PRÉJUDICE, un titre fort pour un film qui ne l’est pas moins. Premier long-métrage plus que prometteur réalisé par Antoine Cuypers, il n’est ni parfait, ni réjouissant, mais captive de bout en bout grâce à une histoire poignante et incroyablement bien interprétée.
Nathalie Baye et le chanteur ARNO (Hitjens) y incarnent un couple bourgeois d’une soixantaine d’années, peu assorti, et dont le benjamin trentenaire (Cédric), n’a pas d’autre choix que de vivre sous leur toit. Atteint d’on ne sait quelle pathologie (on présume une forme d’autisme mais cela n’est volontairement pas précisé), ce dernier est supposé incapable de s’en sortir seul. Convaincue que cela serait trop dangereux pour lui, sa mère lui refuse systématiquement toute action pouvant impliquer une forme d’autonomie ou de liberté, en dehors de quelques corvées ménagères… Cédric est donc traité comme un enfant, la tendresse et l’indulgence en moins. Pourtant ce dernier n’a qu’un rêve : voyager avec son père en Autriche, pays dont il a tout appris par cœur et dont il parle avec tant d’amour et de désir qu’il nous donnerait envie d’y aller sur-le-champ. Il se prépare à cette aventure chaque jour avec une minutie et une énergie hors du commun mais sa mère continue de s’y opposer. Alors un soir, ayant l’impression de constater, comme d’habitude, que le sort de ses frères et sœurs intéresse et réjouit davantage que le sien, il explose au cours d’un dîner autour duquel toute la famille est réunie…
Bien décidé à leur faire prendre conscience et admettre le préjudice dont il se sent victime depuis toujours, Cédric va les confronter tour à tour. C’est ainsi, avec beaucoup de dureté, que nous assistons aux réactions de chacun. Et bien que le réalisateur ait eu dans l’idée de présenter les choses de façon à ce que l’on se garde de les juger, cela n’est pas toujours possible pour plusieurs raisons. D’abord, parce que c’est un drame qui se trame sous nos yeux. Celui d’un jeune homme qui pousse un ultime cri de détresse pour tenter de se faire comprendre au sein de sa propre famille. Qui se bat pour que l’on reconnaisse qu’il est juste différent, comme nous le sommes tous, et pas « inapte » ou anormal comme on le lui répète depuis son enfance – ce qui rappelle un peu, dans un registre différent, la problématique traitée dans Les Garçons et Guillaume, à table !. Qui revendique son droit et sa capacité de mener une existence plus riche socialement, physiquement et intellectuellement, que celle à laquelle on l’aurait injustement assigné. Qui ne supporte plus d’être infantilisé, d’être mis à l’écart, de sentir les regards craintifs, méfiants ou exaspérés qui se posent sur lui.
Ensuite, comment ne pas être révolté, ne pas avoir envie de prendre la défense de Cédric, de le protéger, alors qu’il semble finalement avoir les réactions les plus sensées ? Il nous le prouve d’ailleurs dans une sorte de plaidoyer magnifiquement écrit et déclamé. Ainsi, ce dîner ressemble à un procès intenté contre sa famille dont il espère obtenir une réparation symbolique pour le préjudice moral subi : une reconnaissance ou bien simplement des excuses qui sonneraient comme un salut pour l’avenir.
Enfin, comment ne pas déborder d’empathie envers ce personnage interprété avec autant de justesse et de talent par Thomas Blanchard ? A travers le personnage de Cédric, il nous bouleverse, nous émeut, nous convainc… A tel point qu’on en oublie par instants combien il est délicat de juger ce qu’il se passe dans une famille, quelle qu’elle soit.
