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[CRITIQUE] LES BIENHEUREUX

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Pour son premier long métrage film, LES BIENHEUREUX, la réalisatrice Sofia Djama explore les conséquences de la guerre civile qui a endeuillé l’Algérie de 1991 à 2002.

Certains films sont une porte d’entrée sur la dure réalité de l’histoire par la puissance des émotions qu’ils suscitent, la profondeur de l’analyse multiple qu’ils offrent au public et l’effort intellectuel de contextualisation qu’ils demandent au spectateur. LES BIENHEUREUX est indéniablement de ceux là.

La force du film, véritable plongée dans l’après-guerre civile, est de ne rien montrer de cette « Décennie Noire », mais de suggérer les dégâts de la tragédie à travers plusieurs personnages emblématiques. Ils représentent les différentes facettes de l’Algérie meurtrie. La réalisatrice fait ainsi partager au spectateur le quotidien et les interrogations du couple de notables formé par Samir (Sami Bouajila) et Amal (Nadia Kaci). Les deux amis étudiants de leur fils Fahim (Amine Lansari) évoluent aussi dans ce cercle:  Feriel (Lyna Khoudri) et Reda (Adam Bessa).

Sofia Djama, rencontrée au Festival International du Film d’Histoire de Pessac, s’est inspiré de sa nouvelle Un verre de trop, publiée il y a quelques années. Elle a d’ailleurs trouvé « très agréable de trahir formellement son propre objet littéraire » en inventant d’autres personnages, tels celui de Fahim ou du Commissaire de police. Les conversations avec sa famille ou ses amis de son âge et plus âgés lui ont permis d’alimenter les dialogues écrits d’une traite.

Photo du film LES BIENHEUREUX

Le contexte historique a son importance pour la réalisatrice. Elle situe LES BIENHEUREUX en 2008 à Alger, le jour de l’attentat de l’École de gendarmerie qui avait fait de nombreux morts. Elle montre les barrages, la ville en état d’urgence et l’insécurité qui y règne. Les grèves et les coupures d’électricité sont monnaie courante. En revendiquant un « film urbain, dans une ville qui enferme ses personnages comme dans une souricière et dont la topographie rythme la topographie intérieure de mes personnages », Sofia Djama rend aussi un magnifique hommage à la ville d’Alger. Les déambulations des personnages, de jour comme de nuit, reflètent en effet leurs doutes comme leurs certitudes. Chacun d’entre eux est à un moment clé de sa vie. Mais tous ne sont pas conscients qu’en un jour et une nuit, beaucoup de choses vont être remises en question.

Censé célébrer ses vingt années de mariage, le couple bat pourtant de l’aile. Samir et Amal se sont éloignés, comme cela arrive à de nombreux couples, mais en plus, pour eux, « la politique et l’histoire de leur pays sont entrées dans leur intimité ». Samir a des projets d’investissements dans une clinique privée, quand Amal, qui n’a plus d’espoir en son pays, rêve de donner une chance à son fils de poursuivre ses études en France. Fahim est comme ses deux amis: il écoute de la musique rock, fume des joints. Mais ils doivent faire avec les contrôles policiers permanents et les restrictions de liberté, notamment pour les femmes.

« LES BIENHEUREUX dresse un portrait puissant et émouvant de l’Algérie meurtrie par une guerre civile qui a eu de graves conséquences, y compris sur l’identité algérienne d’aujourdhui. »

Car LES BIENHEUREUX offre un versant ô combien résistant et féministe, notamment grâce au personnage de Feriel. Le film interroge aussi sur la quête de la spiritualité, grâce au personnage de Reda, dans ce monde dans lequel les fondamentalistes semblent prompts à se saisir du désœuvrement de la jeunesse et du vide culturel. La réalisatrice en profite d’ailleurs pour dénoncer les risques d’une « bigoterie, qui remplit la peur et l’angoisse de la société et institutionnalise, voire sacralise, l’ignorance ».

Il ressort de LES BIENHEUREUX une grande authenticité. Elle  provient d’abord du formidable jeu d’acteurs de Sami Bouajila et de Nadia Kaci, dont les échanges procurent d’intenses émotions. Mais aussi sans doute du fait que certains jeunes acteurs font leurs premiers pas à l’écran. La Mostra de Venise a ainsi décerné à Lyna Khoudri le Prix d’interprétation féminine de la Compétition Orizzonti. De même, l’Académie des César a présélectionné aux Révélations la jeune actrice, ainsi que Adam Bessa. Ce naturel est aussi renforcé par le basculement spontané et musical entre les deux langues employées: tantôt le français, tantôt le dialecte algérois. La réalisatrice a « beaucoup travaillé sur la phonétique et réparé certains accents en post-synchronisation ». Elle assume tout à fait le côté « United Maghreb » de son film, puisque Sami Bouajila est d’origine tunisienne et d’autres acteurs sont marocains ou algériens ne parlant pas le dialecte.

Photo du film LES BIENHEUREUX

Sofia Djama parvient très bien à tenir le spectateur en haleine jusqu’au bout. Pourtant, la réalisatrice ne livre volontairement pas d’emblée toutes les clés du passé, parfois tragique, de ses personnages. Elle préfère offrir au spectateur les pièces du puzzle au compte-goutte. Mais elle le trouble aussi avec des liens entre certains personnages insuffisamment explicites, tels ceux qui unissent Feriel et le Commissaire. C’est un peu frustrant, mais elle juge « suffisant de dire qu’il y a eu une guerre civile et de montrer des gens abîmés ». Elle espère ainsi que « même si des choses échappent au spectateur, il sera traversé par les émotions et pourra toujours s’y intéresser après avoir vu le film ».

Car LES BIENHEUREUX interroge subtilement sur la façon dont chacun survit et se reconstruit après une telle guerre. La peur diffuse n’est pas évoquée, mais pourtant respire par tous les pores de la peau des personnages. Le mot massacre n’est pas prononcé, mais pourtant omniprésent. Grâce à ses personnages forts, LES BIENHEUREUX dresse donc un portrait puissant et émouvant de l’Algérie meurtrie par une guerre civile qui a eu de graves conséquences, y compris sur l’identité algérienne d’aujourdhui.

Sylvie-Noëlle

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Titre original : Les Bienheureux
Réalisation : Sofia Djama
Scénario : Sofia Djama
Acteurs principaux : Sami Bouajila, Nadia Kaci, Lyna Khoudri, Adam Bessa
Date de sortie : 13 décembre 2017
Durée : 1h42min
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