Photo de chien Enragé

[CRITIQUE] CHIEN ENRAGÉ (1949)

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Chien Enragé d’Akira Kurosawa, c’est ce genre d’oeuvre quasi-parfaite qui risque de vous faire reconsidérer les notions de « bon film », ou de « classique ».

Un summum de cohérence entre: un contexte historico-social fort (le japon d’après guerre), une histoire puissante, un scénario intelligent, ce que l’on peut attendre en termes de profondeur, d’émotion ou de complexité sous-jacente de la part de personnages, ainsi qu’une narration fluide et haletante. Kurosawa fait interagir et fusionner de nombreuses composantes, tout en développant une histoire et des enjeux cinématographiques forts. Ce génie, ce talent de réalisateur maîtrisant chacun des aspects de son film, c’est quelque chose que nous pouvons nommer, relever, chroniquer… mais qu’il sera toujours bien plus impressionnant de voir en action.

Ne manquez donc sous aucun prétexte, la ressortie salle des films de Kurosawa par Carlotta, le 25 janvier 2017.

photo de Chien Enragé
Un coté « Michael Bay » dans cette photo non ?

Comme très souvent dans les films pensés sur plusieurs niveaux de lecture (tels les récents Interstellar et sa « Cornfield Chase » dont nous vous parlons dans notre rubrique UNE SEMAINE UNE SCÈNE, ou Benjamin Button et sa « scène de l’horloger »), il y a dès le début du film un parfait sommaire thématique et formel.

CHIEN ENRAGÉ commence donc non pas par une présentation des protagonistes, mais par celle du fait majeur qui donne tout son sens et sa direction au film: un flic, Murakami, s’est fait voler son flingue. La mise en scène organise un habile tour de passe passe narratif pour, dans un même élan continu, nous présenter le passé, le présent et le futur de cet événement, nous propulsant directement dans la course effrénée de Murakami. Sont alors déjà palpables, les notions de suspense et de dilatation/contraction du temps, d’investissement personnel à travers l’effort et/ou le mental, de souffrance, d’honneur. Plus subtilement, nous devinons déjà la plongée dans l’inconnu urbain et social, à l’image de cette course ou Murakami, en costume blanc à épingles tirées, s’enfonce, en poursuivant le « voleur », dans un quartier pauvre qu’il ne connait pas, et se retrouve perdu à un croisement. Liant ces aspects, histoire, profondeur et allégorie, il y a la maîtrise technique de Kurosawa. Caméra, cadrages, montage racontent aussi quelque chose. Tant de choses sont déjà présentes, et pourtant si peu: c’est dans le long développement de ce programme que se nicheront une quantité incroyable de sous thématiques et d’émotions. De cette base en apparence prétexte, naîtra par exemple l’un des scénario polardeux les plus passionnants du 7ème art. Dans le développement également, CHIEN ENRAGÉ nous emmènera vers une réflexion humaniste à partir de personnages que l’on pensait unidirectionnels – Murakami notamment. Bref: à peine trois minutes depuis le début du film, et nous savons déjà que nous avons affaire à un chef d’oeuvre.

[divider]CHIEN ENRAGÉ: LA SCÈNE D’INTRODUCTION[/divider]

Passée donc cette présentation haletante, débute l’immersion made in Kurosawa dans le quotidien et l’instant, dans une unité d’espace et de temps pourtant très éloignées des nôtres. Nous suivons donc Murakami qui lui, suit la piste de son flingue. Qui l’a volé ? Qui est le commanditaire de ce vol ? À qui celui-ci va t-il revendre ce flingue ?… Chaque piste nécessite à chaque fois plus d’investissement de la part de Murakami. S’il est purement physique avec le voleur (la course poursuite des 3 premières minutes), celle du commanditaire demandera en plus, un effort mental (une filature où réflexes, patience et intelligence serons mis à rude épreuve). Puis, celle du receleur encore plus, puisqu’il faudra littéralement s’immerger dans les bas-fonds de la ville, jusqu’à réussir à se faire passer pour quelqu’un de suffisamment désespéré pour avoir besoin d’un flingue.

