Après Twin Peaks la semaine dernière, on s’attaque cette fois avec notre rubrique ON REFAIT LA SCÈNE, à l’un des films les plus riches et fascinants de la décennie : Interstellar.
LE chef d’oeuvre de Christopher Nolan, un aboutissement à de nombreux points de vue, qu’il s’agisse de réalisation*, de richesse et de profondeur scénaristique, d’écriture de personnages, ou concernant le traitement d’obsessions présentes dans son oeuvre depuis le tout début (puissance imageante du cinéma, rapport entre pragmatisme et émotion, traitement de la relation parent/enfant). Interstellar est ce film qui parvient enfin à concilier puissance réflexive, grand spectacle et émotion, pour un résultat paroxystique – du moins en matière de divertissement. Le genre d’œuvre tellement aboutie et marquante que l’on peut déjà en voir l’influence sur l’inconscient collectif culturel à travers des films comme Doctor Strange (visuellement) ou d’autres comme Premier Contact (structurellement).
Si vous n’avez pas vu Interstellar, un petit peu de contexte : la scène que nous avons choisie, la poursuite du drone ou « Cornfield Chase« , a lieu 5 minutes après le début du film. Juste après la présentation succincte des protagonistes (Cooper, son fils Tom, sa fille Murphy, son beau père) ainsi que celle de ce futur où l’humanité survit sur une planète qui se meurt, étouffée par de gigantesques nuages de poussière/pollution… Un futur où l’extinction semble inévitable – juste une question de temps. La Cornfield Chase a également lieu « avant » que ne se mettent en place les événements qui feront que Cooper puisse partir explorer l’espace interstellaire, à la recherche d’une nouvelle planète d’accueil pour l’espèce humaine.
Il s’agit d’une scène très terre-à-terre, quasiment dénuée de science fiction, mais pourtant Ô combien importante au sein du film. Non seulement en tant que programme thématique, mais également pour installer la relation capitale existant entre Cooper et sa fille Murphy, ou encore pour que Christopher Nolan puisse nous parler de lui et de son cinéma.
Vous pouvez sans crainte de spoilers regarder la scène ci-dessous, mais il sera préférable d’avoir vu le film avant de continuer la lecture de l’article.
[divider]UNE SEMAINE UNE SCÈNE: LA POURSUITE DU DRONE, DANS INTERSTELLAR[/divider]
On pourrait facilement passer à coté de cette scène, surtout à la première vision… En fait, il n’y a qu’un indice qui révèle véritablement son importance : la musique de Hans Zimmer.
Habituellement reconnaissable par son score orchestral lourd et pompeux et ses gros POIIIIIIIIIIN soulignant l’action (revoir les bandes annonces de Inception), Zimmer prend dans Interstellar, le parti de sonorités mêlant épique, tragique et intime, grâce au « simple » ajout d’un instrument atypique : l’orgue. Instrument de l’accompagnement du deuil et de la célébration du majestueux par excellence, chaque instant où l’on entend cet orgue exprime toujours simultanément ces deux choses. Le deuil de notre magnifique terre, le départ de Cooper vers l’immensité de l’univers, une planète pure mais mortelle, les actions égoïstes de Mann fatales pour l’humanité (mais qui révèlent le courage incroyable de Cooper), les retrouvailles de Cooper et Murphy – au seuil de la mort et au commencement de la vie. Cet orgue marque ainsi l’importance du temps qui passe, inéluctablement… Un thème capital d’Intersellar, s’il en est.
Le majestueux thème de la Cornfield Chase est ainsi, logiquement, celui du film. Celui qui commence le voyage, qui viendra souligner les moments importants, et celui qui le conclura. Ainsi, l’entendre lors de cette scène « anodine » invite à se poser des questions, à faire des analogies avec la suite du voyage.