« À travers une histoire poignante et incroyablement bien interprétée, PRÉJUDICE captive de bout en bout. »
C’est précisément l’enjeu du film. Un sujet fort traité de façon assez violente mais pas larmoyante, sans jamais verser dans le mélodrame : comment savoir où s’arrête la raison et où commence la folie de chacun ? Comment condamner les actes de parents qui ne sont pas malveillants mais qui agissent avec leurs facultés, leur histoire et leurs névroses propres, bien souvent inconscients de l’impact dévastateur de leurs actes et de leurs paroles ? Comment ne pas admettre que l’on commet tous des erreurs dans l’éducation de nos enfants ? Ce qui est complexe et qui est assez bien insinué dans le film c’est que la plupart du temps il n’y a pas de faute ou de volonté des membres de la famille de faire du mal à l’un d’entre eux. Non, bien souvent la douleur et la frustration résultent d’une interprétation différente des choses. C’est pour cette raison qu’il est aussi difficile d’obtenir des « aveux » de son présumé bourreau : car il ne s’est pas rendu compte du mal qu’il faisait et que le déni vaut mieux qu’une prise de conscience tardive, trop douloureuse à assumer.
Ceci étant, dans quelques scènes, il y a bien des comportements lâches et égoïstes contre lesquels on peut s’insurger sans complexe (notamment ceux du père et de la sœur). D’autres, au contraire, nous donnent à réfléchir et nous obligent à considérer la situation avec une dose d’empathie pour chacun, sans se laisser envahir par l’apparente cruauté qui saute aux yeux. Notamment à la fin, à travers une chanson de Françoise Hardy, La maison où j’ai grandi (volontairement insérée dans une séquence passive pour que l’on puisse l’écouter attentivement), le réalisateur nous invite à comprendre quelle désillusion a pu être aussi la vie de cette femme dont on aurait, de prime abord, volontiers envie de condamner la sévérité et les paroles si blessantes.
Au bout du compte, s’il se garde bien de nous faire comprendre clairement ce qui se trame dans l’esprit de chacun, Antoine Cuypers nous fournit suffisamment d’éléments pour que nous puissions nous forger notre propre opinion. Une opinion qui différera probablement d’une personne à l’autre en fonction de son vécu et de sa propre famille.
A travers une réalisation singulière, une mise en scène quasi théâtrale – puisqu’elle se déroule en un lieu et un moment unique -, ainsi que des cadrages serrés, il réussit, en outre, à nous plonger dans l’ambiance intimiste du film, comme si nous étions véritablement à table avec cette famille. Toutefois, il convient de mentionner que ce sont précisément ces aspects qui recèlent quelques imperfections. Par exemple, le timing du repas en lui-même, son déroulement, n’est pas toujours cohérent – encore à l’entrée, ils semblent être à table depuis plusieurs heures. De même, quelques uns de ces gros plans (surtout en mouvement) qui alternent avec des flous, sur un fond musical parfois trop présent, sont un peu fatigants. Quant au rythme, il est certes assez lent et l’ambiance un peu étrange, voire légèrement surréaliste par endroits, mais le réalisateur parvient à nous maintenir en haleine jusqu’à la fin, suspendus aux lèvres des protagonistes.
Stéphanie Ayache
D’ACCORD ? PAS D’ACCORD ?
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• Titre original : Préjudice• Réalisation: Antoine Cuypers
• Scénario: Antoine Cuypers & Antoine Wauters
• Acteurs principaux : Thomas Blanchard, Nathalie Baye, Arno Hintjens, Ariane Labed, Eric Caravaca, Cathy Min Jung,…
• Pays d’origine : Belgique, Luxembourg, Hollande
• Sortie : 3 février 2016
• Durée : 1h45
• Distributeur : Les Films du Losange
• Synopsis : Lors d’un repas de famille, Cédric, la trentaine, vivant toujours chez ses parents, apprend que sa sœur attend un enfant. Alors que tout le monde se réjouit de cette nouvelle, elle provoque chez lui un ressentiment qui va se transformer en fureur. Il tente alors d’établir, aux yeux des autres, le préjudice dont il se sent victime depuis toujours.
Entre non-dits et paranoïa, révolte et faux-semblants, jusqu’où une famille peut-elle aller pour préserver son équilibre ? [/column]
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