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Kurosawa dans ces scènes d’immersion, dilate complètement le temps ainsi que le rythme du film, et nous accroche dix minutes durant dans une sorte de visite touristique fascinante par son réalisme, d’un environnement on ne peut plus exotique: l’envers du décor pauvre et ultra-crade d’une mégalopole japonaise d’après guerre. Il nous explique ainsi que la pauvreté n’existe pas simplement en marge de la société, mais de plus est un univers à part entière, avec ses codes, ses spécificités, son organisation. Le cinéaste nous montre également que Murakami passe un temps hors du commun à cette tâche d’immersion et d’infiltration (via l’alternance à l’écran, de nombreux jours et nuits), indiquant sa psychologie, son caractère déterminé, sa personnalité, mais aussi quels degrés de liberté définissent son travail, et par extension quelle importance ce fait divers, le simple vol d’un flingue, peut avoir pour lui ou ses supérieurs. Puis en termes bruts de mise en scène, les cadrages, les éclairages, les mouvements de caméras, la musique, le montage et le rythme… Tout participe à notre immersion, en construisant une sorte de bulle hypnotique qui nous enveloppe, à l’instar de Murakami lui-même. Rien de gratuit dans ces 10 minutes: non seulement Kurosawa génère par là une empathie purement visuelle avec le protagoniste ET cette ville, mais il nous propose de plus un constat social très fort, tout en crédibilisant le hasard fabuleux par lequel Murakami retrouvera la piste de son flingue perdu. De nos jours, au cinéma, un personnage ne cherche jamais bien longtemps la solution à son problème. Ellipses et raccourcis scénaristiques lui mâchent généralement le travail, avec pour effet de nuire plus ou moins à la crédibilité d’un scénario. Dans CHIEN ENRAGÉ, cette notion de hasard est intégrée à la narration et à sa mise en scène, et participe au récit des personnages à l’intérieur de celui de l’histoire. L’illustration du génie de Kurosawa à manier plusieurs niveaux de lecture.

photo de Chien Enragé
Murakami, en immersion dans les bas-fonds

15 minutes plus tard, succède à ces scènes plutôt contemplatives, un pur moment de tension; Toujours suivant sa piste du flingue via différents acteurs de sa disparition, Murakami exploite la piste du receleur. Une piste lointaine car avant de le trouver, Murakami doit convaincre le rabatteur du receleur de lui procurer un flingue. Malheureusement, un pas en avant = deux pas en arrière: Murakami, chien fou (mais pas enragé), fait fuir le receleur en cherchant trop vite à obtenir des informations. D’autant qu’en plus qu’en parallèle, tic-toc-tic-toc le temps presse: le flingue de Murakami a servi à braquer une banque, puis à assassiner quelqu’un; son nouveau détenteur semble en profiter pour se lancer franchement sur la voie du crime !

C’est ici qu’il rencontre le flic Sato en tous points son opposé (vieux, patient, sympathique), qui l’aidera à se remettre sur la piste du receleur. Lors de l’interrogatoire de la passeuse de flingues du receleur, Sato obtiendra cette information en sous-texte: le receleur est extrêmement fan de baseball. Nouvelle piste très fantasque: se rendre au prochain gros match, et se débrouiller pour retrouver le receleur.

photo de chien Enragé
Trouver 1 individu parmi 50000 japonais

Cette traque du receleur n’a en soi, pas grande importance au sein de l’histoire; elle ne sert qu’à retrouver un personnage très périphérique. Pourtant, l’ampleur donnée par Kurosawa témoigne de sa conception des personnages par leurs actions (autant que par les dialogues), ainsi que cette façon très spéciale de fusionner enjeux narratifs, moraux, psychologiques et cinématographiques. Cette scène ddu match de baseball (encore une fois à voir sous plusieurs niveaux de lecture), nous montre ce qu’est le japon de 1948, moderne à l’époque: le baseball, sport populaire dans le pays depuis le début du siecle, rassemble les japonais dans une ferveur commune – les notions de classe sociales disparaissent dans ce lieu, rendant compte de ce qu’est le Japon: impressionnant en tant que tout, mais constitué d’invdividus – comme celui, Honda, que cherchent Murakami et Sato. Kurosawa joue donc avec les échelles et les codes: En termes de danger, qu’est-ce qu’un individu parmi 50000 ? En termes physiologiques, comment trouver un individu parmi 50000 ? Ces spectateurs étant quasiment tous identiques (habillés de blanc, portant un chapeau), comment identifier Honda ? Une fois la solution à ces questions trouvée, ne reste plus qu’à appréhender le suspect; le contre-la-montre reprend ses droits, avec une notion de danger lié à l’immense foule du stade. Tension, fluidité, rythme, profondeur, allégorie. Nouvelle illustration du génie de Kuro.

