• Réalisation : Scott Derrickson
• Acteurs principaux : Benedict Cumberbatch, Chiwetel Ejiofor, Tilda Swinton
• Durée : 1h55min
Évacuons immédiatement notre avis sur le film lui-même.
Comme tout le monde, du moins comme « la presse« , nous n’avons rien vu d’original dans la structure scénaristique de DOCTOR STRANGE, racontant sans aucune prise de risques une classique origin story où un personnage de génial-égoïste-arrogant à la Tony Stark devient, avec l’acquisition du statut de super-héros, un « altruiste » capable de « sauver le monde ».
De grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités et cetera: on connait par cœur ce tube de l’été, et à défaut de nous surprendre il restera efficace. Nous ne reviendrons pas dessus car finalement, le film possède d’autres attributs passionnants à observer et disséquer comme par exemple cette imagerie qui ne semble s’imposer aucune limite – du moins autre que celle de ses influences. Nous tenterons donc de donner une explication à cette réussite artistique.
Nous nous intéresserons également aux démarches d’auteur à l’oeuvre derrière le film; celle de son réalisateur Scott Derrickson, et celle du MCU et par extension de son créateur Kevin Feige – président de [Disney] Marvel Studios. Nous extrapolerons à partir de là, leur impact sur la franchise, sur le public, sur ce film en particulier.
Sommaire de l’article
- Le MCU
- Kevin Feige
- inconvénients du MCU : l’overdose de films de supers
- inconvénients du MCU : la liberté des auteurs
- Scott Derrickson
- Influences de Doctor Strange : Interstellar (et Inception)
- Influences de Doctor Strange : Contact, de Robert Zemeckis
- conclusion
Pour rappel, le MCU ou Univers Cinématographique de Marvel, c’est le long programme de développement cinématographique de la franchise de comics Marvel, en plusieurs licences elles-mêmes interconnectées. Nous exclurons de la définition qui suit, les séries Netflix et ABC, dont nous parlerons ailleurs.
Le MCU est donc constitué de nombreux films (14 jusqu’ici, 9 à venir) consacrés chacun à un personnage précis: Iron Man, Hulk, Thor, Captain America, Les Gardiens de la Galaxie, Ant Man, Doctor Strange… Personnages évoluant autant aux confins de l’univers que sur notre bonne vieille terre; un fil rouge évolutif et maintenu hors-champ, les relie entre eux. Nick Fury & le Shield, Thanos, et actuellement les pierres d’Infinité. Ce MCU est divisé en phases – 3 jusqu’ici -, conclues ou entamées par un épisode cliffangher rassemblant les personnages précédemment développés contre un antagoniste commun (comme dans les Avengers) ou faisant converger différentes pistes scénaristiques (Civil War). De par cette définition, le MCU est à considérer comme une série TV sur grand écran, constituée de saisons, d’épisodes.
Le MCU, c’est en réalité une simple transposition de la formule de production et d’exploitation du comics, vers le cinéma.
En multipliant personnages, supers-pouvoirs et leurs symboliques, univers, possibilités scénaristiques et leur convergences, thématiques et sensibilités… les comics s’assuraient de toucher n’importe quel public via l’identification avec le lecteur. Comme l’explique Thomas dans son article sur Civil War, les problématiques inhérentes à l’adolescence confrontée à ses propres évolutions, à la maturité et au monde, trouvaient dans ce fabuleux média une illustration. En s’appuyant sur plusieurs décennies, plusieurs auteurs, la technologie et les évolutions du monde réel pour développer l’univers d’un même personnage (ou d’un ensemble de personnages), les comics exploitaient ainsi de par un travail formel sans cesse renouvelé, diverses thématiques – du simple combat manichéen à l’allégorie de notre société, en passant par la représentation d’une guerre, l’écologie, ou la politique. Le comics se proposait ainsi d’accompagner son lecteur à travers l’age adulte, par le biais du divertissement accessible, régulier, et multi-facettes.
Grâce à une mécanique parfaitement huilée, le comics est ainsi devenu un standard en termes de fabrication et d’exploitation d’icônes de la pop-culture.
