Dans LUTINE d’Isabelle Broué, il y a des vrais gens, des acteurs qui jouent des vrais gens, des acteurs qui jouent des acteurs et une réalisatrice qui joue une réalisatrice en train d’inventer son film. Vous me suivez ? Peu importe, LUTINE est un film où il faut lâcher prise et se laisser emporter par ce tourbillon introspectif et créatif qui oscille entre les différents genres et les différents niveaux de lecture. Un film hybride sur le polyamour réjouissant !
Une réalisatrice décide de faire un documentaire sur le polyamour et de se filmer en train de le faire. Le film devient dès lors un film dans le film où elle met en scène sa propre famille, son amoureux, des acteurs pour jouer son amoureux, des polyamoureux, un faux producteur, une fausse mère, une fausse avocate (Anne Benoit). Impossible de distinguer le vrai du faux, le réel de la fiction, le documentaire du film en devenir. Car LUTINE est avant tout un film sur l’acte créatif et est en cela aussi passionnant que très drôle.
Isabelle Broué dans ses recherches sur ce courant amoureux qu’est le polyamour a la bonne idée de tout filmer (ou de prétendre tout filmer). Filmer ses dialogues avec son amoureux, filmer ses questionnements, filmer son écriture en cours, filmer les coulisses d’un tournage home made. Le film joue sans cesse sur ce léger décalage entre le moment où elle réfléchit son propre film, l’inscrit dans son quotidien (elle filme dans son propre appartement) et le moment où elle rejoue ce qu’elle vient de vivre et le met en scène, l’écrit et l’interprète. Ainsi voit-on Isa parler avec son amoureux et lui demander s’il est d’accord pour paraitre à l’écran dans son film. Gael n’est pas d’accord à cause de sa femme (« ton ex femme » précise à chaque fois Isa) et de ses enfants. L’amoureux est donc interprété par un faux Gael (Mathieu Bisson) pour toutes ces scènes rejouées du « making of » du documentaire en cours mais également interprété par Philippe Rebbot en “vrai“ Gael pour les scènes écrites avec son personnage.
Ce brouillage identitaire entre l’incarné et l’incarnant donne lieu à une scène désopilante où Philippe Rebbot doit embrasser Agathe, une amie comédienne qui interprète une polyamoureuse et à qui Isa demande d’interpréter son propre rôle. « Donc là, je suis censée être Sophie l’amoureuse de ton ami Laurent ou ta copine comédienne ? En gros je joue ou je suis censée être moi ? ». Philippe Rebbot alias Gael, alias le copain comédien qui est censé être le vrai Gael ne comprend lui aussi plus rien. La scène est hilarante et montre combien il importe peu de démêler le vrai du faux tant cette prétendue complexité sert le propos du film qui est de tenter de définir le polyamour. Isabelle Broué butine entre les genres (documentaire et fiction), entre les hommes (faux Gael et vrai faux Gael) et en ressort la meilleure définition du polyamour : l’art d’aimer plusieurs personnes et de ne pas avoir à choisir. Pourquoi en effet devrions-nous aimer une seule personne ? Pourquoi devrions-nous interpréter un seul rôle ? De même les techniciens se superposent (Gael le vrai amoureux est censé filmer en alternance avec les vrais techniciens).
« Le cinéma, c’est comme la vie, on ne peut pas toujours tout prévoir. »
Isabelle Broué ne s’épargne pas dans cet autoportrait entre narcissisme (elle le dit elle-même) et autodérision. Elle se met en scène comme réalisatrice un peu fauchée qui n’a pas fait de film depuis bien longtemps malgré des débuts prometteurs et un passage par la FEMIS. On aperçoit d’ailleurs sa journaliste de sœur (Caroline Broué, animatrice de La grande table sur France Culture) qui se montre assez sceptique sur le film de son ainée et qui donne lieu plus tard à une scène d’interview fantasmée sur France Culture, les vrais personnages jouant donc aussi des scènes fictives. Elle met également en scène sa fausse mère qui ne comprend pas comment faire un film dans sa cuisine va l’aider dans sa carrière. Un discours qui sonnera plus vrai que nature pour tous ceux qui ont des parents inquiets (et un peu réacs).
Le documentaire surgit au milieu de ces scènes fictives entre making of et fausse fiction et LUTINE donne la parole à quelques polyamoureux dont la prêtresse du lutinage, Françoise Simpère. Les propos des témoins viennent bousculer la vie d’Isa qui voit son couple voler en éclat. Gael ne supporte pas la place que ce film a dans la vie de son amoureuse ni de la voir embrasser les faux acteurs qui incarnent son personnage. Il faut dire qu’Isa prend un malin plaisir à embrasser avec la langue ses partenaires. En même temps que la cinéaste interroge ce courant de liberté amoureuse, elle interroge sa propre conception de l’amour et n’hésite pas à la tordre ni à la remettre en question.
La réussite de ce processus (malgré quelques petites longueurs) tient en grande partie à cette liberté de ton et de filmage que s’accorde la réalisatrice et à sa façon cocasse et habile de contourner le système de production cinématographique (le film a été entièrement financé via une plateforme participative). En réinventant un certain cinéma, elle s’affranchit des codes pour mieux “jouer au monde“ comme elle aime le revendiquer sur son blog. LUTINE est pourtant très écrit et le fruit d’un travail collectif entre performance et fiction. « Pour produire un film, il faut l’écrire », lui dit Philippe Rebbot en faux producteur. Qu’à cela ne tienne, elle écrira au fur et à mesure de ce qu’elle vit dans ses recherches et dans son couple pour en extraire un OFNI (Objet filmique non identifié). En sortant des terrains battus, Isabelle Broué nous livre un film atypique et inclassable, libre et déjanté. Un film à butiner sans hésitation !
Anne Laure Farges
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• Réalisation : Isabelle Broué
• Scénario : Isabelle Broué
• Acteurs principaux : Isabelle Broué, Philippe Rebbot, Mathieu Bisson
• Date de sortie : 4 avril 2018
• Durée : 1h37min