a history of violence
© 2005 Metropolitan FilmExport

A HISTORY OF VIOLENCE, mauvais oeil – Analyse

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David Cronenberg est un réalisateur qui se fait malheureusement assez rare ces dernières années. Depuis le sublime Map to the star, seule l’écriture d’une série ravive l’espoir de revoir le créateur de La Mouche derrière une caméra. Amazon Prime offre la possibilité de se replonger ce mois-ci dans une de ses œuvres les plus complexe, A HISTORY OF VIOLENCE.

En racontant l’histoire d’un père de famille modèle rattrapé par un sombre passé, Cronenberg réinventait en 2005 la narration visuelle et conviait son spectateur à se plonger dans les méandres visuelles d’un cinéma où l’usage de la lumière devient le fil conducteur d’un scénario faussement classique.

La thématique de la rédemption mise à l’épreuve a été maintes fois abordée par Hollywood. Brian De Palma s’y essaye habilement avec l’Impasse au début des années 90, offrant au film de mafia une fin crépusculaire et Shakespearienne. Eastwood en fait de même avec Impitoyable pour le western, sorte d’apocalypse macabre pour un genre qui semblait pourtant atemporel. Au début des années 2000, la tendance à traiter du rêve américain déchu fait fureur. Si Sam Mendes se fait l’avocat des victimes de ce mirage aliénant dans American Beauty ou Les Noces Rebelles, il est curieux de voir David Cronenberg s’y intéresser également, lui qui n’a plus rien à prouver dans le domaine du fantastique ou de la science-fiction. Pourtant, sous ses airs de fable réaliste, A HISTORY OF VIOLENCE est une énigme visuelle complexe, un puzzle où chacune des pièces fait sens.

Tom Stall, père de famille modèle, gère un café dans une ville à son image, calme et aimante, sorte d’utopie pacifique. La violence sous-entendue par le titre s’y immisce pourtant, sous la forme de deux figures sauvages et véhémentes, animées par un mal des plus primaires. Lorsque l’archétype du père aimant, fonctionnaire imperfectible, se débarrasse avec une aisance déconcertante de ses tortionnaires, il endosse logiquement la figure du héros médiatisé, le bon samaritain au service de la communauté.

Mais son acte n’est pas sans conséquences : Tom porte désormais une épée de Damoclès imperceptible, symbolisée dans un premier temps par sa blessure au pied. Si le fait de le voir boiter suppose l’idée d’une bascule et d’un tiraillement, l’arrivée d’un homme dans son bar l’accusant de ne pas être celui qu’il prétend être l’atteste. La part d’ombre de Tom, déjà suggérée lors de l’affrontement initial, prend forme visuellement. Lorsque Fogarty, présence indicible et oppressante parfaitement jouée par Ed Harris, lui montre son œil endommagé, le film bascule dans une forme de fantastique effacé. Outre sa blessure au pied, Tom portera aussi des séquelles visuelles, une marque ténébreuse que Cronenberg insert dans le champ presque de manière invisible. Il est ainsi déconcertant dans l’une des séquences qui suit de voir que Tom Stall est lui aussi borgne, du même œil que son opposant :

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La tâche d’ombre introduite par un habile jeu de lumière sur son œil empêche de visualiser cette partie de son visage. Cette marque le suivra jusqu’à la scène finale et devient un fil conducteur scénaristique des plus intrigants. Quand Tom explique au policier qu’il n’est pas Joey Cusack et qu’il n’est jamais allé à Philadelphie, le spectateur est en droit de remettre en cause ses dires du fait que l’homme prenne, progressivement, l’apparence de ceux qu’il peine à repousser. Quand il endosse à nouveau son rôle de père pour expliquer à son fils l’inutilité de se battre ou de se faire justice soi-même, son œil droit est lui aussi effacé, prémonition implicite de la violence qui va survenir par le biais d’une gifle :