Ce qu’il y a de plus évident sera la métaphore du voyage interstellaire à venir. Ces similitudes entre l’Endurance, le vaisseau spatial en forme de roue avec lequel Cooper explorera l’inconnu interstellaire, et ce 4×4 conduit à l’aveugle dans un champ de maïs. Entre cette même Endurance, endommagée après sa funeste explosion, et ce pneu crevé – aucun des deux cas n’empêchant Cooper de poursuivre coûte que coûte sa mission. Le drone quant à lui, est ce qu’il poursuit ET ce qui le guide, symbolisant l’espoir d’un futur meilleur. À échelle locale (le drone pour les plantations), ainsi qu’à échelle globale (une nouvelle planète d’accueil pour l’humanité).
La « Cornfield Chase » est cela dit surtout l’occasion d’établir, via quelques dialogues succincts, ces liens émotionnels qui seront par la suite, développés voire contredits, transcendés dans tous les cas.
Une relation père/fils d’abord. Du genre froide forcément, ce genre de lien familial qui construisent les pragmatiques personnages Nolan-iens, habituellement tournés vers l’action voire la réflexion, plutôt que l’émotion. Entre Cooper et son fils Tom, il ne s’agit donc pas d’une relation de transmission – Tom étant déjà adolescent et indépendant – , mais de confiance.
– Mais comment tu veux que je le répare ?
– Débrouille-toi ! Je ne serai pas toujours là pour t’aider.
Tom est celui a qui l’on confie le volant, celui que l’on charge de changer le pneu, celui qui ne réfléchit pas mais agit. Tom est donc dès cette scène, intronisé intendant. Celui de la famille, mais également de manière plus imagée, celui de la planète Terre. Celui qui préservera au mieux la (sur)vie de tous, en tant que gardien des dernières ressources de l’espèce – Tom étant destiné à être fermier. Ses interprètes d’ailleurs, Timothée Chalamet à 15 ans puis Casey Affleck adulte, reflètent parfaitement dans leur absence d’empathie dans le regard, l’aspect tragique d’être un fils fonctionnel.
Pourtant c’est bien de Tom, ce pur pragmatique, que viendra notre inattendue première larme. Après la visite de la première planète dont la particularité est de distordre le temps, 23 ans se sont écoulés pour tout le monde sauf pour Cooper et Brand, qui eux ont littéralement PERDU trois heures. Cooper rattrape alors en quelques minutes d’enregistrements, l’histoire de son fils. Tom se raconte ainsi en quelques anecdotes, sa rencontre amoureuse, ou encore ses deuils successifs dont celui de son nourrisson, ou celui de Cooper. Trois minutes qui donnent soudainement à Tom une personnalité, et font ressortir chez Cooper, une considération et même un certain amour qu’il n’avait jamais vraiment ressenti avant. Trois minutes qui suffisent à faire naître la toute première envolée émotionnelle de toute la filmographie de Christopher Nolan, sans que l’on ne l’ait jamais vraiment vu venir. Trois minutes qui trouvent leur source dans la Cornfield Chase.
Cela dit, la relation centrale d’Interstellar, reste celle existant entre Cooper et sa fille Murphy. Il y a donc ce dialogue, capital, en début de scène.
– Pourquoi vous m’avez donné un prénom qui symbolise les ennuis ?
– Non pas du tout…
– Murphy ? comme dans la Loi de Murphy ?
– Cela ne signifie pas que quelque chose de négatif va arriver, mais que TOUT ce qui peut arriver ARRIVERA… … ... Et j’aime bien cette idée.
Contrairement à ce qu’imagine Murphy, son prénom ne symbolise donc pas une malédiction… Mais l’essence même de la vie : notre existence d’humain par exemple, est liée à cette même loi de Murphy qui valide l’apparition d’organismes vivants sur notre planète. Tout ce qui peut arriver arrivera.
En filigrane, Cooper explique donc à sa fille qu’avant même sa naissance, il était déjà persuadé qu’elle accomplirait des choses extraordinairement impossibles – La loi de Murphy. Et quoi de plus extraordinaire que de sauver l’humanité parce qu’on a su garder intact son amour pour un père disparu ? Quoi de plus extraordinaire qu’une confiance et un amour inconditionnels, intemporels et inaltérables envers son propre enfant ?