En reprenant cette formule et en l’appliquant au septième art, Feige organise avec son MCU une réflexion sur cette pop-culture qui s’auto-alimente puis finit par se transcender, tout en redéfinissant les contours de l’industrie du divertissement. Était-ce conscient depuis le début ? le MCU a t-il toujours été pensé comme une INCROYABLE MACHINE À FRIC (plus de 10 milliards de recettes en 13 films – sans compter Doctor Strange) ? Les deux n’étant pas incompatibles, on gardera la théorie d’un Kevin Feige producteur-auteur omniscient au-delà du businessman cynique, qui comme Walt Disney, Kathlyn Kennedy (productrice de Spielberg et de ses nombreux rejetons) ou encore David Heyman (Harry Potter, Paddington, Les Animaux Fantastiques), a su placer toute sa confiance et son argent dans une inédite vision long-terme du cinéma, puis a cherché et réussi à lui donner une indéfectible cohérence d’ensemble – de celles qui, pour le meilleur et pour le pire, façonnent l’inconscient collectif.
Pour le pire, car évidement, le système d’exploitation sériel choisi par le MCU ainsi que la démarche d’auteur qui le définit, génèrent d’inévitables contreparties – aussi interconnectées que les films eux-mêmes.
Le rythme semestriel de sortie des longs-métrages par exemple.
Kevin Feige l’a immédiatement pensé comme nécessaire, pour littéralement empêcher le public d’oublier la franchise. Or, 8 ans et 14 films plus tard, ainsi qu’une toute nouvelle tendance de l’industrie cinématographique à développer des univers étendus (Warner et son DCU, 20th Century Fox et ses X-Men/Deadpool/4 fantastiques, Sony et ses Spider-Man), une saturation du marché de film de super-héros commence à poindre. Cette saturation influence ainsi les canaux de communication, submergés par le matériel promotionnel consacré aux produits Marvel et autres. Dans le cas du MCU par exemple, il y a en amont d’un film 3 mois de bandes-annonces et de promotion par les acteurs, un buzz critique et public à la sortie du film, et le commencement de la promo du film suivant en aval, ainsi que le début de la promotion de la sortie vidéo du film précédent – parfois les deux simultanément comme ICI.
Conséquences bipolaires de cette overdose: l‘opinion commence à en avoir marre de ces produits d’apparence interchangeable, tandis que le public se déplace en masse pour voir ces films qui avec l’expérience et la concurrence, deviennent toujours plus spectaculaires, efficaces, et aguicheurs;
l’opinion repère les signes d’essoufflement artistique à chaque nouvelle itération, tandis que l’engouement du public – positif ou négatif – est systématique.
Le système est lui même pris à son propre piège, se voyant obligé de rester dans cette zone d’accessibilité établie pour le public, lorsque l’opinion réclame des évolutions – toute sortie de route artistique trop prononcée se voyant sanctionnée, soit par une incompréhension critique et/ou publique, soit par de mauvais résultats au box-office.
Parlant d’ailleurs de qualités artistiques, le rythme bi-annuel (bientôt tri-annuel !) imposé par Feige entrave évidemment la liberté créative – réalisateurs et scénaristes étant obligés d’écrire un film puis de boucler pré-production, tournage et post-production en deux ans maximum, justifiant par gain de temps le recours au fameux « modèle Marvel », cahier des charges dans lequel il suffit en théorie de remplir des cases toutes faites, concernant personnages, situations, et enjeux. Si ce modèle est évidemment perceptible non seulement par la critique mais également par le public, c’est ici qu’intervient la nécessité de créer l’intérêt en proposant autre chose qu’une simple version 1.5 d’un film vu six mois plus tôt.
La solution à ce problème, c’est de faire intervenir des auteurs dans le MCU. Ce que l’on attend d’eux, c’est de puiser dans le long travail thématique et formel qu’ils ont développé tout au long de leur propre filmographie, pour donner leur personnalité aux différents personnages de la franchise.
Toutefois, si l’omniscience artistique de Feige sur son MCU garantit une cohérence d’ensemble assez folle ainsi qu’une indéniable accessibilité, il s’agit en outre, pour chaque réalisateur-auteur, de s’accommoder de cette matière noire absorbant une grande partie de leur travail et de leur personnalité – avec plus ou moins de succès. Certains comme Edgar Wright n’ont pas survécu au rouleau compresseur Feige, se faisant évincer d’un projet pourtant développé deux ans durant, pour « différents artistiques ». D’autres comme Patty Jenkins (Thor 2) et Ava Duvernay (Black Panther) n’en sont pas arrivés à ce stade d’implication, se rendant vite compte que délais + cahiers des charges Marvel limiteraient trop leur domaine d’expression. Kenneth Brannagh (Thor 1) et Josh Whedon (Avengers 1 & 2), n’ont quant à eux pas su gérer le délai de deux ans entre deux opus, le premier abandonnant Thor 2 durant sa phase de production, lorsque le second, pourtant auréolé du succès considérable d’un premier film à 1.5 milliard de $ de recettes, se vit contraint de livrer un sequel tronqué, dont l’ambition apparaît néanmoins dans le résultat final.