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Il laisse de nouveau place à Joey, tueur sans scrupule, lorsque Fogarty le convie à avancer vers lui, tenant son fils en otage. Alors qu’il se dirige vers la voiture sous les ordres de son ancien acolyte, on aperçoit encore une fois l’ombre s’ingérer sur son visage, allégorie de la disparition de Tom au profit de Joey :

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Ainsi, c’est dans la continuité de cette narration visuelle que Tom reconnaît être Joey. La ressemblance entre Viggo Mortensen et Ed Harris accentue cette impression de métamorphose. L’affiche américaine sous-entendait cette dualité imposée par le maniérisme de Cronenberg en cachant l’œil de Tom avec un revolver :

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Une frontière identitaire qui prend forme visuellement, avec d’un côté sa femme, dont le visage est toujours pleinement exposé à la lumière, et de l’autre, la partie gauche du visage de Tom, laissant voir Joey. La métamorphose, abordée notamment dans La Mouche ou Vidéodrome, est introduite ici implicitement par de subtils jeux de lumières, un usage réjouissant qui invite le spectateur à repenser chaque plan, chaque décor.

Cette quête vers la lumière se poursuit lors d’un dénouement qui a tout de l’épilogue d’une tragédie grecque. Tom ne peut lutter contre son destin : il redevient définitivement Joey lors d’une séquence érotique où sa femme l’accepte telle quel, laissant libre court à ses pulsions. Elle aussi en gardera des séquelles ; puisque suite à cet échange, elle sera également « marquée », sorte de miroir difforme opposé à la tendresse de la séquence de l’hôtel du début du film :

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Tom/Joey se dirige donc vers un meurtre fratricide inévitable. L’échange avec son frère confirme tout ce que la narration visuelle laissait penser : Richie y accuse explicitement Tom d’avoir succombé au rêve américain, en reniant sa part d’ombre. Pour se libérer de ses chimères, Tom /Joey élimine Ritchie dans un geste théâtral, parabole de sa métamorphose. Cependant, pour obtenir le pardon et s’affranchir des ténèbres qui le pourchassent, il en faudra davantage. Tom essaye d’effacer la marque sur son visage, avec l’eau du lac à l’aube d’un nouveau jour, allusion à cette potentielle nouvelle vie inaccessible :

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Un geste désespéré puisque pour retrouver la lumière, Tom se doit d’être accepté tel qu’il est par sa famille. C’est ce qu’illustre cette séquence finale, où le père, pilier essentiel du microcosme familial, s’installe de nouveau à table. Alors que son visage teinté d’obscurité n’ose regarder en direction de sa femme, Tom finit par lever les yeux vers elle, retrouvant enfin la lumière dans un dernier contre-champ iconique où l’on voit distinctement ses yeux. Il obtient finalement le pardon et s’accomplit en tant que Tom.

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Ainsi, la quête identitaire prend fin. Loin d’être explicite, c’est avant tout les mouvements, les échelles de plan et cette dualité dans les jeux d’ombre qui donnent à comprendre le film.

Outre cette narration en filigrane, il est jouissif de voir Cronenberg distiller des indices tout au long de son film. Suite à la blessure au pied de Tom, sa fille clame la nécessité d’acheter de nouvelles chaussures. Ce besoin légitime, métaphore de la volonté pour Tom de préserver cette vie stable, est mis en échec lorsque l’enfant se retrouve face à Fogarty, dans le centre commercial. On voit alors apparaître dans le champ un jouet avec deux monstres conduisant une voiture, un parallèle macabre et prémonitoire de l’intrusion des deux gangsters dans le jardin :

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Le film devient alors un labyrinthe sémiologique où Cronenberg dissimule des clés essentielles à la compréhension. Un second visionnage permet d’apprécier encore davantage cette œuvre hétéroclite et inquiétante, qui sous ses airs de tragédie classique, véhicule un discours singulier et déconcertant sur l’identité. Assurément du grand art.

Emeric

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