’après-guerre selon le point de vue de cinq femmes rebelles et indépendantes, Histoire d’une prostituée, pamphlet pacifiste et féministe dans la Chine occupée des années 30, et Le Vagabond de Tokyo, une des œuvres fondatrices des films de yakuza.

Le décès de Seijun Suzuki, le 13 février 2017, a provoqué la multiplication des éloges funèbres et renforcé la reconnaissance du cinéaste, non seulement dans l’histoire du cinéma japonais mais dans l’influence internationale. Si Tarantino et Jarmusch se sont souvent revendiqués de son cinéma, Suzuki est aussi à l’origine de toute une généalogie japonaise révolutionnaire, qui va de Kitano à Aoyama, en passant par Miike et Tomita. Auteur de 54 films, il est à la croisée, pour le rendre familier aux cinéphiles occidentaux, de Peckinpah, Fuller, Meyer et de Minelli, Demy et Godard. De quoi vous donner une idée de la profonde violence et de la profonde mélancolie de ses films.

Après avoir déjà édité, fin 2014, en DVD/BR, trois films du franc-tireur esthète de la Nouvelle Vague japonaise Seijun Suzuki (Detective Bureau 2-3, La jeunesse de la bête et La Marque du tueur), Elephant Films continue son défrichage avec trois œuvres majeures de sa période fastueuse aux studios de la Nikkatsu. Au programme : LA BARRIÈRE DE CHAIR (1964), HISTOIRE D’UNE PROSTITUÉE (1965) et LE VAGABOND DE TOKYO (1966). Le tout paraîtra le 6 juin en combo DVD/Blu-ray (16,35€) et en DVD collector (13,93€). En plus de la superbe restauration des films, les DVD/BR sont complétés d’intervention de spécialistes, offrant des éclairages érudits sur le contexte historique de la production. Une interview de dix minutes du sensei permet aussi au cinéaste de revenir sur ces trois oeuvres. Des bonus modestes mais comme on les aime.


LA BARRIÈRE DE CHAIR / NIKUTAI NO MOI (1964)

La Barrière de la chair - Seijun Suzuki

« A la fin de la guerre, Tokyo, c’était la jungle » entend-on dans ce chef-d’œuvre. Entre les cadavres évacués et les ruines en lambeaux, Suzuki met en scène un monde chaotique organisé autour des luttes pour la survie. Au sein de ce champ dévasté, émerge un groupe de femmes, des louves indépendantes, décidant de ne coucher avec les hommes qu’en tarifant l’acte. A la différence des prostituées, qu’elles rossent dès qu’elles les croisent parce qu’elles se font protéger par des hommes et qu’elles couchent avec n’importe qui peut payer, celles-ci affirment leur souveraineté et leur indépendance en arborant une supériorité féministe, en refusant de coucher avec des soldats américains et en refoulant toute sentimentalité. Le générique d’ouverture, sous une pluie de coups de feu et de dessins de corps féminins meurtris, déclarent que le film orchestrera la résistance des femmes contre l’oppression dont elles sont souvent les premières victimes en temps de guerre. Une résistance contre l’obsession des hommes et surtout contre l’occupation des yankees.

Suzuki s’est souvent vu reprocher par les dirigeants de la Nikkatsu (qui finiront par le virer), de faire des récits trop incompréhensibles, au profit d’une mise en scène trop explicitement violente ou sexuelle. Et si la violence est l’un des nœuds de sa mise en scène, Suzuki fait aussi de la sexualité un de ses motifs cardinaux. La présence dénudée des actrices (dans un cinéma et une culture pourtant très pudibonde), l’érotisme frontal digne de Wakamatsu ou de Masumura, la violence directe de certaines séquences (le lynchage des femmes du groupe qui couchent par amour ou l’éviscération plein cadre d’un veau) sont pourtant des masques pour maquiller la solitude chagrine des personnages. C’est ce que résume Shintaro (personnage joué par l’acteur fétiche de Suzuki, Jô Shishido) en hurlant au groupe de femmes : « Pourquoi vous parlez comme des voyous ? Vous n’êtes que des gamines ! »

Par-delà cette violence, propre aux jeunes de la Nouvelle Vague japonaise en réaction à la stylisation protectrice des grands maîtres, ce qui frappe, détache le film de l’œuvre d’exploitation commune et a dû désorienter les spectateurs des « salles classées X », où il était diffusé (en Belgique par exemple), c’est le raffinement esthétique. Doté d’un sens aiguisé de la couleur, honoré par la qualité impeccable de l’édition DVD/BR, et d’un goût intarissable pour les effets de style percutants, Suzuki se révèle un grand formaliste, doué d’une conscience politique subtile. Mais véhémente.

