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L’ÉCLIPSE (1962), l’épreuve spatio-temporel au cinéma – Analyse

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Peut-être que L’ÉCLIPSE ne raconte rien et constitue ainsi le film du vide, pourtant le cinéma écliptique est plus que vertigineux. Que fait le cinéma écliptique ?

Le cinéma écliptique souffre puis s’ouvre. Il commence, à travers une sorte de mutisme, par creuser la rupture. Il se construit à l’aune de la crise intime entre deux personnages formant un couple épuisé qui n’a plus rien à (se) dire. « Pourquoi m’y forcer ? » a-t-elle dit. Le cinéma s’est fissuré. La femme n’a plus rien à faire avec l’homme. Peut-être une dislocation pesante à l’origine du vide qui remplit peu à peu le cinéma écliptique. L’ÉCLIPSE devient ainsi une lente déliaison insupportable. La parole au cinéma est morte – a-t-elle, cela dit, réellement vécu ? – et la voix se meut quand le cinéma prend le temps de s’ouvrir, de montrer sa fracture. Car la rupture initiale n’est pas montrée mais supposée. Y a-t-il vraiment eu un couple ? Il la suit, elle le fuit : l’homme cherche la femme. Il veut un corps. Il veut attraper sa voix. Mais elle n’est pas vraiment là. La quête est vaine. Il ne la verra jamais.

Le monde intra-filmique est en crise. Les scènes circassiennes de Bourse perturbent le film. Des bouches à oreilles, des appels téléphoniques, des cris inaudibles, des altercations muettes, des échanges criants. Ce sont des agrégats de bruits oxymoriques où les personnages se bousculent et bousculent l’image, si on peut encore parler de personnages. On ne comprend rien mais peu importe. Ces moments de transferts sont tout aussi bruyants que silencieux. Le silence est ici ce qui résiste à l’écran de cinéma. Il n’existe pas. « Je vous prie d’observer une minute de silence » et cela vaut cher (au cinéma). Le silence est dès le début transgressé car sa pesanteur est insupportable.

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Finalement, le cinéma écliptique assume son insuffisance. Autrement dit, il montre ses mystérieuses blessures. Il s’est ouvert la peau. Le cinéma écliptique ne cherche pas à expliquer l’étiologie de ses maux, ni à les soigner. Le cinéma est l’art en crise. Il saisit le déboîtement de l’illusoire plénitude des articulations. Ce qui part et ce qui reste, ce qui se meut et ce qui meut et ce qui ne se meut pas. Tout ça en même temps et pas exactement au même endroit.

En effet, le cinéma écliptique produit l’action-temps. Il donne de la matière au temps qui devient personnage jusqu’à ce que le film s’éteigne. Il oublie la portée narrative du récit cinématographique et fait ressentir le temps en lui donnant une image, ou plutôt une dynamique. On rencontre ainsi différentes locomotions (la marche, la voiture, l’avion entre autres), différentes vitesses, différentes trajectoires. Quoi qu’il en soit, le film avance sans cesse. Gilles Deleuze a associé L’ÉCLIPSE à « l’image-temps » qu’il oppose à « l’image-action », propre au cinéma classique. Certes, ce film a tué l’action humaine mais le temps agit plus que jamais. Il fait entendre l’action du temps et la sculpte autour de l’écran. Le spectateur éprouve le temps qui règne en maître de l’objectif à la projection. L’arrosage automatique crache de l’eau en continu et touche le paysage en lui conférant une nouvelle texture et en coulant le long de ses contours. Analogiquement, L’ÉCLIPSE projette le temps qui se meut inlassablement jusqu’à toucher le spectateur, ce qui lui permet d’en faire l’expérience. Le temps se fait matière et devient palpable. C’est une matière agissante et structurante dans le vide et le silence.

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Le cinéma écliptique met en scène Vittoria, ce personnage-cinéma original qui effleure et longe le tissu filmique. De ces confrontations se forme alors un contrepoint de cinéma. Pendant tout le film, on se demande qui elle est et il ne faut pas compter sur le film pour nous répondre. Elle n’est pas comme les autres. Elle est à part. « Vous bougez tout le temps. » L’ÉCLIPSE figure le pouvoir du cinéma par le biais de Vittoria, qui est en quelques sortes son allégorie. Car on n’apprend pas à la connaître. Mais on apprend à connaître. Vittoria erre. Elle ne dépasse jamais les limites. Ainsi par exemple elle n’entre pas dans le café. Elle entre en contrepoint avec l’image. Dès lors que Vittoria est à l’écran, elle se confronte à l’image et la structure. L’image plane et monodique est, avec Vittoria, épaisse et réflexive. Deux ensembles harmoniques évoluent parallèlement. Vittoria découvre le cinéma. Elle se déplace sur les voluptés de l’écran. Quelques moments de transgressions – la robe se déchirant ou Vittoria s’abîmant dans le cadre exotique – confirment la porosité de la frontière entre Vittoria et l’autre dimension du film, tout ce qui n’est pas Vittoria pour ainsi dire. Aussi étrange que cela puisse paraître, elle peut mouvoir à travers et par travers ses yeux. Son regard est une substance pensante, et provocatrice. Il donne de la corporéité à l’image plate et monotone. Cependant il ne faut pas qu’elle soit vue. Les films ne montrent pas ce qui filme au profit de ce qu’ils filment.

Le spectateur a pu enfin faire et voir une expérience proprement cinématographique au cinéma. Il a éprouvé l’espace et le temps et le son (ce qu’est le cinéma) dans cette crise cinématographique qu’est L’ÉCLIPSE. Que fait donc le cinéma écliptique ? Il donne à éprouver ses plus-que-présentes blessures, puis à travers ces entrebâillements il laisse agir le temps pendant que Vittoria module, forme et fait signifier les écrans.

Luna DELORGE

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