C’est ainsi toute la beauté de cette histoire, où les notions d’héroïsme s’effacent devant les concepts de représentation de la puissance de l’amour.
Et pourtant, Christopher Nolan n’utilise jamais le mot « amour », ni ne l’illustre avec facilité. Fidèle à lui même, ce grand mathématicien du divertissement émet dès cette Cornfield Chase, une hypothèse sur l’amour, que le reste du film s’évertuera 2h45 durant, à démontrer.
Si Interstellar parle donc d’amour, il s’inscrit également au sein d’une filmographie mettant constamment face à face pragmatisme, et sensibilité. Plus précisément, Christopher Nolan est un pragmatique, et chacun de ses films est l’occasion d’explorer comment naissent les émotions à travers les aventures de ses personnages, pour mieux comprendre comment la faire naître chez le spectateur.
Les protagonistes Nolan-iens, ont ainsi toujours été des êtres froids et calculateurs, des coquilles vides charismatiques de par leur intelligence, mais incapables malgré leur volonté, de ressentir véritablement quoi que ce soit. Des personnages d’autant plus tragiques, qu’ils sont pleinement conscients de ce qu’ils sont (« Hit me » disait le Joker, « I want to feel again » disaient Leonard, Cobb, Angier ou Will Dormer). Le truc, c’est qu’un scénariste-marionnettiste de génie donne à ces personnages le pouvoir d’étudier et d’interroger la puissance des sentiments, de façon à représenter et matérialiser artificiellement des émotions.
Comment dans Memento, Leonard se force t-il à entretenir l’amour qu’il porte à sa femme à travers sa haine envers John G. ? Comment le Joker va t-il dérider Batman et Gotham City ? Comment Cobb va t-il implanter une idée de l’amour dans le cerveau d’untel ? Qui de Angier (celui qui divertit) ou de Borden (l’inventeur de génie), remportera le prix de la meilleure illusion dans Le Prestige ?
Joie, tristesse, désir, amour, tendresse, haine… La question du stratagème cinématographique et/ou scénaristique utilisé pour alimenter les émotions des personnages EST le gimmick qui donne tout leur sens aux œuvres de Christopher Nolan.
Hors, si ses films sont impressionnants et charismatiques de par leur pouvoir réflexif, ils étouffent par ailleurs l’émotion, à force de l’interroger. C’était précisément le problème des films de Nolan jusqu’ici.
Jusqu’à INTERSTELLAR. Pragmatisme et émotion se conjuguent parfaitement dans Interstellar. On parle tout de même d’un film qui ira jusqu’à expliciter le principe de relativité (par le dialogue vulgarisant mais aussi et surtout par le divertissement, via cette FANTASTIQUE scène de la vague), puis donnera en fin de métrage une représentation d’un concept en théorie irreprésentable pour un esprit humain : un lieu ou cohabitent cinq dimensions (gravité, espace, et temps), au lieu de trois (espace). Dans les deux cas, ces illustrations très mathématiques servent à démontrer la puissance du sentiment d’amour !
Ce qui le menace dans un cas (le temps), sa valeur transcendant le temps et l’espace® dans le second. Une fois ces démonstrations faites, et leurs effets démontrés, vient le temps de l’application : des scènes à haute teneur émotionnelle. Lorsque Cooper rattrape 25 ans de vie manquée en 3min, puis en fin de film, la conclusion du voyage. Une scène miroir de la Cornfield Chase, qui nous marquera indélébilement. « Tout ce qui pouvait arriver est arrivé« , et Murphy revoit enfin son père. Pour lui, 3 ans ont passé, pour elle, presque 130. L’émotion filtrant à travers cette ellipse unilatérale est contenue en UN dialogue, souligné par le magnifique thème à l’orgue de Hans Zimmer:
– Je savais que tu reviendrais.
– Comment ?
– Parce que tu me l’avais promis.
Bravo Christopher. Tu as enfin réussi à nous faire chialer d’émotion plutôt que par le spectacle de ton génie.