Flavien Poncet


HISTOIRE D’UNE PROSTITUÉE / SHUNPU DEN (1965)

Histoire d'une prostituée - Seijun Suzuki

La folie créatrice de Seijun Suzuki trouve, après La Barrière de chair (dont il reprend ici le thème de la prostitution et plus généralement de la « femme japonaise »), un temps de repos avec HISTOIRE D’UNE PROSTITUÉE. Peut-être l’un de ses films les plus académiques et les plus sobres, mais loin d’être des moins passionnants. Sorti en 1965, le film raconte le destin d’une prostituée dans un camp de soldats japonais occupant la Mandchourie pendant la Guerre de Chine. Les thèmes, au fond, sont assez évidents : Suzuki fait, avec beaucoup d’irrévérence, une critique acerbe des mœurs japonaises selon deux aspects centraux – son armée et la place de la femme dans la société. Film pacifiste et féministe, la critique tend plus généralement à ridiculiser le fameux bushido et autres codes d’honneur et de domination ancestraux qui gangrenaient encore à l’époque la société nippone.

Ces rapports de force sont au centre de chaque choix visuel de Suzuki – comment la société transforme les hommes, comment elle les oppresse eux, ainsi que les femmes. Sans aller jusqu’à représenter les massacres perpétrés pendant les heures les plus sombres de cette guerre, HISTOIRE D’UNE PROSTITUÉE semble pousser à un certain révisionnisme des modes de pensée japonais. Mais nous ne sommes pas non plus chez KobayashiSuzuki, même calmé, expérimente énormément. Les tentatives audacieuses de réalisation fusent, chaque plan est réglé au millimètre et le cadre à la fois belliqueux, mais aussi exotique (la Mandchourie) permet au cinéaste de se donner des prétextes pour s’essayer au film de guerre (les rares scènes de bataille sont virtuoses) et au western (dans ces décors désertiques).

Suzuki n’abuse pas trop de ses effets – pour une fois – et le résultat n’en est que plus limpide. En plus d’être l’un de ses films les plus réussis (et pourtant pas des plus caractéristiques), il est aussi, étrangement, la merveilleuse rencontre d’un auteur fort avec un classicisme complètement maîtrisé. Sans jamais perdre de vue la nécessité de s’exprimer lui-même en tant que créateur radical, Suzuki laisse, cette fois, parler son sujet. Une cathédrale de mise en scène et un film thématiquement important. Indispensable.

Vivien Ghiron


LE VAGABOND DE TOKYO / TOKYO NAGAREMONO (1966)

Le Vagabond de Tokyo - Seijun Suzuki

L’extrême stylisation maniériste de Suzuki, qui confine à l’abstraction dans des séquences mémorables, peut parfois tenir de la coquetterie. Une affectation d’autant plus précieuse et étonnante qu’elle sert d’écrin à la violence. L’ouverture du film, en noir et blanc, avant que tout le reste ne se déroule dans des tons saturées, témoigne bien de l’importance que le cinéaste octroie aux émotions procurées par les couleurs. Les décors notamment, digne dans leur composition de ceux de Cedric Gibbons (qui œuvrait sur les grandes comédies musicales de la MGM), sont les linceuls superbes des gunfights.

Dans ce film de yakusa, Tetsuya, surnommé le « Phénix Testsu », se range au côté de son mentor après avoir connu des guerres de clan. Titillé par ses ennemis pour revenir dans le game, il résiste à la tentation et pour cela est contraint à fuir. L’intelligence de la mise en scène tient à ce que les partis pris ne servent pas que des goûts subjectifs. Les plans d’ensemble par lesquels le cinéaste donnent de l’ampleur aux séquences, notamment dans les cabarets, permettent aussi d’accuser l’artifice théâtral auquel se prête les rites de yakusa. En cela, le cinéma de Suzuki trouve une descendance directe chez Kitano, notamment dans des films comme Violent Cop, Sonatine ou Hana-bi.

L’importance également de ces films, comme ceux d’Ozu mais par de toutes autres manières, c’est ce qu’il documente d’une occidentalisation brutale de la société japonaise de l’époque. La présence de bouteilles de Koka Kora, les costumes trois pièces, les « boyfriend » lancés par les jeunes femmes sont autant d’indices qui rendent compte de la mondialisation du Japon des années 60. Produit comme un film de divertissement avant tout, VAGABOND DE TOKYO est riche de cent films en un. Yakuza-eiga, c’est aussi une histoire de filiation, un polar contrarié, une histoire d’amour impossible, un drame aux accents truffaldiens… Riche de cette multiplicité, le récit en ressort aussi un peu confus. Cette profusion baroque, présente dans la réalisation mais au dépens du récit rend les enjeux parfois flous. Mais qu’importe le flacon tant qu’on a l’ivresse. Et TOKYO NAGAREMONO est le genre de film devant lequel la puissance d’incarnation empêche de dormir et peut stimuler les corps de spectateurs. Un délice de cinéma.

Flavien Poncet

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Films du coffret : La Barrière de chair (1964), Histoire d’une prostituée (1965), Le Vagabond de Tokyo (1966)
Réalisation : Seijun Suzuki
Acteurs : Tetsuya Watari, Jô Shishid, Yumiko Nogawao
Date de sortie DVD/BR : 6 juin 2017
Durée moyenne de chaque film: 1h30min
4
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