Une autre spécificité de CHIEN ENRAGÉ, ce sont ces scènes-contrastes qui ponctuent le film, généralement après un morceau de bravoure (comme celui décrit ci-dessus), ou après un passage purement pictural. Dans ces moments, Kurosawa se reconcentre sur les personnages. Parfois les protagonistes (fabuleuse scène de repas entre Sato et Murakami), parfois sur les personnages secondaires qui en l’espace d’à peine quelques minutes, laissent une empreinte indélébile sur le film. Parfois mélancolique, parfois dénonciatrice d’un système vicié, parfois nostalgique, parfois pleine de regrets, parfois tout cela à la fois. De magnifiques moments ou l’introspection prend soudain toute la place à l’écran, ou les personnages prennent le temps de se remettre en question. L’humanisme du film, celui qui permet d’inclure une portée universelle à partir de l’histoire de quelques individus, vient de ces bulles émotionnelles, qui prises à part pourraient s’avérer gratuites, mais qui remises dans le contexte du film, cette course poursuite haletant contre la montre et le grand mal qui ronge indéniablement l’âme de la ville, prend tout son sens de respiration. Une marque de fabrique aussi chez Kurosawa, du moins dans la plupart de ses premiers films.

photo de Chien Enragé
Les deux flics Sato et Murakami, en train de « partager » quelque chose – une réflexion sur le sens de la vie

CHIEN ENRAGÉ contient de très nombreuses autres choses qu’il nous semble dommage ou difficile de répertorier ici, comme la qualité de son script et sa fluidité, sa science de la mise en scène, la tension folle de certains passage, la délicatesse d’autres.
Cela dit, au delà de sa maestria, le film nous renvoie – comme souvent chez Kurosawa -, à notre inconscient collectif cinématographique; un peu comme lorsque nous avons vu Yojimbo pour la première fois, puis qu’on a repensé à Pour une poignée de Dollars – LE film que l’on trouvait révolutionnaire jusque là; découvrir CHIEN ENRAGÉ, c’est une fois de plus remettre en question nos références, et se rendre compte à quel point Kuro c’est un peu leur papa à tous, ces grands de notre cinéma moderne.

Juste avant de découvrir CHIEN ENRAGÉ, nous avions par exemple visionné/chroniqué les œuvres majeures de l’immense Martin Scorsese (de Taxi Driver aux Infiltrés en passant par Raging Bull ou New York New York, nos critiques à voir ICI). Une rétrospective personnelle qui, outre bousculer nombre d’idées reçues que nous avions à son égard (un cinéma remplis de gimmicks, captant des gangsters qui s’entre-tuent), nous avait surtout convaincus de son génie. De l’intelligence de sa démarche d’auteur dépeignant plus ou moins allégoriquement à chaque film, une facette désillusionnée de son pays. De sa sensibilité envers personnages masculins ET féminins, capable de traduire par une certaine science de l’écriture, aspirations, névroses, psychologie ou encore la persistance d’un vécu. Qui se servait de la mise en scène, parfois classique parfois révolutionnaire, pour traduire les émotions non-dites de personnages ou les différentes facettes thématiques d’une histoire aux multiples niveaux de lectures. Qui projetait dans un acteur caméléon charismatique, toutes sortes de fantasmes, d’obsessions et de névroses. Qui iconisait cet acteur à travers de nombreux rôles capitaux du 7ème art, eux mêmes évoluant au sein de films-univ… OH WAIT

Scorsese ?  Kurosawa ? De qui on parle déjà ? CQFD

Georgeslechameau

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[divider]NOS CRITIQUES DES FILMS D’AKIRA KUROSAWA[/divider]

AKIRA KUROSAWA: PORTRAIT

Le Plus dignement (1944) ★★★☆☆
Qui marche sur la queue du tigre… (1945) ★★★☆☆
Je ne regrette rien de ma jeunesse (1946) ★★★★☆
Un merveilleux dimanche (1947)  ★★★★☆
L’Ange ivre (1948)  ★★★★★
Chien enragé (1949) ★★★★★
– Vivre (1952) ★★★☆☆
– Vivre dans la peur (1955)
La Forteresse cachée (1958) ★★★★☆
Les Salauds dorment en paix (1960) ★★★★☆
Yojimbo – Le Garde du corps (1961)  ★★★★★
Sanjuro (1962) ★★★★☆
– Entre le ciel et l’enfer (1963) ★★★★★

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Titre original : Nora inu
Réalisation : Akira Kurosawa
Scénario : Ryuzo Kikushima, Akira Kurosawa
Acteurs principaux : Toshirô Mifune, Takashi Shimura, Keiko Awaji
Année d'origine : 1949
Ressortie : 25 janvier 2017
Durée : 2h02min
5
Chef d'oeuvre

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Note finale