« L’omniscience artistique de Kevin Feige absorbe une grande partie du travail et de la personnalité des auteurs impliqués dans le MCU. »
Cela dit, tous les auteurs « survivants » ont apporté cet élément essentiel à l’image et à l’univers de chaque super-héros. Kenneth Brannagh, importa logiquement sa fascination pour les intrigues shakespeariennes ou pour les imageries kitsh, dans le monde de Thor, donnant par la même, sa prestance tragico-théâtrale au fameux Loki; Joe Johnston, rejeton de la génération Spielberg, donna vie à un personnage hautement empathique (Captain America), organisant en parallèle une réflexion assez méta sur la figure du super-héros, le pourquoi de leur existence, leur importance; Joss Whedon et sa gestion chorale d’intrigues & personnages complexes héritée de Buffy et Firefly, dynamitait la (première) réunion de supers, Shane Black et sa science du buddy-movie, de la punchline et du script retors faisait honneur à Robert Downey Jr. tout en massacrant l’univers d’Iron Man; Les frères Russo, seuls metteurs en scène du MCU à véritablement être tournés vers l’efficacité de l’action, convoquaient les 90’s (on pense beaucoup à McTiernan justement) avec ce que cela compte d’intrigues solides voire alambiquées, et d’action sèche et brutale; James Gunn apportait un esprit sale gosse mais inconséquent à la franchise avec ses Gardiens de la Galaxie, et l’on ne saura malheureusement jamais quel film génial aurait pu être le Ant-Man réalisé par Edgar Wright, sans doute lui-même trop enclin aux relectures modernes & personnelles de la pop-culture pour embrasser celles d’un autre auteur. Quant à Jon Favreau (Iron Man) et Louis Letterrier (Hulk), honnêtes « faiseurs » sans personnalité, ils se sont acquittés avec efficacité de la tâche d’amorcer le MCU grâce à d’excellents scripts.
Des profondes obsessions cinématographiques de tous ces auteurs, Feige n’a laissé surnager que le haut de l’iceberg; juste ce qu’il faut de prise de risque pour que le public se souvienne des qualités (ou même défauts) d’un épisode qu’il devra de toutes façons, oublier dès l’arrivée du suivant.
« Doctor Strange est ce genre de film dont le spectacle audio-visuel total justifie à lui seul d’être vu en salles, mais qui a beau être fantastique, n’en reste pas moins oubliable. »
Quant à Scott Derrickson, on espérait très fortement qu’il importe sa vision décalée du film de genre, à DOCTOR STRANGE… Car le bonhomme est tout de même responsable des excellents L’exorcisme d’Emily Rose et Sinister, dont la particularité était, comme chez Wright mais au premier degré et sans humour, d’être des relectures modernes et personnelles d’un genre, horrifique en l’occurrence. La singulière logique narrative (pour Emily Rose) et formelle (pour Sinister) de ses longs-métrages amenait ainsi le spectateur à s’interroger sur son propre rapport à l’image, tout en proposant les exactes mêmes émotions que l’on est en droit d’attendre de ce genre de film… Et c’est finalement exactement ce qu’il se passe, en relativement négatif, avec ce DOCTOR STRANGE;
À nouveau, Derrickson semble vouloir reprendre des éléments clés du genre (par genre, on entend ici : film de super-héros et blockbuster fantastique), et les remodeler pour mieux les transcender. Si l’on aurait préféré qu’il se consacre à une relecture des logiques scénaristiques et narratives du MCU, ce n’est pas le cas. Sans doute influencé par la démarche d’ensemble de Kevin Feige, DOCTOR STRANGE n’ « innove » que d’un point de vue formel, visuel pour être encore plus précis. Et cette « inventivité » repose selon nous, sur l’exploitation des idées de deux auteurs précis: Christopher Nolan, et Robert Zemeckis.
