Avec Sicilian Ghost Story, Antonio Piazza et Fabio Grassadonia racontent un terrible fait divers survenus dans les années 1990 – le 23 novembre 1993, la Cosa Nostra kidnappa Giuseppe Di Matteo, le fils d’un « indic », et le garda pendant 779 jours. Une histoire sinistre qu’ils abordent par la fiction pour tendre parfois vers un conte fantastique autour de l’amour de deux adolescents. Présent à Cannes, où ils faisaient l’ouverture de la Semaine de la Critique, ils évoquent avec nous leur propre passé en Sicile, à une époque où la mafia faisait sa loi et aucune échappatoire ne semblait possible.
Après la présentation de votre film en ouverture de la Semaine de la Critique, on vous a vus, vous et l’ensemble de l’équipe, extrêmement émus.
Fabio Grassadonia : Oui c’était extrêmement touchant pour nous, car c’est la première fois qu’on voyait le film avec les jeunes acteurs du film. C’était comme revivre cette histoire douloureuse, et à la fin, tout le monde était en larmes. Et pouvoir partager cela avec le public, c’est vraiment quelque chose d’émouvant. D’autant que cette histoire est liée à notre vie
C’est-à-dire ?
Antonio Piazza : Fabio et moi avons grandi en Sicile et ce fait divers s’est produit au milieu des années 1990. Après cet événement, nous avons décidé de quitter la Sicile. Mais cette histoire nous a toujours accompagnés d’une certaine manière.
Quand avez-vous commencé à collaborer ensemble ?
F.G : En fait, c’est à Turin que nous nous sommes lorsqu’on était étudiant en master de scénario. On a ensuite commencé à travailler ensemble, à Rome, comme co-scénaristes pour la télévision. Après quelques années, on est arrivé à un stade où il nous fallait du changement, car on s’est rendu compte que c’était difficile de raconter nos propres histoires à travers le média de la télévision italienne. On n’était pas satisfait et on désirait vraiment parler de quelque chose auquel on tenait, avec un décor qui nous était propre, la Sicile. La décision de réaliser, qui plus est ensemble, s’est donc faite assez naturellement. C’était, disons, une question de cohérence artistique puisqu’on partage la même vision.
Être à deux ne pose-t-il pas des problèmes lors du tournage ?
A.P : Non car la plupart des choses se règlent au moment de l’écriture. On développe vraiment le script en pensant déjà à la mise en scène et à la direction des acteurs, en plus de la dramaturgie. Ainsi, ceux qui collaborent avec nous sur le film, les techniciens et autres, en lisant le script, savent où on veut aller. Bien sûr, à partir du moment où on travaille avec les acteurs, il faut être prêt à s’adapter et à être ouvert aux suggestions.
A propos du film, vous êtes donc parti d’un fait divers, mais ne restez pas focalisés dessus. Vous y amenez beaucoup d’éléments fictifs, notamment la jeune fille, ainsi qu’une touche de fantastique.
A.P : Pour nous, c’était le seul moyen de raconter ce fait divers. Car à la base, c’est une histoire où il n’y a pas de rédemption possible, pour qui que ce soit. On ne voulait pas aller vers cette direction. Mais il y a quelques années, nous avons découvert une nouvelle qui reprenait cette histoire, par le prisme du fantastique. Ça nous a semblé judicieux comme approche. Et en passant par le regard des adolescents, on obtient alors cette fameuse rédemption qu’on recherchait.
F.G : En fait, nos films sont toujours centrés sur la rencontre de deux êtres. Ici, c’est entre un jeune garçon, inspiré de la réalité, et une jeune fille fictive. Ce qui arrive au garçon est acté donc le personnage principal devait être la jeune fille et il fallait qu’elle soit totalement différente. Cela permettait de développer une relation amoureuse très naïve et tendre. Et c’est le plus important, car, si on parvient à croire qu’une jeune fille, après avoir passé seulement quelques heures avec un garçon, est capable d’aller jusqu’en enfer pour lui, alors tu le reste devient crédible et acceptable pour le spectateur.
Si l’on s’attache à ces jeunes, le monde adulte quant à lui est particulièrement sombre. Pourquoi ce choix ?
F.G : Le film se déroule donc en Sicile dans les années 1990. Il faut bien comprendre qu’à l’époque, il s’agissait d’un univers très étrange. Tous les jours, à Palerme, il y avait dans les journaux un nombre indiqué, qui augmentait chaque jour. C’était le nombre de personnes tuées. Il y en a eu des centaines durant la guerre entre les membres de la mafia. Après quoi, ils ont commencé à tuer des personnes publiques, des juges, des policiers. C’était une période terrible où il ne semblait y avoir aucune échappatoire car personne, notamment au gouvernement, n’était prêt à s’attaquer à la mafia. Donc finalement, on ne fait que reproduire un monde où, les adultes dans leur globalité, vous apprennent à détourner les yeux, à ne pas réagir et faire comme si de rien n’était. Et c’est ce qu’on retrouve évidemment chez les parents de Luna, qui comme tous, sont dans la peur.
Propos recueillis par Pierre Siclier