DOCTOR STRANGE reprend ainsi d’Inception, l’idée de villes modulables par la pensée, et exploite ce concept à 200% pour en faire le cœur des super-pouvoirs des protagonistes. En accédant à une dimension au delà de la notre, les personnages peuvent se servir d’un décor comme arme, ou comme défense. Toutefois, cette idée semble avoir une origine plus profonde, que nous choisirons d’expliciter via une autre référence également Nolan-ienne: Interstellar. À la fin de celui-ci, Nolan représentait à l’image, les irreprésentables concepts de variables temporelles ou gravitationnelles. Pour cela, il nous montrait un lieu ou cinq dimensions (temps, gravité, espace) coexistaient en trois dimensions. Si 2h40min ainsi qu’un script complexe ou l’émotion tenait une place immense étaient nécessaires à Interstellar pour rendre cinématographique cette théorie pourtant très mathématique, Derrickson en reprend dans DOCTOR STRANGE le fond et l’imagerie, sans jamais le justifier autrement que par un dialogue gloubiboulguesque ainsi que par notre propre capacité à puiser dans notre inconscient culturel et notamment les films de Nolan, pour expliquer ces dimension mystiques par delà notre conception du monde, dans lesquelles les héros et villains puisent leur puissance.
C’est ici que Contact, de Robert Zemeckis peut expliciter un peu plus encore, la démarche de Derrickson, et même l’imagerie folle mais si familière de DOCTOR STRANGE. Dans Contact, des indices disséminés durant tout le long-métrage indiquent que l’incroyable voyage dans l’espace que la protagoniste Ellie accomplira en fin de film (dont vous pourrez voir ICI les évidentes similitudes avec les délires visuels de DOCTOR STRANGE) peut tout à fait se voir comme une pure création de son imaginaire, nourrie par ses propres souvenirs et traumas. Ce qui est d’autant plus impressionnant puisque Zemeckis donne à ce voyage finalement assez spirituel, une forme cinématographique concrète, visuelle, sensorielle et extraordinaire, ressentie tant par nous que par l’héroïne, et passant par une imagerie réussissant à nous immerger malgré son aspect ouvertement numérique.
C’est exactement ce concept de remodelage de l’inconscient en un voyage-visuel-sensoriel-et-extraordinaire que Derrickson reprend, pour introduire à Stephen Strange ses propres possibilités super-héroïques. La différence étant que contrairement à Contact (ou Interstellar), les indices utilisés pour composer l’imagerie de ce voyage là ne se trouvent pas dans le film, mais dans notre propre mémoire collective. Archétypes (héros, villains), situations (conquérir le monde en le détruisant), objets (pierre d’infinité) et lieux (New York, Londres), éléments concrets, ont tous déjà été exploités dans le MCU, tandis que l’imagerie mystique utilisée pour déformer ces éléments concrets, convoque des effets d’optiques et concepts mythologiques déjà cinématographiquement vus ailleurs – ce qui nous ramène entre autres, à Christopher Nolan.
S’il y a bien sur d’autres références visuelles, ces deux là nous semblent être les plus frappantes. Là est en quelque sorte la personnalité du film, et où se trouve l’obsession d’auteur de Scott Derrickson: ré-assembler ces références, et les transcender. Si cela nous semble pertinent en soi, et si le résultat visuel est une d’une force absolument démente, il n’empêche que DOCTOR STRANGE, considéré sans aucune contextualisation, pêche à justifier narrativement ou à donner des enjeux à son « originalité », paraissant finalement fantastique, mais vain. De fil en aiguille, cette incapacité se répercute dans l’inscription du film pile poil dans le « moule Marvel » (ou « moule Kevin Feige », c’est selon), en reprenant les exacts codes de création du super-héros tels que nous les avons déjà vus 6 ou 7 fois rien que dans le MCU. Une simple critique en comparaison des nombreux points développés dans cet article, mais qui est finalement plus dommageable que l’ensemble des qualités du film, lorsque rapporté à l’ensemble de la production super-héroïque dont certaines ambitions scénaristiques comme celles de Civil War et Batman V Superman avaient surpris et convaincu… contrairement aux films eux-mêmes.
Si l’on était en droit d’attendre quelque chose d’exceptionnel, le contrat n’est rempli qu’à moitié: DOCTOR STRANGE est certes ce genre de rares films dont le spectacle audio-visuel est total et justifie à 100% le prix d’un billet de cinéma (comme par exemple Fury Road, Le Fils de Saul, The Revenant ou The Assassin récemment), mais son classicisme apparaîtra trop prononcé pour qui ne se sera intéressé aux démarches d’auteur à l’oeuvre derrière son existence.
En somme, un film fantastique ! Mais paradoxalement vain et oubliable.
Georgeslechameau
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